Mariage hétérosexuel, mariage homosexuel, avec ou sans mari... Il y a plusieurs raisons de se marier et plusieurs manières d’aborder cette tradition, parfois mise à mal mais qui malgré tout perdure. Tour d’horizon.
«Je serais honorée que vous assistiez au mariage de Sunny Lee ou que vous vous y associiez par l’esprit.» Voici le beau faire-part doré sur tranche, en coréen et en anglais, qui m’est parvenu à Paris au début de cette année.
Un mariage en Corée est une grande affaire qui peut durer plusieurs jours, au terme de plusieurs mois de préparation. A Séoul, les cérémonies les plus opulentes se tiennent dans les salons de réception des grands hôtels de la ville et associent, dans un éclectisme qui définit ce pays si ancien et si contemporain, des rituels chamaniques, un peu de christianisme, une pincée de bouddhisme et une surabondance de K-pop. La K-pop, mi-rap, mi-rock, est à la musique populaire coréenne ce que le kimchi, chou pimenté et mariné, est à sa cuisine.
Mon amie Sunny Lee, fondatrice d’une start-up dans les relations publiques, comptant Samsung parmi ses clients, m’avait invité avec huit mois d’avance et envoyé un billet d’avion Paris-Séoul pour s’assurer de ma présence: les Sud-Coréens apprécient d’être reconnus de l’extérieur et la présence d’Européens à un mariage est aussi essentielle que celle de la prêtresse chamane et du groupe de K-pop. Ce que l’invitation de Sunny Lee ne mentionnait pas était le nom du conjoint, parce qu’il n’y aurait pas de conjoint: Sunny Lee se mariait seule, avec elle-même. Cette nouvelle coutume, made in Korea, progresse dans le pays et gagne le Japon voisin. On sait que les Sud-Coréens sont devenus des créateurs de modes.
«Comment divorce-t-on lorsqu’on n’est marié avec personne?»
Sunny Lee, diplômée de l’Université de Séoul, entrepreneur à succès, fêtée, médiatisée, fortunée, à l’âge de 40 ans, ne trouvait aucun mari à son goût, ni digne d’elle. Elle n’envisageait pas pour autant de renoncer au mariage, à la fête, à la convocation de sa famille, de ses amis, de ses clients. Par-dessus tout, elle tenait à la robe blanche, en dentelle, au voile de mousseline et à la photo qu’elle pourrait exposer comme un trophée chez elle comme dans ses bureaux. Le conjoint, au total, était l’élément le moins nécessaire à une fête joyeuse et réussie. Etranger de service, j’eus l’honneur, parce que venu de si loin pour la circonstance et étant un peu notoire dans les médias coréens, de trancher en tenant le poignet de Sunny le gigantesque gâteau de mariage en forme de tour Eiffel. Le pâtissier avait voulu rendre hommage à la France quelques jours après l’attentat qui avait endeuillé Paris. Français tout de même, je ne pus m’interdire quelques mots d’esprit inopportuns comme «Comment divorce-t-on lorsqu’on n’est marié avec personne?» ou «Comment fait-on chambre à part en cas de mésentente au sein du couple puisqu’on est seule?».
Cette tradition du mariage seul encore marginale va tout de même se développant, un rebondissement de plus, le plus récent à ma connaissance, dans la plus ancienne de toutes nos cérémonies. Il est loin le temps où le mariage unissait pour la vie un homme et une femme. Ce monomariage, qui s’ajoute donc au mariage hétéro et au mariage homo, révèle quelques tendances universelles qui, partout, affectent tous les mariages et modifient particulièrement le statut des femmes. Rappelons que dans les civilisations les plus anciennes, comme c’est encore le cas en Inde et en Afrique, l’épouse fait quasiment partie des meubles que l’on négocie entre familles.
Sunny Lee se situe aux antipodes exacts de cette tradition-là. On trouvera son histoire pittoresque, mais l’est-elle tant que cela? Dans l’ensemble du monde développé, il se trouve que les femmes désormais font des études plus longues que les hommes et obtiennent souvent de meilleurs résultats. Sortant de l’université à un âge où leur mère était déjà mariée, les femmes occidentales, du Japon et de Corée du Sud partent en quête d’un conjoint de plus en plus tard dans leur vie. Les statistiques sur le sujet montrent qu’en Europe comme aux Etats-Unis, plus une femme est éduquée, plus elle se mariera tard ou pas du tout. Car plus une femme avance en âge, en niveau d’études et en succès professionnel, plus elle va chercher un conjoint de statut au moins équivalent.
Sur un «second» marché
Mais plus elle attend, plus ses exigences augmentent et moins les maris potentiels sont nombreux ou disponibles: la plupart ont déjà une épouse, une femme plus jeune et moins éduquée qu’eux. La diplômée, cadre de 35 à 40 ans, se rabattra alors sur un «second» marché que l’on n’osera pas appeler celui de l’occasion; mais, de fait, dans le monde occidental, la femme de 40 ans va fréquemment épouser un homme divorcé, légèrement plus âgé qu’elle. A la lumière de cette évolution générale, Sunny Lee apparaît soudain comme plus précurseur que fantasque.
Mais ne sommes-nous pas là à esquiver le vrai grand débat, celui du mariage homosexuel? Venons-y. Non pour prendre une position qui n’engagerait que moi-même ni pour ajouter des arguments, car tout a déjà été dit et même son contraire. J’ajouterai quand même, au massif des controverses, deux observations plus générales. La première est que le monde, pas seulement les familles et les nations, est désormais divisé en deux parties irréductibles, celle où le mariage homosexuel est légal ou pourrait tôt ou tard le devenir – à peu près tout l’Occident à fondement chrétien – et l’autre partie où ce mariage homosexuel est inenvisageable, pour des raisons où la culture – le monde musulman – le dispute à l’autoritarisme politique – la Russie, la Chine. Là où le mariage homosexuel est hors de question, on fera observer que c’est moins le caractère sacré du mariage entre un homme et une femme qui interdit son évolution que la domination de l’homme sur la femme: l’islam autorise la polygamie et pour les Chinois, s’offrir une ou plusieurs concubines témoigne de leur prospérité. La géographie du mariage homosexuel tend à coïncider avec la libération des femmes et sa prohibition avec leur oppression. Ce qui ne doit pas surprendre: dans un cas, on accepte une évolution des rôles relatifs de l’homme et de femme; dans l’autre, on ne l’envisage pas.
Pourquoi est-ce que l’Etat s’en mêle?
A quoi j’ajouterai une seconde observation de caractère, disons, libéral: la légalisation du mariage homosexuel me paraît une demi-mesure. Des Parlements, des magistrats, des gouvernements ont cédé à la revendication du mariage homosexuel au nom de l’égalité des droits: les activistes américains ont identifié leur cause à celle des Noirs naguère opprimés, un nouveau combat pour les droits civils, argument imparable devant la Cour suprême des Etats-Unis. Mais ne devrait-on pas poursuivre le raisonnement et se demander pourquoi les Etats se mêlent du mariage? Le caractère public ou politique du mariage par l’Etat et ses représentants est un fait récent.
Dans les sociétés traditionnelles, à peu près universelles jusqu’au XIXe siècle, le mariage était un contrat spirituel sanctionné par un prêtre, un pasteur, un rabbin, un imam… ou/et un contrat de droit privé paraphé devant un notaire. Mes grands-parents, juifs de Galicie, furent mariés par un rabbin, ce qui ne les empêcha pas d’engendrer dix enfants; jamais il ne leur serait venu à l’esprit de s’adresser à un bureaucrate de leur empereur François-Joseph. C’est à mesure que nos sociétés se sont laïcisées et que les Etats ont entrepris de tout réglementer que le mariage est passé de la sphère privée à la sphère publique, du religieux au temporel. Il n’est pas inconcevable, les Etats ayant tendance aujourd’hui, en Occident du moins, à opérer un repli stratégique sur leurs fonctions essentielles, que le mariage s’en retourne à ses origines: un contrat ou pas, entre adultes consentants, sanctionné ou non par des autorités religieuses librement choisies.
Mais aussi, le charivari autour du mariage tend à occulter l’essentiel: l’humanité globalement persiste à se marier de la façon la plus traditionnelle qui soit, un homme et une femme; l’immense majorité de ces mariages est stable, sans tromperie et pour la vie. L’infidélité, le divorce et l’union libre font de meilleurs livres et de meilleurs films: comme l’a écrit Léon Tolstoï, les familles heureuses se ressemblent toutes, les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon. Un couple heureux est un train qui arrive à l’heure: ce n’est ni une information ni une couverture. Tandis que dans les marges on s’agite et cette agitation est vraiment intéressante.
Ainsi, aux Etats-Unis, depuis que le mariage homosexuel est légal, il n’est question dans les médias que des droits trop souvent bafoués… des transsexuels. Il n’empêche que ces controverses n’affectent jamais que des minorités. Plus ennuyeux encore, à en croire les statistiques, il semble qu’en Europe et aux Etats-Unis, l’infidélité stagne en dessous de 15%, que l’union libre recule et que le nombre de divorces diminue, en particulier dans les couples les plus éduqués. Et, à bien y réfléchir, même Sunny Lee est favorable au mariage, fût-il d’elle avec elle-même.