L’effondrement de l’économie et le chaos sécuritaire qui règne au Sahel font courir de gros risques à l’Afrique subsaharienne et au continent européen, alerte le Français Serge Michailof, ex-dirigeant de la Banque mondiale. Son constat, ses solutions.
Et voici «Africanistan». A contrecourant des prévisions se voulant rassurantes, Serge Michailof, actuellement chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), à Paris, et autrefois l’un des directeurs de la Banque mondiale, ne cherche ni à tranquilliser ni à installer la panique chez son lecteur. Les solutions qu’il préconise ont beaucoup à voir avec la bonne gouvernance. Aujourd’hui, les systèmes africains sont, selon lui, «gangrenés par le clientélisme». Le Sahel en voie d’«afghanisation» est sa grande préoccupation. Il prévient: cet ensemble pauvre, occupé par des djihadistes, est une bombe démographique qui menace de jeter des millions de migrants sur les routes de l’exil, direction l’Europe. Il faut aider les Africains à bâtir des appareils d’Etat fonctionnant sur le mérite, préconise-t-il. Néocolonialisme décomplexé? Il s’en défend. Et s’en explique.
Nous nous leurrons sur l’Afrique par excès d’optimisme, dites-vous. Le continent subsaharien est très loin d’être sorti d’affaire. La zone sahélienne est menacée par toutes sortes d’explosions. Dans un premier temps, pouvez-vous nous dire pourquoi nous nous bercerions d’illusions?
Nous voulons croire que les choses vont mieux, cela nous rassure. D’un certain point de vue, effectivement, elles vont mieux. Après une longue période de stagnation allant du deuxième choc pétrolier de 1978-1981 à la toute fin des années 90, la croissance est revenue en Afrique et s’est fixée à un niveau significatif, de 6% environ. Cela a permis une amélioration des conditions de vie dans certaines villes et la formation d’une petite classe moyenne, tous phénomènes qui sont très positifs. Les grands exportateurs de matières premières, en particulier de pétrole, comme le Nigeria et l’Angola, ont profité de cette situation, tirés vers le haut pas la fantastique croissance chinoise. D’autres pays, comme l’Ethiopie et le Kenya, ont bien réussi aussi, après avoir mené des réformes importantes sur le plan économique. Le Sénégal a des atouts sérieux avec la plateforme aéroportuaire de Dakar.
Cette croissance, pourtant, serait trompeuse…
Prenons l’exemple du Nigeria. Vous avez une caste de millionnaires en dollars, toute une couche de la haute bureaucratie qui s’est enrichie avec la corruption et représente des intérêts puissants, la formation d’une classe moyenne à Abuja, la capitale fédérale, et dans le sud du pays. Mais, à côté de cela, le nord a été largement oublié, en particulier le nord-est, de la taille de la Belgique, passé sous le contrôle de la secte islamiste Boko Haram, laquelle commence toutefois à prendre des coups. Par ailleurs, le delta du Niger, au sud, n’a pas reçu les retombées pétrolières qu’il était en droit d’attendre.
N’y a-t-il pas quand même des pays définitivement «sur les rails»?
En réalité, aucun pays d’Afrique subsaharienne n’est véritablement sur la voie de l’émergence, qui suppose une profonde diversification de l’économie. La part de la valeur ajoutée par l’industrie dans le produit intérieur brut stagne depuis quarante ans dans le continent. Même la Guinée équatoriale, qui affiche des taux de croissance fabuleux, dont le revenu annuel par habitant est de 20 000 dollars, contre 300 seulement au Niger, ne me donne pas davantage confiance. C’est le type même de l’émirat pétrolier mal géré.
Quelles sont les menaces qui pèsent sur l’Afrique subsaharienne?
La menace démographique est certainement la plus importante, et je m’attarderai ici sur la zone sahélienne. Les pays du Sahel, à la différence de presque tous les autres pays du monde, n’ont même pas encore amorcé leur transition démographique et refusent le contrôle des naissances. A supposer qu’ils s’engagent sur cette voie-là, trente ans s’écouleront avant que les résultats soient significatifs. Actuellement, le taux de fécondité est d’environ 7,5 enfants au Niger, un peu en dessous au Mali et au Tchad. Avec une telle croissance démographique, la population double tous les dix-huit ans. Les ressources naturelles étant limitées dans ces pays, on ne voit pas très bien comment ils vont se sortir de cette impasse. C’est au Niger, où seulement 8% du territoire est cultivable, que la situation est la plus préoccupante.
Partant de là, qu’est-ce qui peut arriver?
Restons au Niger. En apparence, les choses vont beaucoup mieux: la mortalité infantile s’est bien réduite. Problème, nous venons de le voir: la population croît fortement. Alors que le déficit alimentaire de cet Etat est déjà difficile à gérer avec 20 millions d’habitants, contre 3 millions en 1960, qu’en sera-t-il lorsqu’ils seront plus de 40 millions, dans vingt ans? La question mérite d’être posée, sachant que le retour de grandes sécheresses, du type de celles qui ont frappé ces régions en 1974 puis en 1984, n’est nullement à exclure et provoquerait une grave famine dans toutes les zones excentrées, les importations des pays voisins excédentaires comme le Nigeria devenant alors problématiques.
Qu’en est-il de l’emploi?
Il n’y a presque pas d’industries manufacturières, l’administration offre très peu d’emplois, le commerce et le secteur informel ne peuvent pas s’étendre à l’infini. Quatre-vingts pour cent de la population du Niger réside dans les campagnes. Les jeunes ruraux partent travailler sur la basse côte, au Nigeria ou en Côte d’Ivoire, pendant la saison sèche, mais même dans ces pays-là, plus de la moitié de ceux qui s’y rendent ne trouvent pas d’emploi.
Pourquoi cette absence d’industries dans le Sahel?
Tous les pays de la zone sahélienne sont enclavés, les coûts des intrants y sont plus élevés que sur la côte. L’environnement des affaires n’est pas fameux sur le plan juridique, la corruption aux frontières reste problématique. En outre, les coûts de l’énergie sont élevés et ceux de la main-d’œuvre sont par exemple trois ou quatre fois plus élevés qu’au Cambodge, ce qui interdit le développement des activités de main-d’œuvre comme le textile. Ce n’est pas le secteur minier qui va créer beaucoup d’emplois: les emplois industriels du secteur formel au Niger représentent 4000 emplois directs, et les mines d’uranium guère plus. Au Tchad, c’est le pétrole, mais l’activité générée est négligeable. Or, des cohortes de jeunes arrivent tous les ans sur le marché: 240 000 au Niger.
Comment se porte le secteur de l’éducation?
Même quand les pays lui consacrent beaucoup d’argent – jusqu’à 40% du budget national dans certains cas –, la croissance démographique est telle qu’ils ne peuvent pas assurer une éducation de qualité à tous les écoliers. Le Niger, qui a récemment fait de gros efforts, est heureux d’avoir atteint 85% de taux de scolarité parmi les enfants. Ce qu’il oublie de dire, c’est que la durée moyenne de fréquentation de l’école est de 1,4 année. Or, il faut cinq ans pour apprendre à lire, écrire et compter.
A ces faiblesses structurelles s’ajoute la menace djihadiste. Vous dressez un parallèle entre le Sahel et l’Afghanistan, d’où le titre de votre livre, «Africanistan». Qu’est-ce qui motive ce rapprochement?
On imagine toujours l’Afghanistan comme un pays de fous de Dieu, désireux de trancher la gorge aux Occidentaux. Mais ça n’a pas toujours été ça, et d’ailleurs ce n’est pas que ça. Les anciens des ONG présents dans le pays il y a trente ans ne tarissent pas d’éloges sur l’accueil qu’ils recevaient dans les campagnes les plus reculées, sur le code d’honneur des Pachtounes qui faisait que l’hôte, même voyou ou assassin, était protégé. L’Afghanistan pratiquait un islam relativement tolérant. Quand je me baladais dans les campagnes afghanes en 2002-2003, j’étais très bien reçu. Aujourd’hui, un Occidental ne peut plus sortir de Kaboul et il est même en danger à Kaboul, où il n’est plus question qu’il se promène paisiblement à pied en ville. Je constate que l’insécurité généralisée en Afghanistan est en train de progressivement gagner le Sahel. J’étais à Niamey, la capitale du Niger, en mai; j’avais l’interdiction de sortir de la ville. On assiste à une «afghanisation» progressive du Sahel. Non seulement en termes d’insécurité, mais aussi idéologiques.
C’est-à-dire?
L’Arabie saoudite, le Qatar, les fondations du Golfe ont depuis des décennies financé au Pakistan des madrasas, des écoles coraniques, qui ont formé non seulement de jeunes Pakistanais mais aussi des générations de jeunes Afghans dont les familles avaient été chassées de leur pays par les guerres successives. Ces enfants sont devenus les talibans. Or, les mêmes pays et les mêmes fondations financent également depuis des décennies écoles et mosquées à travers le Sahel, qui diffusent le wahhabisme jusqu’aux portes de Dakar. Un islam intolérant et radical se répand ainsi dans toute cette zone, au détriment de l’islam soufi des confréries. Il y a trente ans, au Niger, pays musulman, les femmes étaient tête nue. Aujourd’hui, toutes ont la tête couverte.
Comment s’opère ce tournant?
Les maux se conjuguent: une forte croissance démographique, une absence de perspectives d’emploi, une jeunesse qui se désespère et n’arrive même plus à s’insérer socialement et à se marier, des fractures ethniques qui s’aggravent, des bandes armées impliquées dans des trafics divers (carburant, cigarettes, cocaïne, voitures volées, migrants) qui se radicalisent religieusement. Les jeunes se voient offrir des primes, des promesses de pillage et parfois des salaires attractifs pour rejoindre les rébellions. Faute d’options, la tentation est naturellement de les rejoindre. On évalue à 3000 le nombre de jeunes Sahéliens qui ont déjà rejoint Daech et d’autres groupes djihadistes en Libye. Que se passera-t-il quand ils reviendront?
Nous avons là les conditions de l’exode massif que vous redoutez. C’est pour quand?
Si rien ne vient interrompre cette évolution, l’exode viendra dans un deuxième temps et sera lié à l’effondrement de l’économie et au chaos sécuritaire analogue à celui que l’on constate aujourd’hui au niveau régional dans tout le nord-est du Nigeria. Aujourd’hui, le cœur du Sahel compte 100 millions d’habitants, ils seront 200 millions dans vingt ans. Si cette région s’effondre et si l’on applique le ratio de l’exode syrien, qui n’est pas loin du ratio afghan des années 90, c’est à peu près 20% de la population du Sahel qui pourrait prendre les routes de l’exil, en direction des grandes villes de la côte africaine, où ils ne seront pas forcément bienvenus, puis vers l’Europe et donc nos banlieues, déjà très fragiles sur le plan économique et identitaire, comme l’ont montré les attentats de novembre à Paris. Cet exode pourrait prendre cinq à dix ans. Heureusement, rien n’est ici inéluctable et on peut certainement stopper ou au moins freiner ce processus.
Le flot ininterrompu de candidats à l’asile en provenance du Moyen-Orient ne forme-t-il pas une loupe grossissante qui nous empêche de voir que des contingents de migrants beaucoup plus importants sont en train de se former en Afrique subsaharienne?
Les Français, pour ne parler que d’eux, ont pour l’instant rencontré des migrants syriens et afghans surtout sur leurs écrans de télévision. Ces migrants sont plus attirés par la Grande-Bretagne et l’Allemagne que par la France, qui est perçue comme un pays de chômage. Les Français sont actuellement focalisés sur les drames du Moyen-Orient et n’imaginent pas que d’autres tragédies se préparent, en particulier au Sahel, et que cela risque d’être accéléré par l’implosion de la Libye.
Comment?
Les entretiens que j’ai eus à Niamey il y a quelques mois me laissent penser que nombre de dirigeants sont très conscients des problèmes posés par la démographie. Certes pas tous, et je suis tombé sur des hauts fonctionnaires très calés en macroéconomie mais qui ne comprenaient pas notre fixation sur la question démographique, car avoir beaucoup d’enfants est signe d’abondance. Mais, tant que leurs taux de fécondité resteront au niveau actuel, les pays du Sahel resteront coincés dans une trappe à pauvreté.
Admettons que le taux de fécondité diminue, il faudra également assurer la sécurité. Là aussi, comment?
C’est un vrai problème. Les pays du Sahel sont maintenant obligés de prendre sur leurs ressources déjà bien insuffisantes consacrées au développement pour financer leurs dépenses sécuritaires et leurs charges régaliennes. S’ils étaient dans un environnement régional calme, avec une population croissant de 0,5% et une agriculture florissante, ils auraient les moyens d’assurer la sécurité sur toute la bande sahélienne. Le fait de ne pas pouvoir l’assurer oblige la France à envoyer 3500 soldats dans le cadre de l’opération Barkhane, qui vont bientôt être très insuffisants. Où en trouvera-t-on d’autres? On en aura peut-être besoin en Syrie, ou en plus grand nombre en France. Comment fera-t-on alors pour le Sahel? La France a aujourd’hui des troupes là-bas parce qu’elle a peur, et l’Europe à sa suite, de la création d’une zone de désordre colossale qui provoquerait le départ de dizaines de millions de migrants. Le fait est que, si le Sahel n’est pas sécurisé, la conséquence en sera un mal public mondial.
Donc?
Donc, il vaut mieux finalement mutualiser ces dépenses et que l’Europe prenne à sa charge une bonne part des dépenses de sécurité de ces pays, car eux seuls peuvent assurer leur sécurité. Le cas de l’Afghanistan, où l’on a cru que des forces étrangères pouvaient assurer cette sécurité, est éloquent. Ces forces ont vite été perçues comme des troupes d’occupation. Donc, il faut renforcer et même souvent reconstruire, comme au Mali, non seulement les armées, mais aussi tout l’appareil régalien: c’est-à-dire la gendarmerie, l’administration territoriale et la justice. Aujourd’hui, on donne des conseils, un peu de matériel et on fait de la formation: on bricole. Mais il ne suffit pas de payer, et c’est là qu’il faut être très clair. Il s’agit de reconstruire des institutions publiques efficaces, sérieusement.
En gros, vous proposez une nouvelle colonisation.
Il ne faut pas le voir comme ça. Les structures régaliennes de ces pays sont finalement moins solides qu’il y a trente ans. Ces institutions sont sorties d’un système méritocratique dont elles avaient hérité autrefois, elles sont gangrenées par le clientélisme. C’est le cas de l’armée malienne, ce n’est pas vrai pour l’armée du Niger, mais c’est vrai pour nombre d’autres institutions civiles. Il va falloir reconstruire des administrations publiques sur la base du mérite, au Tchad, au Mali, au Niger. L’armée, la justice, la police, mais aussi les ministères de l’agriculture, de l’irrigation, de l’énergie, des travaux publics, doivent mieux fonctionner. Les grands bailleurs de fonds ont un rôle à jouer dans ce domaine.
Les bailleurs de fonds: la Banque mondiale, le Fonds monétaire international?
Le problème se pose au niveau des institutions régaliennes. La Banque mondiale, le FMI et la Banque africaine de développement n’ont pas vocation à bâtir des Etats et leurs institutions régaliennes. Quand je parle de bailleurs de fonds dans ce domaine, il n’y a guère que la France qui a la compétence, qui a des gendarmes parlant français, pour former des gendarmes maliens, des douaniers pour former les douaniers tchadiens. Mais la Suisse peut aussi certainement aider.
Cela ne risque-t-il pas d’aggraver la situation en donnant davantage d’arguments aux islamistes?
Non, encore une fois, il vaut mieux être discrètement présent aux échelons de décision que d’envoyer des soldats faire le coup de feu.
Ce que vous préconisez ne suppose-t-il pas la mise entre parenthèses de la pratique démocratique?
Il n’y a aucune contradiction avec un fonctionnement démocratique. Mais il faut aussi être sérieux: si ces pays continuent avec des institutions publiques inefficaces gangrenées par le népotisme et le clientélisme, les djihadistes, tôt ou tard, imposeront leur loi. Si l’Europe accepte de financer ces institutions, elle peut de son côté exiger des résultats et, pour avoir des résultats, il faut des gens sérieux à tous les échelons. La manière de procéder et de refonder une administration sur le mérite est bien connue depuis Napoléon et Bismarck. On en trouve d’ailleurs le principe clairement expliqué dans La guerre des Gaules de Jules César…
La France, avec la montée en puissance du Front national, ses tensions identitaires que vous soulignez et qui paraissent à leur comble, a-t-elle seulement les forces morales et physiques pour aller mettre bon ordre dans la gouvernance de pays africains?
Nos dirigeants naviguent à vue, tentant de répondre chaque semaine aux urgences qui se présentent. Je ne vois pas de planification stratégique ni de réflexion géopolitique se mettre en place à leur niveau. Mais c’est après tout une situation classique. On n’écoute jamais les experts, surtout lorsqu’ils annoncent de mauvais lendemains. Les seuls à être réellement préoccupés par ces questions sont nos militaires, qui s’inquiètent de la dégradation de la situation sécuritaire au Sahel. Mais, avec leurs moyens dispersés entre le Sahel, la Syrie et Paris, ils sont également bien en peine pour planifier.
«Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues?» De Serge Michailof. Ed. Fayard, 366 p.
Profil
Serge Michailof
Né en 1943 à Angers. Diplômé de HEC. Licence de sociologie et d’anthropologie. Doctorat de troisième cycle d’économie. Spurs Fellow du MIT. Sa carrière consacrée au développement l’a amené à travailler sur l’Amérique latine, le Maghreb et l’Asie du Sud. A travaillé à la Banque mondiale, à Washington