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INTÉGRATION Le glamour de l’Arabe

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Jeudi, 24 Décembre, 2015 - 05:50

Né dans cet Irak malmené par l’histoire, le cinéaste zurichois Samir nous rend, Suisses et migrants, fiers de nos racines tortueuses. Et nous emporte dans une odyssée aussi personnelle qu’universelle. Moteur.

A l’heure où le migrant suscite une peur savamment attisée par les populistes des quatre coins de l’Europe et de la Suisse, il est bon d’écouter Samir Jamal Aldin nous parler de sa famille, éclairant de regarder ses films qui nous font voir le monde autrement. Ironie bienfaisante de l’histoire, Iraqi Odyssey, long métrage qui relate le périple de sa parenté éclatée autour du globe, a représenté la Suisse dans la course aux oscars du meilleur film étranger. Mais avant de découvrir son dernier opus dans les salles de Suisse romande et de France début février, nous sommes allés à la rencontre de cet artiste citoyen que tout le monde tutoie et appelle Samir, tout simplement.

Rendez-vous à l’Helvetiaplatz, la place rouge de Zurich, point de ralliement traditionnel des manifestations du 1er Août. Ici, il connaît chaque mètre carré de bitume, comme il connaît chaque pavé de la ville. Zurich fut la scène des jeunes contestataires des années 80. Samir s’y est battu avec eux pour la culture alternative, le féminisme et les centres autogérés, contre l’Opéra qui monopolisait trop de subventions, la télévision bourgeoise, les banques et les commerces de la Bahnhofstrasse.

L’anti-mainstream

Ici, c’est chez lui, où bat le cœur du IVe arrondissement, ancien quartier ouvrier devenu chaud entre clubs, restos branchés et prostituées; où sont installés les bureaux de Dschoint Ventschr, la maison de production qu’il partage avec le réalisateur de documentaires Werner Schweizer, alias Swiss, et la productrice Karin Koch. L’Helvetiaplatz croise aussi la Langstrasse, la rue où il tourna Filou, son deuxième long métrage de fiction. Et c’est encore ici que Samir construit Kosmos avec quelques amis: six salles de cinéma, une librairie, une scène, un café. «Surtout, insiste le cinéaste, un endroit propice à la rencontre, où l’on parlera art et politique. Il s’agit de résister à la gentrification de la cité où les marques, les chaînes internationales et l’argent tiennent le haut du pavé.» Vous l’aurez compris: où Samir sévit, le mainstream ne passe pas.

Entrons donc au restaurant de la Maison du peuple pour faire plus ample connaissance. Bel endroit où la lumière traverse les vastes verrières arquées, il sert de cantine à Samir quand il est au pays. Là, il revient d’un mois passé aux Etats-Unis pour présenter son film. Une promotion intense. Un peu décalé encore, Samir. Ce qui ne l’empêche pas de prendre le temps de nous raconter sa vie, ce parcours qui nourrit son œuvre inimitable dans le propos comme dans l’image, qui prend le pouls d’un monde en mutation, des migrations aux nouvelles technologies.

Il parle vite et abondamment, Samir. Ce ne fut pas toujours le cas. Enfant, il a presque perdu l’usage de la parole quand il est arrivé à Zurich, au bout d’un long voyage en train. Sa mère suisse et son père irakien avaient décidé de quitter Bagdad et d’emmener Samir, 6 ans, et ses deux petites sœurs. Communiste, comme de nombreux citoyens de la classe moyenne irakienne qui se libéra du colonialisme anglais, son père s’inquiétait. Le parti Baath de Saddam Hussein commençait à éliminer ses adversaires politiques. «Nous avions de la famille en Suisse et mon père, ingénieur, trouva un travail chez Brown Boveri. Mes parents nous ont longtemps répété que nous allions rentrer… l’année prochaine.»

Son premier livre d’école sous le bras, Samir regarde autour de lui et n’en revient pas. Il ne comprend pas un traître mot de züritütsch, sa mère lui ayant toujours parlé arabe. Il ne comprend pas pourquoi les gens n’ont pas la télévision, pourquoi sa famille ne se déplace plus en belle voiture avec chauffeur, pourquoi ils ne vivent plus dans une grande maison avec un jardin planté de citronniers. Fini les beaux quartiers où vivaient oncles et tantes, presque tous universitaires. On vit désormais dans un milieu modeste en banlieue zurichoise. Au choc de la langue et de la culture s’ajoute le changement brutal de statut social. Aujourd’hui, Samir affirme que sa famille fut chaleureusement accueillie dans ce milieu social-démocrate des coopératives de Dübendorf. Le jeune immigré restera longtemps farouche, timide mais entrant parfois dans une colère noire.

L’enfant terrible

Déjà amoureux de cinéma, nourri de septième art indien et égyptien depuis sa plus tendre enfance, l’adolescent se cherche. Il a déjà passé toute une partie de sa vie collé à la télévision quand il découvre un film qui le laissera pantelant: Andreï Roublev de Tarkovski. Il avale les films d’Eisenstein, Chaplin, Keaton, le cinéma muet, des polars, du cinéma américain. Tout.

Comme il aime dessiner, il s’inscrit à la classe préparatoire d’une école d’art. Mais pour la suite et le cinéma, il devrait avoir une maturité, partir à l’étranger. Finalement, il opte pour un apprentissage de typographe, l’élite très politisée des ouvriers. Samir le gauchiste finira viré pour avoir organisé une révolte d’apprentis. Râleur, revendicateur, cette attitude d’enfant terrible devient une seconde nature pour celui qui se retrouve soudain sans travail, sans formation. Il a 18 ans.

C’est alors que son père décide de retourner en Irak. Samir est indigné: comment peut-il retourner dans cette dictature? Quitter sa famille? Pourquoi ne va-t-il pas plutôt en Angleterre où éclôt le métissage culturel? Le jeune se sent très seul. «A l’époque, je travaillais dans un café et gagnais la moitié du salaire d’un Suisse. J’étais plein de colère. Quand je me rappelle ce temps-là, je comprends l’état d’esprit que les jeunes immigrés peuvent éprouver dans les banlieues françaises.» Ce sera grâce à un habitué du restaurant qu’il trouvera tout de même le moyen d’entrer dans le monde du cinéma. L’homme travaille chez Condor Films. C’est là que Samir apprendra le métier, la caméra, sur le tas.

L’ovni du cinéma suisse

Agitateur du mouvement des jeunes des années 80, il organise certaines actions que filme la coopérative Videoladen. En sortira, notamment, le film culte de l’époque: Züri brännt. C’est alors que son destin croise celui de Werner Schweizer, étudiant en sociologie. D’abord sceptique, pour ne pas dire jaloux de cet Irako-Suisse qui s’emparait de thèmes qui l’intéressaient lui-même, Werner Schweizer reconnaît vite le professionnel en Samir. Ce dernier joue avec les effets spéciaux, les images dans les images. Sur le fond, il met en scène le croisement des cultures et traduit avec poésie les aspirations d’une génération. «Nous partagions déjà un même idéal, la nécessité de résister à la culture dominante et de s’engager en politique.» Dès lors, ils travailleront ensemble et fondent, avec Karin Koch, le collectif Dschoint Ventschr. «Nous sommes un vieux couple de 30 ans. Nous savons très bien nous provoquer, nous engueuler et oublier le lendemain», sourit Werner Schweizer.

Samir perce en 1987 avec Morlove – eine Ode an Heisenberg, son premier long métrage. Un film qui déboule comme un ovni. «Dans un cinéma suisse qui ne connaissait pas de grande révolution formelle, cette fiction brinquebalante qui exploitait les possibilités de la vidéo de manière très désinvolte a fait scandale», se souvient Frédéric Maire, directeur de la Cinémathèque suisse. Il passera du trublion au cinéaste reconnu avec ses deux films suivants, Filou et Immer & ewig, histoires d’amour entre jeunes de milieux différents.

Puis viendra le documentaire Babylon 2 en 1994. «Film majeur», selon Frédéric Maire. LE film des secondos. Et celui dans lequel il commence à parler de lui, de l’Irak de son enfance, société d’hommes et de femmes habillés comme ici et épris de progrès. Une recherche sur l’Arabe en lui, quête qu’il poursuivra avec Forget Baghdad, puis l’actuel Iraqi Odyssey. Jusqu’à la fin des années 90, il réalisera aussi des épisodes de séries allemandes. Une façon de faire ses gammes.

Mais revenons à Babylon 2: il y suit de jeunes artistes de la scène hip-hop dont les parents ont émigré en Suisse et qui slaloment entre les langues et les mondes avec des accents bien d’ici.

Samir ne se cantonne pas au microcosme de Zurich, il ira tourner à Renens avec l’Espagnol Carlos Leal et son groupe, Sens Unik. Parce qu’il a cette qualité rare chez un Zurichois, Samir: il parle français et n’ignore pas la Suisse romande. Son travail sur ses racines arabes ne l’empêche en aucune façon de nourrir un vrai intérêt pour les différentes cultures d’Helvétie.

Ami du réalisateur Nicolas Wadimoff, qu’il a connu dans la mouvance contestataire, il lui demande de lui trouver une chambre dans un squat genevois. Il y passera deux ans, à penduler entre Zurich et Genève. Et s’y fait remarquer. Rien que d’y penser, ça le fait marrer: «J’étais le seul à avoir une voiture, une Toyota Corolla jaune, le seul à posséder un Natel, un immense appareil qui m’avait coûté bien plus cher que ma voiture d’occasion.» Assez vite, Genève lui rappellera Zurich: «Un lac, une vieille ville, des banques et une bourgeoise protestante.»

Comme souvent chez Samir, art et politique se rejoignent. «Outre mes recherches pour Babylon, je voulais absolument parler français après le non de 1992 à l’Espace économique européen. Je voulais être avec les Romands qui avaient dit oui, c’était un peu romantique.»

Homme à femmes

«Romantique et politique», deux adjectifs qui viennent à l’esprit d’Ivo Kummer, chef de la section Cinéma à la Confédération quand on parle de Samir. Nous, on pense à ses films bien sûr, mais aussi à ses femmes. Parce que Samir est un homme à femmes extraordinaires. La sienne, Stina Werenfels, s’affirme comme l’une des cinéastes les plus talentueuses du pays, courageuse aussi quand elle filme l’éveil à la sexualité d’une handicapée mentale dans Dora ou les névroses sexuelles de nos parents. Belle, créative, brillante. Comme l’ex-compagne de Samir, Pipilotti Rist, star internationale du monde de l’art. Et la société Dschoint Ventschr peut se vanter d’avoir produit de nombreuses réalisatrices à l’image d’Andrea Staka ou de Nadia Farès. Entouré de femmes fortes dès son plus jeune âge, Samir est féministe. «Il m’a toujours semblé évident que les femmes ne sont pas des «Tussi» (prononcez Toussies et comprenez: de ravissantes idiotes, ndlr).»

L’Arabe en lui

Le film qui résonne le plus avec l’actualité, c’est celui de sa famille de migrants qu’il approfondit avec son actuelle odyssée irakienne, si personnelle, si universelle. Un film comme une leçon d’histoire, qui nous livre des clés pour comprendre certains mouvements migratoires, conséquences de dictatures, de guerres et de frappes aériennes. Ce n’est pas la première fois que Samir s’inquiète pour son pays, ce n’est pas la première fois qu’il tremble pour les siens, même si la plupart ont émigré. C’est bien là le drame. «Les classes moyennes et les cerveaux s’en vont parce qu’ils en ont les moyens. Restent les plus pauvres.» Les plus vulnérables, susceptibles d’être manipulés. Le retour de la religion? Un immense leurre aux yeux de Samir, un moyen utilisé «pour manipuler les gens».

Dans sa famille, qui descend pourtant d’une lignée de dignitaires religieux, on n’en faisait pas grand cas. Le grand-père communiste la considérait plutôt comme une tradition. Même si le petit Samir accompagnait sa grand-mère à la mosquée. «C’était gai, chez les chiites, un peu comme les catholiques, des endroits opulents. Mais ces questions de chiites et de sunnites, ce n’était jamais un sujet de conversation. Ça a commencé plus tard, quand la politique s’en est servie.»

Finalement, son film de trois heures en trois dimensions n’a pas été retenu sur la short list des oscars. La décision est tombée le 18 décembre. Il n’empêche, le réalisateur a été surpris par l’accueil bienveillant reçu outre-Atlantique: «Les Américains ne se voient pas en agresseurs. Jamais un journaliste ne m’a posé de questions sur le rôle des Etats-Unis durant les guerres en Irak. Ils relevaient plutôt qu’ils ne savaient presque rien de l’histoire de ce pays.»

Samir Jamal Aldin, 60 ans, l’Arabe zurichois glamoureux et ancré dans son temps, reste plein d’espoir pour l’Irak, qui traverse de nouveau une période délicate: «On voit se recréer une société civile, une tradition centenaire chez nous. La nouvelle génération émerge, politisée, bien davantage qu’ici. Les jeunes s’informent via les médias sociaux, entretiennent les contacts avec la diaspora.» Samir se lève pour rejoindre ses bureaux et le nouveau projet pour lequel il vient d’obtenir un financement à Zurich et à Berne. Ce sera une fiction: Café Abu Nawas, du nom d’un grand poète arabe du VIIIe siècle. Abu Nawas, c’est aussi le quartier chaud de Bagdad. En partant, le cinéaste nous lance sa conclusion: «Je suis le mec avec le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide.»

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