Pascale Hugues
Chancelière «normale» aux allures de ménagère, Angela Merkel n’en a pas moins changé l’image de son pays, l’Allemagne. Au milieu des crises que traversent l’Europe et le monde, son sang-froid et son empirisme détonnent, rassurent et forcent l’admiration.
C’est la femme la plus puissante du monde (selon le magazine américain Forbes), la personnalité de l’année 2015 (selon l’hebdomadaire Time), la reine de l’Europe (c’est le «grade» que lui ont collé ses voisins européens)… Avec tant de médailles épinglées sur le revers de son blazer, Angela Merkel a toutes les chances de se tailler une place de choix dans les livres d’histoire. Première femme chancelière, première Allemande de l’Est à gouverner le pays unifié, elle affiche aussi des caractéristiques peu banales qui font d’elle une candidate prédestinée à la postérité.
Dans la tourmente européenne, Angela Merkel tient fermement le gouvernail du solide paquebot allemand et suscite l’admiration – et souvent même l’envie – du monde entier. Mais ce n’est pas la puissance financière ni la bonne santé économique de son pays qui lui valent tous ces honneurs. Angela Merkel a introduit une nouvelle façon de gouverner, un style à l’image de l’Allemagne d’aujourd’hui. Depuis qu’elle est arrivée au pouvoir il y a tout juste dix ans, l’Allemagne a profondément changé. Elle est devenue plus sûre d’elle, décomplexée. Elle a su brider ses vieux démons. Fini cette douloureuse introspection forcenée, cette haine systématique de soi, cette difficulté pathologique à assumer son identité. C’est certes une question toute naturelle de renouvellement biologique.
Les jeunes Allemands bénéficient de ce que Helmut Kohl baptisa «la grâce de la naissance tardive»; ils se sentent responsables, mais plus coupables de la catastrophe nazie. La métamorphose est aussi à mettre au crédit de cette chancelière si «normale», à son refus du pathos, des envolées lyriques et des grands gestes lourds de symboles. Angela Merkel, physicienne aux allures de ménagère, préfère les petits pas et les petits gestes. Combien étaient-ils au début, en Allemagne surtout, à lui reprocher ce manque de panache? Trop molle, trop effacée. Elle gère plus qu’elle ne gouverne! Elle est dénuée de vision politique! Les critiques fusaient de partout. Mais la crise de l’euro, celle de la dette grecque et, enfin, celle des réfugiés ont donné à Angela Merkel l’occasion de prouver que le sang-froid et l’empirisme sont des méthodes fiables par gros temps.
Elle est Allemande, n’a pas peur de le revendiquer, en est tranquillement fière. Il n’y a pas de trémolos d’un patriotisme outrancier dans sa voix quand elle prononce le mot «Deutschland». Angela Merkel gouverne comme elle est: avec simplicité et prudence. Et elle garde son calme. Elle n’a pourtant pas été épargnée, ces derniers temps! Combien de fois est-elle apparue sur les murs d’Athènes avec une petite moustache griffonnée au-dessus de sa lèvre supérieure? Combien de croix gammées associées à son portrait? Elle répond à ces coups bas avec le calme olympien de ceux qui ne se sentent pas concernés: dans une démocratie, tout le monde a le droit d’exprimer son opinion. Qu’ils taguent donc à leur guise les murs de l’Europe. Et elle passe à autre chose.
Angela Merkel ose afficher au grand jour un patriotisme serein. Quand l’équipe d’Allemagne dispute un match important, sa chancelière est aux premières loges sur les gradins. A chaque but marqué, elle lève les bras au ciel et hurle sa joie à tue-tête. Elle n’a pas peur non plus qu’on la prenne pour une dangereuse nationaliste quand elle défend les intérêts de son pays et prône une politique d’austérité budgétaire qui exaspère le reste du continent, Grecs en tête.
Une gouvernance morale
Et il y a les réfugiés. Là, elle n’en finit pas d’étonner son monde. Sa politique des portes ouvertes pour accueillir ce flot en déroute suscite à la fois l’admiration et la colère de ses voisins. «Wir schaffen das!» Nous y parviendrons! martèle la chancelière à ses électeurs inquiets. Un million de réfugiés sont entrés en Allemagne cette année. Ils campent partout, dans les salles de sport des écoles, dans le hall désaffecté de l’aéroport de Tempelhof à Berlin. Des milliers de bénévoles sont venus prêter main-forte aux communes débordées.
Angela Merkel, fille de pasteur, loue ses compatriotes et leur sens de l’entraide. Et même quand les critiques fusent de partout, en particulier de ses propres rangs, elle reste ferme. Rien ne peut la dissuader, pas même quand sa popularité, d’une stabilité et d’une vigueur à faire pâlir d’envie bien des dirigeants politiques, dégringole sérieusement pour la première fois. Sur la question des réfugiés, elle ne transige pas. Pas question de claquer la porte au nez de ceux qui sont dans le besoin. Et elle a cette petite phrase étonnante: «Sinon, ce n’est plus mon pays!» Pour Time Magazine, cette réaction généreuse fait d’elle la «chancelière du monde libre».
La rédactrice en chef du journal, Nancy Gibbs, note qu’Angela Merkel «exige davantage de son pays que la plupart des hommes politiques oseraient le faire, parce qu’elle reste ferme face à la tyrannie et fait preuve de gouvernance morale dans un monde où cette qualité est une denrée rare». Un argument massue pour la faire entrer dans l’histoire, non?