Boris Mabillard
Avec l’accord sur le nucléaire conclu l’été dernier, l’Iran va sortir de son isolement diplomatique et économique. Ce bouleversement aura des répercussions massives sur la société. Mais le guide suprême, Ali Khamenei, refuse toute réforme. Il a contre lui les Iraniennes, bien décidées à obtenir l’égalité des droits entre hommes et femmes.
La soif de changement sourd en Iran. Mais rien dans les rues congestionnées de Téhéran ne trahit les mouvements tectoniques qui entraînent la République islamique vers des rivages inconnus. En acceptant, le 14 juillet dernier, un accord sur le nucléaire, le président iranien, Hassan Rohani, a engagé son pays vers une normalisation de ses rapports avec le reste du monde. La perspective de voir l’Iran sortir de l’isolement politique et économique s’est du même coup matérialisée. Cette nouvelle donne a pour conséquences un bouleversement géopolitique, un changement de paradigme et, par ricochet, des mutations à l’intérieur de la société.
Ali Khamenei, le guide suprême, la plus haute autorité du pays, a annoncé qu’il entendait contrecarrer toute tentative de réforme du système. Son ennemi n’est pas l’Amérique, ni même une poignée de militants, mais une moitié essentielle de l’Iran: les femmes, qui sortent peu à peu du silence dans lequel les mollahs les maintenaient. De toutes les professions, à tous les échelons, en groupe ou individuellement, elles réclament en douceur mais fermement l’égalité des droits entre les deux sexes. Une hérésie? Non, car même certains religieux adhèrent à cette requête.
Dans la République islamique d’Iran, les femmes sont sujettes à un traitement différencié qui ne leur fait aucune faveur. Le code vestimentaire est la plus visible des contraintes auxquelles elles doivent se plier: un corpus de règles strictes qui ont valeur de lois et régissent la manière dont les femmes doivent s’habiller lorsqu’elles sortent de leur foyer. Elles peuvent garder le visage à l’air, mais sont obligées de dissimuler leurs cheveux, à l’aide du hidjab ou du tchador traditionnel, constitué d’une pièce de tissu en demi-cercle, et aussi de porter un manto, mot perse emprunté au français manteau, qui couvre les bras, le torse et descend jusqu’aux genoux. Malgré les promesses faites par Hassan Rohani avant son élection en 2013, le gouvernement n’a pas assoupli cette réglementation.
Plus généralement, les signaux d’ouverture lancés par le président iranien au printemps dernier ne se sont pas traduits par un accroissement des libertés publiques ni par des inflexions libérales dans la politique intérieure. Pourquoi? Parce qu’en face, sinon au-dessus du président, le guide suprême tente de retenir un mode de vie et une organisation sociale qui appartiennent déjà au passé.
Le 18 juillet, à l’occasion du discours pour marquer la fin du jeûne du ramadan, l’ayatollah Ali Khamenei a douché les espoirs d’ouverture vers les Etats-Unis: «Notre politique ne changera pas face à l’arrogant gouvernement américain. […] Nous l’avons répété à de nombreuses reprises, nous n’avons aucun dialogue avec les Etats-Unis sur les questions internationales, régionales ou bilatérales. Quelquefois, comme dans le cas du nucléaire, nous avons négocié avec eux sur la base de nos intérêts.» Une salve de «Mort à l’Amérique! Mort à Israël!» a ponctué l’allocution. Du côté des libertés publiques, le ton est le même: il n’y aura aucun progrès. Quant au voile, une unité spéciale de police vérifie qu’il ne glisse pas le long des chevelures. Cela ne suffit plus pour dissuader, car dans les espaces publics les cheveux débordent de plus en plus du hidjab.
Activistes et militants des droits de l’homme n’ont pas non plus suivi les incantations du guide, au contraire. Ils ont occupé d’autres territoires de liberté, là où ils courent moins de risques. C’est sur la Toile que les Iraniens expriment désormais leur désir de changement, voire d’une nouvelle révolution. Et parmi les initiatives les plus osées, les plus novatrices, celles qui concernent les droits des femmes.
«La campagne pour recueillir sur la Toile les signatures d’un million d’Iraniens et d’Iraniennes qui demandent la modification de la Constitution et l’abrogation des lois discriminatoires à l’encontre des femmes avait dès 2007 ouvert la voie, explique l’une des instigatrices de l’initiative, Leila Alikarami, avocate iranienne spécialisée dans les droits de l’homme et lauréate, en 2009, du prix Anna Politkovskaya-RAW in War au nom des femmes iraniennes, les actions pour l’égalité des droits entre hommes et femmes se sont multipliées, sous les formes les plus variées et les plus originales.» Ce qu’il n’était pas possible de faire ou de réclamer dans la rue sans risquer une arrestation pouvait être exprimé sur le Net. En 2014, une autre campagne voit le jour: des femmes en Iran surtout et dans la diaspora se photographient en train d’enlever leur voile, puis postent anonymement le cliché sur les réseaux sociaux.
Samira (un nom d’emprunt) a décidé de poster deux photos d’elle sur Instagram. La première la montre comment il est obligatoire d’apparaître sur une photo d’identité. Le règlement ne souffre aucun écart: la photo doit mesurer 6 x 4 centimètres, le visage se détache sur un fond clair. Le modèle, homme ou femme, ne doit pas porter de bijou, parure ou cravate. Les cheveux féminins sont entièrement couverts de la racine aux pointes. Samira, en noir et blanc, semble éteinte. En vis-à-vis, la vraie vie: Samira s’expose les cheveux dénudés, libérés, elle sourit en couleur. Des centaines de garçons et de filles se sont photographiés ainsi ces dernières semaines, avant de publier leur création sous le hashtag #KarteMeliChallenge (le défi de la carte d’identité). L’initiatrice du projet espère que sa démarche mettra en lumière les hypocrisies d’un système contraignant, dans lequel les gens ne peuvent exister pour ce qu’ils sont vraiment.
Pour Azadeh Kian, professeure de sociologie et d’études du genre à l’Université Paris Diderot-Paris 7, cette action à cheval entre désobéissance civile et performance artistique révèle les impasses du système théocratique iranien: «Le fossé entre ce que les jeunes souhaitent être et ce que le pouvoir religieux attend d’eux est désormais immense. Il en est presque infranchissable. Les deux images, l’une idéale, l’autre institutionnelle, sont irréconciliables. Cette question, artistique au premier abord, a des répercussions politiques. Car, indirectement, ce que ces jeunes demandent, c’est un système qui les représente: une vraie démocratie.»
Contrairement à ce qui prévaut dans les pays voisins comme l’Irak, l’Afghanistan ou l’Ouzbékistan, les femmes en Iran vont à l’université et travaillent, explique Thierry Coville, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) à Paris: «Elles comptent pour 60% des étudiants à l’université, accèdent à un grand nombre de professions, théoriquement au moins, et participent de plus en plus à la vie du pays. Elles sont de plain-pied dans la modernité.» Les campus à Téhéran ressemblent de plus en plus à ceux des villes européennes ou à ceux de Bangalore, les Iraniennes devant leurs écrans d’ordinateur sont connectées avec le monde entier. Une seule différence: elles portent le hidjab.
Une évolution naturelle
Le système politique et les valeurs prônées par les conservateurs, au premier rang desquels le guide suprême, sont en décalage avec cette réalité. «Depuis la révolution islamique, poursuit Thierry Coville, la société s’est transformée radicalement. Seul le système politico-religieux n’a pas évolué. Avant de perdre le pouvoir, Mahmoud Ahmadinejad a essayé d’introduire des quotas dans les universités pour favoriser les garçons, mais c’était peine perdue, il ne pouvait contrer une évolution naturelle.» Mais de tous les changements, c’est la place acquise par les femmes au sein de l’Iran qui remet le plus profondément en question les institutions héritées de la révolution: «Même au sein de la famille, les rapports de force ont évolué et les femmes imposent désormais leurs idées.»
Fatimah Moghimi, patronne d’une compagnie de transport et directrice adjointe de la Chambre iranienne de commerce, est emblématique des nouvelles femmes d’affaires que l’on peut – en cherchant – croiser à Téhéran. «Quand je compare la période présente avec les années précédentes, je constate que les femmes sont plus actives dans la société et surtout qu’elles ne sont plus perçues de la même manière.» La businesswoman ne peut cependant cacher les difficultés qu’elle a rencontrées pour construire sa carrière, «mais c’est plus facile aujourd’hui». Si elle ne milite pas à proprement parler, elle est néanmoins convaincue que l’implication des femmes dans l’économie aura un impact significatif, «non seulement sur la personne concernée directement, mais aussi sur le cycle économique du pays». Pour Thierry Coville, «dans nombre d’entreprises et à certains niveaux de l’administration, la compétence passe avant une préférence fondée sur le genre».
Loin de maintenir les femmes en esclavage, la révolution islamique et ses lois discriminatoires ont favorisé leur émancipation. Comment expliquer ce paradoxe? «L’ayatollah Khomeiny a créé des universités islamiques où les deux sexes étaient séparés. Les familles pieuses ont pu y envoyer leurs filles sans contrevenir à leurs principes religieux. L’essor a été fulgurant et, en quelques années, les étudiantes ont supplanté les étudiants», analyse Thierry Coville. Avec la généralisation de l’éducation, l’âge du mariage a reculé, le nombre d’enfants par famille aussi: «On est passé de sept en 1980 à deux aujourd’hui.» La disparition du féodalisme, qui existait encore au temps du shah, et l’urbanisation ont aussi contribué à façonner le nouveau visage de l’Iran. «Chose inconcevable il y a peu et en contradiction avec les principes de la charia, appliquée en Iran, des centaines de milliers de couples vivent en concubinage à Téhéran.»
On retrouve ce fossé au faîte du pouvoir: entre Hassan Rohani, qui, à force de pragmatisme et de compromis, a réussi à arracher à ses partenaires européens et américains un accord, et Ali Khamenei, qui refuse d’entériner la politique d’ouverture du président. Le premier a été élu, il porte les aspirations d’une partie de la population iranienne fatiguée des sanctions économiques. Le second, nommé à vie, est le garant d’une ligne dure dont le cap a été une fois pour toutes donné par feu l’ayatollah Khomeiny. Le premier avance à petits pas vers une libéralisation, le second, à reculons, s’échine à annuler toutes les réformes entreprises par le gouvernement, analyse Mohammad-Reza Djalili, professeur émérite à l’Institut de hautes études internationales et du développement, à Genève: «Le régime se sent menacé, ce qui explique qu’il multiplie les arrestations. Ce sont avant tout les artistes, les militants des droits de l’homme qui en font les frais. Les unités des Gardiens de la révolution ont supplanté les policiers pour ces tâches de répression. La preuve, s’il en était besoin, que le guide suprême, Ali Khamenei, et non le président Hassan Rohani, donne les ordres.»
Des vocations politiques à encourager
Concrètement, alors qu’en été les Iraniens ont espéré que, dans la foulée de l’accord, la pression se relâcherait et que des libertés nouvelles leur seraient octroyées, le guide a serré la vis, pour donner un signal clair. Il a même réitéré l’intangibilité du code vestimentaire: «C’est presque schizophrénique. D’un côté, le régime tente d’affermir son emprise sur le pays, de l’autre il lâche du lest et ferme les yeux sur les réseaux qui s’organisent. Car les militants des droits de l’homme redoublent d’efforts, notamment lors de réunions clandestines organisées à la va-vite dans des lieux privés», commente Bijan, le responsable de la ligue des droits de l’homme iranienne.
A l’approche des élections législatives qui auront lieu le 1er février prochain, la campagne pour «un majlis (parlement, ndlr) moins masculin» bat son plein. Le but est d’obtenir une meilleure représentation des femmes au parlement, où, à l’heure actuelle, ne siègent que neuf députées, sur un total de 297. Pour Leila Alikarami, qui participe à ce projet, «il faut susciter des vocations, encourager les femmes à se présenter sur les listes électorales». La tâche est compliquée par le guide suprême qui valide, ou non, les candidatures. «Une chose après l’autre, d’abord avoir un nombre important de candidates, puis militer pour que le guide ne les écarte pas.» Leila Alikarami ne lutte pas pour supprimer la théocratie islamique, mais pour une égalité de droits: «Le combat doit se livrer de l’intérieur en utilisant les mêmes moyens que les mollahs. Ma stratégie est de me référer au Coran et à la charia et de montrer qu’ils sont compatibles avec nos demandes. Rien dans le Coran n’interdit aux femmes de faire de la politique ou d’occuper les plus hautes fonctions de l’Etat.»
Cheffes d’entreprise, avocates, militantes, mères de famille et même étudiantes en islam réclament un aggiornamento politique. L’appel en faveur de l’égalité des droits se nourrit aussi bien du féminisme laïque que d’arguments puisés dans le Coran. Leila Alikarami se défend cependant d’appartenir à une mouvance de féminisme islamique. Il n’y a pour elle qu’un seul féminisme, avec des stratégies différentes: «L’Iran est un pays à 97% musulman. On doit en tenir compte: je ne veux pas aller contre les convictions des citoyens de mon pays, mais les convaincre qu’on peut abandonner les discriminations envers les femmes sans renier sa foi.»
Le changement est en route, «centimètre par centimètre, les femmes conquièrent des droits et rien ne pourra les arrêter», se réjouit Azadeh Kian. Les femmes n’acceptent plus de jouer les seconds rôles. Leur niveau de compétences et de formation devrait leur ouvrir largement les portes du marché de l’emploi. Cependant, cette dynamique bute encore contre une hostilité politique, poursuit Azadeh Kian: «Elles étaient 20% à travailler en 2000, mais Mahmoud Ahmadinejad a pris des mesures pour les renvoyer dans la sphère privée, notamment en les évinçant de l’administration publique.» Aujourd’hui, elles ne sont ainsi plus que 15% à être employées dans le secteur formel. Cependant, elles réinvestissent le marché de l’emploi, car l’économie iranienne ne peut se passer d’elles.
Ces répercussions sur la théocratie
Avec le retour à la croissance qui devrait survenir parallèlement à l’abandon progressif des sanctions économiques, des millions d’emplois pourraient être créés, parmi lesquels beaucoup nécessiteront de bonnes qualifications. Les Iraniennes seront en première ligne et feront valoir leurs atouts. «Cela créera un effet boule de neige, celles qui travaillent, qui sont éduquées, sont aussi celles qui prioritairement demandent la réforme du système politique. Elles seront nécessairement entendues.» Les structures de la théocratie iranienne pourront-elles s’adapter à un tel séisme, comme le pense Leila Alikarami? Rien n’est moins sûr, car l’édifice est en équilibre. Impossible d’ôter une pierre sans devoir tout déplacer.
Azadeh Kian n’en espère pas moins: «A la mort du guide, je souhaite que l’ensemble du système disparaisse. Il n’y aura pas de successeur, mais peut-être, dans le pire des cas, un collège aux prérogatives réduites, chargé de la supervision, mais sans fonction exécutive.» L’ultime étape avant la dissolution du régime des mollahs.