Comme la Suisse, la Suède souffre d’une économie trop saine par rapport à celle de la zone euro. Et, toujours comme la Suisse, elle a instauré des taux négatifs pour se protéger. Mais, contrairement à notre pays, elle a su redynamiser sa croissance, en appliquant des outils très différents.
Rien de plus facile, pour Florian Sascha Benes, que de trouver la maison de ses rêves: il lui suffit de consulter sur son téléphone portable l’application Hemnet. Elle montre une carte où s’affiche chaque objet à vendre, du cabanon de pêche à l’extrême nord de la Laponie à l’appartement branché avec terrasse en vieille ville de Stockholm. Photos, description et prix à l’appui.
Le jeune chercheur se confronte cependant à un problème. «Se loger devient excessivement cher. De plus, les conditions pour obtenir un prêt hypothécaire se sont durcies», regrette le géographe. A l’orée de la trentaine, il resterait volontiers dans la capitale suédoise, où il s’est établi avec son épouse et où la vie culturelle est trépidante. Mais rien qu’un trois-pièces de 90 m2 en banlieue coûte 440 000 francs, un montant considérable, sachant qu’un salarié ne touche en moyenne que 2330 francs par mois, une fois les impôts acquittés.
Florian Sascha Benes pourrait aussi s’installer à quelques centaines de kilomètres de la ville, en pleine campagne. Pour le même prix, il aurait la possibilité de s’offrir une adorable petite maison de bois peinte en rouge, entourée d’un vaste jardin, de profondes forêts de sapins, avec vue sur un beau lac paisible.
Pressions de l’euro faible
La Suède vit une explosion des prix du logement, un phénomène qui affecte tout particulièrement ses grandes villes. Ils ont augmenté de 47% ces dix dernières années, l’une des plus fortes progressions dans les pays développés, selon The Economist (en Suisse, la hausse est de 38% en moyenne).
La faute à une démographie galopante. La population a augmenté de près de 8% ces quinze dernières années, pour atteindre 9,7 millions d’habitants (8,2 millions en Suisse). Le royaume s’apprête à accueillir 190 000 migrants cette année, six fois plus que la Confédération, après en avoir reçu 127 000 en 2014! La faute encore à une économie qui avance tambour battant et affiche un taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) de 3% par an. La faute, surtout, à l’extraordinaire pression déstabilisatrice qu’exerce la crise européenne sur le royaume scandinave.
Comme en Suisse, cette pression fait monter le cours de la couronne suédoise, pourtant une monnaie faible, par rapport à la devise européenne. Et, comme en Suisse, les Suédois en subissent les conséquences: leurs produits exportés dans le reste de l’Union européenne deviennent moins compétitifs, tandis que la diminution des prix des biens et services importés de l’UE dans le royaume abaisse l’inflation, pourtant déjà proche de zéro.
«Les problèmes européens nous posent des défis toute-fois moins extrêmes qu’à la Suisse», expose Anna Breman, économiste chez Swedbank, quatrième banque commerciale du pays. Mais ils nous touchent tout de même durement.» La Suède a, elle aussi, refusé d’adhérer à l’euro, et s’en est longtemps réjouie. Aujourd’hui, elle tente de faire son chemin dans la tempête. Pour y parvenir, la Riksbank, sa banque centrale, a réagi de la même manière que la Banque nationale suisse: elle a introduit le taux d’intérêt négatif, en décembre 2014, et charge désormais 0,35% sur les fonds déposés chez elle par les banques commerciales. Par conséquent, chaque particulier peut emprunter, en Suède comme en Suisse, à des coûts historiquement bas.
Argent facile
Pour le reste, la réponse suédoise est très différente de la suisse. Plutôt que de fixer un cours plancher entre la couronne et l’euro, comme l’avait fait la BNS en 2011, elle imprime de la monnaie, suivant ainsi l’exemple donné par la Banque centrale européenne (BCE). La Riksbank achète des obligations émises par le gouvernement central suédois et fait circuler, en contrepartie, des liquidités supplémentaires dans le pays.
Cet assouplissement quantitatif a débuté modestement en février 2015. Puis il est devenu de plus en plus massif et correspond aujourd’hui à 5% du produit intérieur brut. «Cette création monétaire est considérable. Mais elle demeure deux fois moindre proportionnellement à celle de la BCE», nuance Anna Breman. Les Suédois réussissent-ils à stabiliser le cours de leur monnaie face à l’euro? Leur objectif n’est pas là. Du moins, officiellement.
Cecilia Skingsley est vice-gouverneur de la Riksbank, dont l’immeuble cubique trône au cœur de la capitale. Son bureau n’est séparé que de quelques pas de la salle où se prennent, à intervalles périodiques, les décisions de politique monétaire. Cette femme de taille élancée affirme d’une voix assurée: «Toute référence à un taux de change fixe entre la couronne et une autre monnaie a disparu du mandat de notre banque centrale depuis 1992. Notre seul objectif est la stabilité des prix. Nous visons un taux d’inflation de 2% en moyenne annuelle. Or, nous sommes très en dessous, presque à zéro.»
Rien de particulier à cette inquiétude, car l’obsession de l’inflation est dans les gènes de toute banque centrale. Mais, en Suède, cette question prend une tournure particulière, car la hausse des prix des biens de consommation sert de base aux négociations sur les augmentations de salaires entre organisations patronales et syndicats. Or, si la phase de renchérissement zéro perdure, les premiers perdants seront les salariés. Jonas Frycklund, économiste chez Svenskt Näringsliv, l’équivalent suédois d’Economiesuisse, prévient: «Les entreprises ne voudront pas relever les salaires, car elles penseront que l’inflation a durablement disparu.»
«Raisons politiques»
Un assouplissement quantitatif a une autre conséquence: il fait baisser la valeur de la monnaie par rapport aux autres. Par exemple, le dollar avait reculé après les injections massives de liquidités par la Fed entre 2009 et 2013. Idem pour l’euro avec les mesures similaires de la BCE dès le début de 2015. Pourquoi en irait-il autrement en Suède? C’est ce que reconnaît Cecilia Skingsley: «Après s’être appréciée face à la monnaie ces dernières années, la couronne s’est stabilisée entre 9,1 et 9,6 couronnes pour un euro.»
Il faut moins de cinq minutes de marche pour se rendre du cube noir de la Riksbank à l’immeuble gris et anonyme abritant le Ministère des finances. Où Karolina Ekholm, secrétaire d’Etat chargé de la politique économique, relève que «le taux de change de la monnaie nationale avec les autres devises est d’une très grande importance, en particulier pour une petite économie très ouverte comme celle de la Suède».
Dans les banques commerciales, on enfonce encore le clou. Elisabet Kopelman, responsable de la recherche économique de SEB, troisième établissement bancaire du pays, jure que «la question du change joue un rôle croissant dans les décisions de la Riksbank». Heureusement, car l’industrie suédoise souffre. «La production manufacturière a reculé de 20% depuis le début de la crise, alors que celle de la Finlande, dont la structure est similaire à la nôtre mais qui est intégrée dans la zone euro, s’est plus ou moins maintenue», ajoute Anna Breman. Aussi n’est-il guère étonnant que la Confédération des entreprises suédoises se dise «très contente» des choix de la Riksbank, selon Jonas Frycklund. Les firmes peuvent donc continuer d’exporter en zone euro sans subir les désavantages d’une monnaie trop forte, au contraire de leurs concurrentes suisses.
Prêts par SMS
Les Suédois ne feraient ainsi que défendre la compétitivité de leur économie dans la guerre des monnaies qui fait rage depuis l’éclatement de la crise financière. Mais ils ne veulent surtout pas le dire. «Pour des raisons politiques», admet ainsi Jesper Hansson, du Konjunkturinstitutet. «Ils cherchent à ne pas froisser leurs partenaires de l’Union européenne en intervenant directement sur les taux de change», poursuit l’expert. Ces derniers n’ont pas oublié le rejet, en 2003, par référendum d’une adhésion de la Suède à la zone euro.
Mais «notre politique monétaire expansive a un coût», reconnaît Cecilia Skingsley. Ce prix, c’est la furie d’endettement qui semble avoir saisi les Suédois: voitures, électroménager, ameublement, immobilier. Tout est bon pour emprunter. Tout pousse à emprunter, à commencer par une publicité envahissante à la TV, encourageant même les jeux de casino.
L’argent est là, pas cher, les taux d’intérêt étant à presque zéro. Et il est facile à obtenir: il suffit de remplir un formulaire sur l’internet pour contracter une hypothèque. Ou effectuer un simple SMS pour décrocher un petit crédit! Or, quand le crédit est facile, on achète beaucoup, et les prix montent. Surtout ceux du logement. D’où les difficultés de Florian Sascha Benes pour trouver la maison de ses rêves sans se ruiner. Et encore, ce n’est que le début de la face sombre.
La nuit tombe tôt à Stockholm en ce mois de novembre. A 15 h 30, il fait déjà noir. Une pluie glaçante succède à de furtives éclaircies. La neige viendra plus tard. Les Suédois ont beau être des habitués de l’hiver, leur humeur est maussade. Ils sentent bien que la situation n’est pas saine, en dépit de la bonne santé économique de leur pays. Prudents, ils mettent alors de l’argent de côté. Tout le contraire des vœux de leur banque centrale, qui rêve de les voir intensifier leurs dépenses pour provoquer la hausse des prix qu’elle appelle de ses vœux.
Anna Breman analyse: «Les Suédois épargnent car ils anticipent une remontée des taux d’intérêt, ce qui renchérira leurs emprunts hypothécaires. Ils prévoient aussi des hausses d’impôts pour faire face aux coûts de l’accueil des migrants.» Enfin, ils réagissent au durcissement des conditions d’accès au crédit imposé par les autorités ces deux dernières années.
Inquiets de la spirale d’endettement dans laquelle se sont engagés les Suédois, le Ministère des finances, la Riksbank et la Finansinspektionen (le gendarme des marchés financiers) ont commencé à serrer les boulons. La première étape a été de contraindre, en 2014, les acquéreurs de logement à amener au moins 15% de fonds propres. Comme en Suisse, mais deux ans plus tard. Et ce n’est pas fini. Le gouvernement veut que les preneurs d’hypothèques amortissent une part de leurs dettes, ce que beaucoup ne font pas. Il promet de déposer prochainement un projet de loi dans ce sens.
Ces obligations sont difficilement acceptées dans un pays où le capital-retraite ne peut pas être dégagé pour acheter un bien immobilier, contrairement à la Suisse où le candidat à un logement peut mobiliser une partie de son deuxième pilier. De plus, un appartement à louer ne se trouve souvent qu’après de longues années d’attente.
«L’introduction de ces mesures avantage les gens qui détiennent déjà un patrimoine familial», s’insurge le jeune chercheur Florian Sascha Benes. Elles énervent aussi les promoteurs immobiliers, qui exigent, au contraire, «une dérégulation progressive du marché», comme l’explique Thomas Erhagen, de leur association faîtière.
Les Suédois ont beau être inquiets et furieux, ils ont livré eux-mêmes les outils permettant à leur banque centrale, leur Ministère des finances et à toutes les autres autorités d’agir à leur convenance. Non pas par goût de la discipline. Mais parce que, au fond, «ils manifestent une beaucoup plus grande confiance que nous envers leur gouvernement et leurs institutions», comme le découvre Estella, une Bâloise venue étudier au Karolinska Institutet, l’une des trois universités de Stockholm. Et aussi parce que, de l’aveu de bien des experts, «ils aiment être modernes».
Non à l’argent liquide
Dans le quartier ultrachic de Skansen, à l’est de Stockholm, logé entre un musée en plein air du genre Ballenberg suédois et un parc d’attractions pour enfants, le Musée ABBA célèbre dans un brouhaha musical le mythe du groupe pop des années 1970 et 1980. Costumes et disques d’or sont tous d’époque. Sauf un détail. A la caisse, une plaquette informe qu’il n’est accepté aucun paiement en argent liquide. «Raisons de sécurité», jure la caissière. En fait, le promoteur du musée, qui n’est autre que le guitariste du groupe, Björn Ulvaeus, est un fervent militant du paiement sans liquide.
En arrière-fond, le tube de 1976 «Money, money, money, must be funny in a rich man’s world» prend une résonance nouvelle, celle de l’incroyable engouement des Suédois pour les paiements électroniques. Les petits commerces ne sont plus obligés d’accepter les espèces. Leur usage a même décliné de 15% depuis 2007, un phénomène unique au monde. Le pays abrite la société la plus cashless du monde. On en est fort loin en Suisse où, malgré la généralisation du paiement électronique, le nombre de billets de 1000 francs a augmenté de 57% depuis l’éclatement de la crise financière.
Quand une société délaisse les billets et les pièces, elle s’en remet à ses banques. Pour son épargne. Et aussi pour ses paiements au quotidien. Et lorsque ces dernières se mettent à prélever des intérêts sur le capital, le grand public n’a guère de possibilité que de vider ses comptes en se livrant à une frénésie de consommation. Exactement ce que recherche sa banque centrale. De quoi rendre jalouse la Banque nationale suisse.