L’offre islamique se présente comme une solution de rechange au capitalisme malheureux.
Vendredi 20 novembre, une semaine après les attentats de Paris et Saint-Denis, des djihadistes investissent un hôtel à Bamako. Sur un réseau social, réagissant aux attentats en cours, un Français musulman reproche aux chaînes-infos leur absence de compassion pour les Maliens de l’établissement hôtelier confrontés à la mort. D’autres avec lui avaient dénoncé l’intervention « néo-colonialiste » de l’armée française en janvier 2013 au Mali. Et à l’époque, ils montraient peu de compassion pour les Maliens rééduqués par les « soldats de Dieu ».
C’est un fait, les contradictions n’étouffent pas les vigies du «deux poids, deux mesures», dont l’Occident serait l’incarnation. Elles n’ont qu’un mot en tête et sur les lèvres: celui d’injustice. Pour ces esprits puritains, l’islam est le grand lésé dans l’affaire, laquelle remonte à loin.
Dans les années 20 apparaissent en Egypte les Frères musulmans. Ils prônent la «réforme», autrement dit l’islamisation de la société de l’époque. Ce nouvel islam se veut reconquête identitaire et joue beaucoup sur la soif de justice en se référant à Dieu, le juste suprême. Nombreux sont aujourd’hui les partis islamistes dont le nom contient le mot «justice». C’est le cas en Turquie, au Maroc, en Indonésie et jusque récemment en Egypte, avant sa dissolution sanglante par l’armée, en juillet 2013.
La lutte contre l’injustice a nourri et continue d’alimenter de nombreuses causes. Parmi celles-ci, l’islam, donc, à la fois idéal et principe d’action, autrefois opprimé par l’Occident colonisateur, aujourd’hui, et depuis plusieurs décennies, foulé aux pieds par des despotes avec la complicité des mêmes, les Occidentaux. La création d’Israël est vécue comme l’acte absolu d’une entreprise d’annihilation. Telle est la lecture islamiste et pour tout dire islamique des choses. Elle témoigne d’un sentiment d’humiliation, d’un fort appétit de revanche – Daech a conquis un territoire à partir duquel l’assouvir.
Cette approche des faits a largement infusé dans les milieux d’extrême gauche, adeptes d’une compréhension dominants-dominés de la planète. Ces radicaux dans l’âme – les islamo-gauchistes – ont été rejoints par des groupes plus pacifiques, tels les altermondialistes. La jonction avec l’esprit de non-violence et néanmoins plein de détermination a eu lieu lors de la sortie retentissante, en 2010, du bref essai Indignez-vous! de Stéphane Hessel. L’ancien résistant français y prenait parti pour les Palestiniens, «peuple témoin» de l’injustice. Puis l’Etat islamique est apparu, rebattant les cartes, mais pas les règles: l’Occident capitaliste et accessoirement sioniste reste le méchant par qui tous les malheurs arrivent. De tous les facteurs d’injustice, il est perçu comme le plus grand.
C’est particulièrement en Europe, où vit une population musulmane importante, que se développe le phénomène de la radicalisation. Il s’agit là d’un processus de rupture avec l’«ordre établi», de contestation de la validité morale des lois de l’Etat. Une radicalité qui trouve en l’islam salafiste un cadre tout à fait pratique, adossé à l’idéologie wahhabite diffusée par l’Arabie saoudite. Cette idéologie propage une vision du monde apparemment simple, se partageant entre le licite et l’illicite, et n’hésite pas à excommunier les «mauvais croyants». Son mérite est de réduire le principe d’incertitude dans un univers privé de boussole historique. Prenons garde de bien distinguer, à la suite de l’islamologue français Rachid Benzine, la radicalisation de l’engagement proprement dit, ce second temps étant celui du passage à l’acte, par exemple sous les couleurs du «califat» de Daech.
Islamisation de la radicalité ou radicalisation de l’islam?
Faut-il déduire de ces évolutions, comme le fait le politologue spécialiste de l’islam Olivier Roy dans les colonnes du journal Le Monde du 24 novembre, que notre époque est celle de l’islamisation de la radicalité et non celle de la radicalisation de l’islam? La proposition est séduisante et procure le frisson jouissif du renversement conceptuel. De plus, elle tend à rassurer: l’islam n’est pas à la racine de la révolte, il n’en est que le canal d’expression. Sauf que cette proposition-là minimise, nous semble-t-il, l’offre islamique en tant que projet idéologique s’inscrivant dans une histoire longue. Pour être terriblement défigurée et démonétisée par Daech, cette offre n’en existe pas moins, qui se présente comme une solution de rechange au capitalisme malheureux.
Elle renvoie au complexe de l’islam face à l’Occident, à l’humiliation ressentie après avoir été «lumière du monde». La Turquie d’Erdogan, bien plus que l’autoproclamé Etat islamique, préfigure aux yeux de nombreux sunnites ce que pourrait être la renaissance d’un califat, phare de l’islamité et de la dignité retrouvée. Mais Erdogan est-il l’avenir du musulman? Plutôt que symptôme d’une transformation sociale, l’islam est un choix, une manière de vivre son quotidien. L’islam ne suppose pas Daech, mais c’est de l’islam que Daech est né. Et c’est à partir du premier que disparaîtra le second.