Richard Werly
Nommé ministre de l’Economie fin août 2014, ce technocrate de haut vol et ancien banquier d’affaires a compris que, dans l’Hexagone en panne économique, l’offre et la demande échappent de plus en plus à l’Etat. Mais que, pour les Français comme pour sa carrière, la puissance publique demeure incontournable.
Martine Aubry est sans doute l’une des rares personnalités politiques françaises à ne pas avoir succombé à ses charmes. Et à le dire. «Ras-le-bol, Macron!» a-t-elle tonné en septembre 2015, alors que la loi portant le nom du nouveau ministre français de l’Economie commençait à entrer en vigueur. Libéralisation des lignes d’autobus et de l’ouverture des grands magasins le dimanche, timide réforme des indemnités de licenciement qui seront désormais plafonnées, zeste de social-libéralisme dans une économie hexagonale anémiée, en panne chronique de croissance… Le texte méritait-il pareille colère alors que 44% des Français se disent «favorables» à Emmanuel Macron, désormais cinquième personnalité politique la plus populaire dans le baromètre Ipsos/Le Point? Tenter de répondre à cette question, à l’heure de conclure cette année 2015 riche en convulsions françaises, est la meilleure manière de comprendre cette «brèche Macron» qui, au fil des mois, s’est imposée à la fois comme la preuve des changements à l’œuvre en France et des difficultés à y accoucher de réformes de grande ampleur.
Martine Aubry, 65 ans, est, on le sait, la fille de Jacques Delors, l’ancien président de la Commission européenne (1985-1995), artisan du marché unique et proche du centre gauche, avec lequel la Suisse dut négocier l’après-votation de décembre 1992 et les bilatérales avec l’Union européenne. L’intéressée en a hérité le tempérament ombrageux et la tendance, disent ses détracteurs, à ériger le chantage en méthode de négociation. Son ras-le-bol affiché d’Emmanuel Macron est pourtant bien plus qu’un coup de gueule médiatique. Bien plus révélateur, surtout, que les diatribes lancées à l’encontre de ce dernier par la droite (opposition oblige) ou la gauche radicale…
Un PS français miné de l’intérieur
Plus socialiste que son père, dont l’engagement catholique tempérait les ardeurs, l’élue lilloise a compris que le bientôt quadragénaire – il est né en 1977 – Emmanuel Macron incarne tout ce qu’elle redoute pour un PS français miné de l’intérieur par la modernité sociale et l’«ubérisation» de l’économie qui fait de chaque individu un entrepreneur potentiel: l’abandon des classes populaires sédentaires au profit des classes moyennes boboïsées et nomades, l’obsession de la communication millimétrée servie par une maestria intellectuelle incontestable, et l’infiltration de la puissance publique par le monde de la finance et des nouvelles technologies, au détriment de l’industrie. «Jacques Delors a longtemps été syndicaliste avant de servir le gaulliste Jacques Chaban-Delmas, puis de répondre à l’appel de François Mitterrand en 1981. Le peuple, la vision de la société, l’Europe, tout cela allait de pair, et sa fille représente, avec son caractère difficile, cette vision cohérente», nous expliquait au Congrès du PS français de Poitiers, en juin 2015, l’historien et patron de la Revue socialiste Alain Bergounioux.
Brièvement socialiste
Changement de paradigme radical pour le ministre appelé au gouvernement par François Hollande et son premier ministre, Manuel Valls, pour remplacer le tonitruant et frondeur Arnaud Montebourg, fin août 2014. Son prédécesseur, qui avait, en 2012, exigé le titre de «ministre du Redressement productif», raisonnait peu ou prou comme Aubry, à partir de l’Etat et du traditionnel modèle hexagonal. Emmanuel Macron, lui, se revendique comme «social-libéral» et n’a été brièvement membre du PS que deux ans, dans les années 2000, lorsque le parti draguait les nouveaux militants avec des cotisations au rabais à 20 euros. Montebourg l’avocat s’était distingué dès son entrée en fonctions par sa promesse de maintenir envers et contre tout les hauts-fourneaux du site sidérurgique d’Hayange (Lorraine) menacés de fermeture par le géant ArcelorMittal. Macron, le haut fonctionnaire passé par la banque d’affaires, a, lui, commencé son mandat à Bercy par une gaffe en déplorant, devant les députés, le fait qu’une partie des employées d’une entreprise bretonne en redressement soient «illettrées». Malaise et changement complet de registre. Les meilleurs partenaires du nouveau ministre ne sont pas les industriels, avec lesquels il s’entend plutôt mal, mais les patrons de start-up propices aux contes de fées capitalistes, comme le titan européen du covoiturage BlaBlaCar. Son projet fétiche est sa future loi sur l’économie numérique. «Les légitimités d’Emmanuel sont multiples», avertit Marc Endeweld, auteur du très bon livre récemment paru L’ambigu Monsieur Macron (Ed. Flammarion).
L’opposition Aubry-Macron n’est pas seulement une question de génération. Le livre révèle quelques secrets de ce ministre devenu coutumier de provocations calculées sur le statut des fonctionnaires, ou le besoin de libéraliser davantage l’économie française, et rapidement promu «étoile montante» de la politique française par la presse internationale. D’un côté, le PS hexagonal traditionnel, arrimé à une vision étatiste du pouvoir et de l’économie en raison d’un axiome simple jusque-là: impossible de gagner électoralement une présidentielle ou des législatives sans l’union de la gauche, donc l’appui des anciens communistes et des écologistes. La politique d’abord, l’économie ensuite. L’école Mitterrand, parvenu ainsi au pouvoir en 1981 après l’échec de deux candidatures présidentielles, en 1965 et 1974. Puis le théorème Jospin qui, en 1997-2002, tenta de réinventer la gauche plurielle, façonna pour cela les 35 heures de travail hebdomadaire et sombra après sa défaite au premier tour face au Front national. De l’autre, version Macron, un socialisme redéfini en progressisme, défini par la conviction que la société, prise dans l’étau de l’offre et de la demande mondiale, ne peut plus être façonnée, mais qu’elle peut encore être infléchie. Oubliés les plans rigides tombés d’en haut. Vive les décisions «horizontales» pragmatiques pour séduire un électorat centriste devenu le graal de l’accession au pouvoir.
Prodige de province
L’itinéraire du ministre coqueluche du Tout-Paris résume bien cette posture. Nous sommes en 2004: Emmanuel Macron, prodige provincial (il est le fils d’un couple de médecins d’Amiens, en Picardie) monté à Paris terminer sa scolarité secondaire au très prestigieux Lycée Henri-IV, achève ses deux années à l’Ecole nationale d’administration (ENA), entre la capitale et Strasbourg, son siège officiel. C’est au sortir de cette institution, machine à cloner les futurs dirigeants français dans un moule identique, puis à les répartir à la tête des entreprises, de la diplomatie, de l’administration et des agences publiques, que les énarques prennent souvent les quelques décisions qui feront leur avenir. Equipés pour plonger dans le grand bain du pouvoir hexagonal, il leur faut des parrains, un carnet d’adresses, une «couleur politique» qui, par la suite, assurera leur progression à droite ou à gauche. Bref, chaque énarque, surtout s’il est dans la botte (parmi les mieux classés), sculpte sa vie future en deux ou trois coups de burin: stages, missions, premières affectations.
Emmanuel Macron n’y échappe pas. Il est, en 2004, proche de Jean-Pierre Chevènement, l’ancien ministre souverainiste du PS en partie responsable de la défaite de Jospin aux présidentielles deux ans plus tôt. Le «Che» lui plaît par sa capacité de réflexion et sa volonté d’agir. Par son culte de la dissidence aussi, lui qui claqua la porte du gouvernement sous Mitterrand en 1991, en opposition à la première guerre d’Irak, puis en 2000, sous Jospin, pour protester contre le nouveau statut de la Corse. Réfléchir et affronter: cette personnalité duale correspond à celle du jeune énarque. Lequel prendra vite ses distances pour rejoindre, sitôt diplômé, l’Inspection générale des finances, un des corps d’élite les plus influents de la fonction publique. Cap sur les deux terreaux qui font une grande carrière: l’international, lors d’un stage au sein de l’ambassade de France au Nigeria, puis la province, à la préfecture de l’Oise, dans sa région picarde d’origine.
Continuons la liste à l’envers, en égrenant ce qu’Emmanuel Macron n’a pas fait avant d’entrer en politique via l’Elysée, où François Hollande l’appelle en 2012 pour exercer les fonctions de secrétaire général adjoint. Le ministre français, sorti dans les tout premiers d’une des rares promotions sans classement, la promotion Léopold Sédar Senghor, n’a jamais œuvré dans une entreprise industrielle. Il n’a pas cherché d’affectation européenne, préférant l’Afrique au Vieux Continent. Il chérit la philosophie (il a assisté Paul Ricœur) bien plus que l’histoire. Il n’a pas d’appréhension vis-à-vis de l’argent ou de la fortune, au point d’intégrer la Banque Rothschild de 2008 à 2012, et de percevoir une superbe commission sur le rachat de Pfizer Nutrition par Nestlé. Il aime, enfin, en bon fils prodigue, faire son nid dans celui de quelques aînés. Deux de ceux qui l’ont couvé disent son tempérament, car ils partagent comme lui le goût des affaires globales, bien avant le social local: Jacques Attali, avec lequel il travailla dans la commission chargée par Nicolas Sarkozy d’imaginer des réformes pour la France en 2007, et Alain Minc, le financier libéral qui conseille le Tout-Paris en continuant de jouer au moins deux heures par jour au tennis. Même hygiène de vie stricte, l’œil rivé sur les kilos et la santé. Même goût pour l’écriture et les grands concepts philosophiques. Peu d’histoires de femmes dans les placards. Affûté. Eclairé. Connecté.
Une épouse plus âgée
Les femmes. Le look. Dans sa passionnante enquête sur l’ambigu Monsieur Macron, le journaliste économique Marc Endeweld raconte dans le détail la rencontre qui fait tant jaser et nourrit tant d’interrogations: celle survenue, alors qu’il était en classe de première à Amiens, entre Emmanuel Macron, alors âgé de 17 ans, et sa professeure de français, Brigitte Trogneux, 36 ans et trois enfants. Leur mariage survient en 2007. Lui, déjà sanglé dans ses costumes cintrés de golden boy de la finance, cheveux bien coiffés, mise toujours soignée, sourire télégénique. Elle, blonde avenante à l’allure de Jane Fonda, qui retient le poids des années par une belle condition physique. Ce qui les lie? Le goût des élèves et de l’enseignement, disent en chœur leurs proches, insistant sur cette fibre «sociale» commune. Mais aussi cette capacité à demeurer à cheval entre deux univers, à rompre sans jamais larguer les amarres, à tanguer sur le fil. Brigitte Trogneux, issue d’une grande famille bourgeoise de Picardie, a pris le risque d’affronter les siens en choisissant un homme brillant de vingt ans son cadet. Emmanuel Macron, résolument séducteur, un tantinet maniéré, entouré d’une cour de collaboratrices, se tient, lui, à cheval entre la politique et les affaires, entre le cirque médiatique et son injonction envers les médias, priés de respecter sa vie privée. La loi de l’offre et de la demande sentimentale. La fibre libérale de celui qui prend plaisir à transgresser les codes sans jamais les jeter aux orties. Pas étonnant que le ministre ait, un temps, songé à enseigner à la London School of Economics qui lui faisait, paraît-il, les yeux doux. Etre à la fois l’homme d’une caste et celui qui s’en affranchit: quite usual au Royaume-Uni.
Passionné par la Californie
Le «social-libéral» Emmanuel Macron est un animal politique gaulois du genre mutant. Bien moins mondialisé qu’il n’y paraît (on lui connaît surtout, hors de son agenda officiel, une passion pour la Californie), peu confiant dans la capacité actuelle de l’Etat à réguler (l’ancien premier ministre socialiste Michel Rocard, qui lui mit aussi le pied à l’étrier, ne décolère pas d’un tel abandon), toujours tenté de surfer malgré sa grande culture (un autre de ses mentors, l’homme d’affaires octogénaire Henry Hermand, le met constamment en garde contre le risque de trop communiquer et de se perdre dans le miroir cathodique), populaire par ses goûts (il adore les chansons de variété française des années 70), mais absolument élitiste parisianiste par ses fréquentations et ses manières. A qui, dès lors, le comparer? «Le pire est qu’il est le pur produit d’une époque à laquelle il semble ne pas vouloir complètement appartenir. A bien des égards, il rappelle justement les années 70, genre Giscard d’Estaing», reconnaît une de ses anciennes collaboratrices. Un jeune entrepreneur qui a été reçu à Bercy: «Il aime plastronner à New York ou à San Francisco avec les Français de la Silicon Valley, mais il adore surtout les ors de la République. Il veut rompre sans s’arracher.» Un problème qui est, ni plus ni moins, celui de la France. «Le problème est que, dans ce pays, on ne peut toujours pas se dire libéral et l’assumer, note la journaliste politique Michèle Cotta. Le risque pour Macron, s’il se risque vraiment en politique et à se faire élire, c’est de finir comme le président incompris que fut Giscard: celui qui a tout pigé de son époque mais qui finit par lasser les Français, de toute façon peu amateurs de chiffres, d’économie et de réussite.»
Pour juger de la crédibilité du ministre de l’Economie et de sa volonté de moderniser la France, le plus compétent est peut-être Carlos Ghosn, l’inamovible PDG de Renault, promu icône globale depuis son passage à la tête du constructeur automobile japonais Nissan, au début des années 2000. Ces deux-là, pour faire simple, ne se supportent pas. Industriel dans l’âme, passionné d’automobile, ingénieur et calculateur (diplômé de Polytechnique et de l’Ecole des Mines), le Franco-Brésilien d’origine libanaise aime construire, déconstruire, reconstruire. Il a depuis longtemps compris que la France est encore une marque, plus une puissance. Il veut garder Nissan hors de l’orbite toujours étatique de Renault. Il ne raisonne qu’en manager-actionnaire, dont le destin est synonyme de création de valeur et, surtout, de compréhension de l’avenir, d’où son engagement pour les voitures électriques et la production des batteries qui permettront de les faire rouler longtemps.
Le goût des intrigues
Emmanuel Macron, qui s’est rudement affronté ces dernières semaines à «Ghosn-san», comme ce dernier est surnommé au Japon, voit les choses exactement à l’envers. Tout n’est, pour lui, que flux, tendances, occasions. C’est pour cela que son passage chez Rothschild fut un succès. Le ministre, sans être juriste, a l’âme d’un avocat, l’obsession du bon réseau, le goût des intrigues aussi, gardant parfois de discrètes relations avec les adversaires de ceux qu’il conseille officiellement, comme ce fut le cas avec Alain Minc, alors qu’il soutenait les salariés du journal en lutte contre ce dernier lors des discussions sur l’ouverture du capital.
Carlos Ghosn, d’ailleurs, aurait sans doute pu faire un très bon ministre de l’Economie d’une France résolue à plonger dans le grand bain de la mondialisation. Sauf que l’infatigable ingénieur globe-trotteur, qui assume sans ciller son faramineux salaire de 10 millions d’euros par an, aiguisé comme une lame de sabre nippon, est par définition une exception hexagonale. Or, le destin de la France, y compris à Bercy, où le vétéran ministre des Finances Michel Sapin s’énerve de la popularité médiatique de son voisin d’étage, continue de se jouer dans les couloirs du pouvoir, au gré d’amitiés et de renvois d’ascenseurs plus que de résultats sonnants et trébuchants. Le «social-libéral» Emmanuel Macron, ou le funambule politique de la loi du marché. En équilibre entre la nécessaire modernisation de l’Etat et l’absolu besoin d’oxygène économique réclamé par les entreprises, dont il vante sans cesse les mérites. Avec, sous ses pieds, le volcan d’une France toujours minée par la colère et l’angoisse, exprimées dans le vote massif pour le Front national aux dernières régionales.