Reportage sur le vivre ensemble dans un bourg du Nord vaudois qui a voté UDC lors des dernières élections fédérales, comme tant de petites cités du Plateau suisse. Impressions le long de la Grand-Rue.
A la gare, un délicieux parfum de grains de café torréfiés me titille les narines. Cela change des relents de croquettes pour animaux exhalés à l’époque par les Moulins Rod, lorsqu’ils étaient encore en fonction. Me voici à Orbe, petite cité médiévale du Nord vaudois qui se situe à quelques kilomètres de la chaîne du Jura, à quinze minutes en voiture de la frontière française. Bâti sur un éperon rocheux, ce gros bourg se partage entre une vieille ville, une zone industrielle à l’est, quelques fermes, de nombreuses villas et des immeubles au sud et au nord.
Orbe vient de changer de visage. Lors de l’élection au Conseil national, le 18 octobre dernier, elle a voté UDC, alors qu’elle était jusqu’ici un bastion socialiste. Le parti de Christoph Blocher a recueilli 24,38% des suffrages, devant un PS à 23,43%. C’est un changement discret mais pas anodin. Comment expliquer ce virage à droite, ce Rechtsrutsch, pour reprendre l’expression des Suisses alémaniques? Orbe est un symptôme, j’ai voulu l’observer de près. Les Urbigènes ont la réputation d’être renfrognés et difficiles d’accès? Pendant trois jours, j’ai arpenté la Grand-Rue, les quartiers de villas, les bords de l’Orbe, cette rivière venue du Jura français. Je voulais comprendre. Pourquoi est-ce que les électeurs votent UDC en Suisse en 2015?
Le bourg a voté avant tout pour un «enfant du pays»: Jacques Nicolet. Cette élection, l’agriculteur et municipal UDC du village voisin de Lignerolle la doit autant à sa récente présidence du Grand Conseil qu’à son engagement envers l’agriculture. «Plus de 24% des électeurs sont UDC à Orbe? Ce serait prétentieux de ma part de le dire», explique Jacques Nicolet, qui a la victoire modeste, comme cet autre UDC vaudois, le nouveau conseiller fédéral Guy Parmelin.
«Dans les campagnes et l’arrière-pays, les gens votent pour les personnes. Dans les villes, ils votent pour les partis. Je suis presque Urbigène puisque j’y ai fait mes écoles.» Il a tapé sur la table, au canton, et défendu le bourg au sujet du financement d’un giratoire. Un geste apprécié. «Bien sûr, la situation migratoire actuelle nourrit le vote UDC, mais nous nous gardons de déclarations tonitruantes à ce sujet.» Et de nuancer: «Orbe a peut-être voté UDC, mais n’a pas basculé UDC.» Le parti compte toutefois capitaliser sur ce résultat: alors que les tentatives précédentes avaient toutes échoué, il s’emploie désormais à créer une section urbigène.
La situation migratoire, le mot est lâché. Orbe aurait peur. Est-ce la présence des étrangers, 2133 actuellement sur la commune, qui inquiète? Ou alors celle des 50 requérants entassés dans son abri PC depuis 2012? Pourtant, la «ville mosaïque», pour reprendre le slogan choisi par la municipalité (référence aux vestiges de la villa romaine voisine et à la diversité des habitants de la commune), se présente en modèle d’intégration. Le journal de la ville, L’Omnibus, titrait en octobre: «Orbe intègre à merveille les étrangers». Pour preuve, c’est une femme «d’origine portugaise» qui a remporté le prix du meilleur papet.
Plus précisément, c’est la crainte de perdre son identité qui revient dans les conversations. «Yverdon n’a pas d’âme, c’est déjà la ville», m’explique-t-on. Alors qu’à la poste d’Orbe «on se connaît, on se salue, c’est chaleureux». Les habitants préfèrent cette mentalité villageoise. Pourtant, Orbe se projette en ville. Le nouveau plan de quartier de Gruvatiez-En Lavegny a été accepté de justesse par la population, à l’issue du référendum du 13 décembre dernier, avec 51,22% de oui. C’est une première étape. Le bourg de 6738 habitants en comptera 10 000 en 2030, alors que les infrastructures, notamment scolaires, saturent déjà…
Enfin, l’argument le plus récurrent, pour expliquer le repli, est celui du chômage. Il mérite qu’on y regarde de plus près.
Chemin de la Rive 5, fabrique Nestlé
Le taux de chômage atteint 5,5% dans le bourg (pour une moyenne cantonale de 4,7%), rien de catastrophique. De plus, Orbe est tout sauf une zone guettée par la désindustrialisation: elle est devenue un centre mondial de compétence sur le café. Un produit qui fait partie de son histoire. C’est ici, en 1938, qu’a été inventé le Nescafé. Aujourd’hui, le site de Nestlé occupe 1500 personnes, dont 25% de locaux. Les chaînes de production des capsules Nespresso et de Nescafé tournent 24 heures sur 24, 360 jours par an… What else?
Thomas Suter, l’administrateur du site, vient m’accueillir à l’entrée. Il faut lire attentivement le règlement interne et s’engager à le respecter. Tous les visiteurs doivent se tenir à la rampe lorsqu’ils montent un escalier. Et ils ont l’interdiction de téléphoner en marchant. Tout a été pensé pour un maximum de rendement et un minimum de prise de risques. Jusqu’à l’absurde. En le quittant, je remarque les plaques françaises qui se suivent sur le parking de la multinationale suisse… Faut-il chercher les raisons de ce virage droitier dans l’exaspération suscitée par les frontaliers? Et si ce vote était protestataire? Dans le canton de Vaud, où un mouvement comme le MCG genevois n’a pas réussi à s’implanter, il fallait une soupape pour que les sentiments anti-frontaliers exultent.
C’est ce qui fait réagir un autre enfant du pays, Arnaud Bouverat. Ancien secrétaire du PS vaudois, il a passé dix ans au Conseil communal d’Orbe avant de quitter la commune en 2012 (il vit à Lausanne et travaille à Berne comme secrétaire syndical). Son analyse? «Les frontaliers apportent des richesses, par l’impôt à la source ou la compensation financière. Ils contribuent donc aussi au financement des infrastructures locales, comme les routes ou les transports publics.» Le problème, pour lui, ce ne sont alors pas les frontaliers, mais les salaires. «Il faut que les entreprises offrent des rémunérations décentes en Suisse. Si elles sont trop basses, elles ne peuvent pas suffire aux locaux. Des sociétés comme Hilcona, spécialisée dans les plats préparés, ou Nespresso n’ont pas de convention collective pour assurer des minimums salariaux. Alors que Nescafé en a une. De même, il n’est pas acceptable que des offres d’emploi soient publiées en France voisine et pas en Suisse. Ce n’est pas responsable de la part des employeurs.»
Rue du Moulinet 33, à l’association Patrimoine au fil de l’eau
A quelques pas du site de Nestlé, en bas de la pittoresque rue du Moulinet, un grand bâtiment ressemble à un château, avec sa tourelle d’angle. Il abritait les Moulins Rod jusqu’à leur fermeture, en 1997. C’est un labyrinthe de cinq étages, en sursis puisqu’il risque d’être démoli par son propriétaire, Avni Orllati, promoteur du quartier de Gruvatiez voisin. En attendant, le sculpteur Pierre-André Vuitel a entrepris un projet fou. Avec l’association Patrimoine au fil de l’eau, il a transformé ces lieux en musée sur l’histoire d’Orbe, mais aussi en théâtre et en centre pour les personnes au bénéfice du revenu d’insertion. Trois mille mètres carrés dédiés au social et à la culture, qui drainent 3500 visiteurs par an. Mais les Urbigènes, dans l’ensemble, déjà bénéficiaires d’un théâtre de qualité, La Tournelle, et d’un cinéma, boudent le Moulin et n’y voient qu’un intérêt limité. Même si le lieu n’est qu’à cinq minutes de la Grand-Rue, le public vient de plus loin, d’Yverdon ou de Neuchâtel. «La plupart des Urbigènes ne sont pas curieux! Ils sont fermés, restent devant la télévision, c’est terrible!» regrette le passionné.
Grand-Rue 34, chez Guign’art
Un peu plus haut, voici la Grand-Rue. Si les visiteurs viennent à Orbe, c’est surtout pour lui. Il est revenu de tout: ruiné, malade, il a frôlé la mort… Le pâtissier Philippe Guignard est une personnalité locale (tout comme l’éditeur Bernard Campiche, installé au numéro 26). Il aurait eu les yeux plus gros que le ventre, avec son empire pâtissier. Son groupe est tombé en faillite en 2014, laissant une ardoise de plus de 11 millions de francs… Pourtant, aujourd’hui, il s’«amuse comme un gamin» et accueille les clients nombreux qui défilent pour lui serrer la main. Son nom, cédé au Groupe Guignard, ne lui appartenait plus? Qu’importe: sa nouvelle enseigne, Guign’art, a ouvert le 22 septembre dernier. C’est la mieux achalandée de la ville.
«Vous êtes flamboyant…» Philippe Guignard se ferme. «Je préférerais le mot dynamique, je ne suis pas quelqu’un de flamboyant», tranche-t-il. Peut-être parce que «flamboyant» ressemble trop à «flambeur». Il déborde de projets, l’installation d’une patinoire en hiver, face à son nouvel établissement, et l’organisation de «Jeux olympiques du goût». Dans son tea-room d’une trentaine de places, les pâtisseries – millefeuille caramel et beurre salé, carac fourré à la pistache – sont magistralement mises en scène.
Pour le pâtissier, le bourg doit être ambitieux et grandir. «Orbe est représentative du Nord vaudois, elle manque de confiance dans ses moyens. Il faut être visionnaire, comme notre syndic, Claude Recordon.» Puis il s’enflamme: «A deux minutes d’ici, on trouve 160 places de parking. A trente secondes à pied, on est au bord de la rivière. C’est quand même extraordinaire, dans une cité de bientôt 10 000 habitants! Quelle ville peut offrir cela? Londres.» Le pâtissier star n’a pas changé, c’est rassurant. Il voit toujours aussi grand.
Grand-Rue 37, à l’école AlBayane
Dans la «ville mosaïque», un nouvel établissement a également ouvert ses portes récemment. C’est ici, juste en face: une école de langue arabe.
Il y a un an, la professeure Latifa Housni-Pouly a trouvé, en guise de bienvenue, un cadeau de mauvais goût, qui n’avait rien à voir avec les délices que vend son voisin: deux oreilles de porc suspendues au-dessus de sa porte. Cette mère de deux enfants, d’origine marocaine, vivant à Orbe depuis 2003, ne s’est pas découragée. Les Urbigènes, indignés, l’ont soutenue. Le sujet est sensible, d’autant qu’un jeune homme a quitté la commune en octobre 2013 pour rejoindre le djihad en Syrie, se faisant appeler Abou Suleyman Suissery. Depuis les attentats de Paris, Latifa Housni-Pouly craint d’autant plus les amalgames. Pourtant, son école n’enseigne pas la religion. Sur le tableau noir, ces mots en arabe: «respect», «pardon», «égalité», «amitié». Sur les bancs de sa salle de classe, des enfants binationaux (d’un parent libanais, égyptien ou marocain) et 14 adultes, curieux et passionnés, des voyageurs ou des artistes comme Michel Bühler.
Cette femme, qui porte un voile lui couvrant la tête, mais pas le visage, aimerait «donner une autre image, la vraie image de l’islam, qui n’a rien à voir avec l’horreur des attentats. Si je me suis installée sous le regard de tous, c’est pour signifier: «Venez me connaître!» Son enseignement est d’ailleurs donné bénévolement; le prix des cours, modeste, assure seulement le loyer de sa classe. «AlBayane», le nom qu’elle a choisi pour son école, signifie «clarté».
Grand-Rue 8, au K-rioc
D’autres Urbigènes issus de l’immigration ont su tirer leur épingle du jeu, au prix d’un travail acharné. Dans la Grand-Rue toujours, voici Arben Sylejmani. Ce jeune homme, 1 m 87 pour 79 kilos, est champion du monde mi-lourd de kickboxing depuis le 31 octobre. Sur la terrasse du café-restaurant Le K-rioc, au numéro 8, des passants le félicitent. Arben, 26 ans, est entraîné par son père, Adem. On confond souvent leurs prénoms. Adem, le père, a été vice-champion du monde de karaté contact en 2000. Il est arrivé des Balkans à Orbe en 1991 et y a fondé une école d’arts martiaux en 2000. Mais il a dû la fermer neuf ans plus tard. «Mon but était de rester, la municipalité m’a aidé à chercher un local, mais nous n’avons rien trouvé d’adéquat.» Désormais, Team Adem est basé à Yverdon et compte d’autres champions. Les deux fils d’Adem sont naturalisés Suisses.
Arben travaille à 100% à Crissier, dans la vente de tuyaux en acier. Le soir, il enchaîne, six jours par semaine, entre une heure et demie et deux heures et demie d’entraînement. Et surveille son poids aux 100 grammes près. Le week-end, il voyage pour ses combats. Les Sylejmani sont une vitrine de la ville. Des modèles encore trop méconnus. «Quand Arben a gagné, on a mis l’hymne national suisse, j’étais très fier», commente Adem.
Place de la Gare, à la Maison des jeunes
Au Café Contact organisé dans la Maison des jeunes d’Orbe pour accueillir les étrangers, animé par l’élue verte Regula De Souza ainsi que par des bénévoles, nous faisons la connaissance de Mohamed Bangoura. Ce requérant d’asile, né en Sierra Leone, a grandi en Guinée-Conakry. Il a vu mourir ses parents et son frère.
Après seize ans passés en Suisse, il n’a toujours pas reçu de statut légal. Et cela fait quatre ans qu’il loge dans l’abri PC d’Orbe, supposément dévolu à de courts séjours. Il a effectué quinze mois de travaux pour la commune, notamment en balayant des feuilles mortes. Une durée qu’il ne peut prolonger, le droit l’interdisant. Alors comment passe-t-il ses journées? «On attend, on attend, on attend…» «Aussi, nous aidons Mamadou à rédiger des offres d’emploi pour lui dénicher un job, explique Regula De Souza. Si on a une promesse de travail, on pourrait peut-être lui trouver un permis humanitaire.»
Ce jeudi matin, au Café Contact, une femme originaire de Thaïlande fait une apparition remarquée. Mariée à un Suisse, elle vit à Orbe depuis cinq ans et aimerait apprendre le français, dont elle ne parle pas un mot. Au hasard de la conversation, l’insécurité est évoquée. Une bénévole confie qu’elle ne sort plus le soir. «J’ai peur.» Pas des étrangers, mais «des jeunes portant des pulls à capuche».
Place du Marché, à l’hôtel de ville
Au bout de la Grand-Rue, sur la place du Marché, derrière la fontaine du banneret de Pierrefleur (témoin de l’histoire d’Orbe, lorsque la ville faisait partie de la Bourgogne transjurane, donc, ironie du sort, de la France), nous arrivons enfin à l’hôtel de ville. Rénové pour la somme de 6,5 millions de francs, il fait jaser dans une commune plombée par un déficit estimé à plus de 2 millions pour 2016. Sur son fronton, deux poissons d’or. Vers 1168, la ville faisait partie de la seigneurie de Montfaucon, c’est à cette époque qu’elle s’est vu attribuer ce blason. «De gueule à deux bars adossés d’or.» Des bars, oui, appelés aussi «perches de mer» (les pêcheurs de l’Orbe n’en ont jamais attrapé). Et rien à voir avec Les Deux Poissons, «pince-fesses» installé rue du Grand-Pont 2, dans l’ancien couvent des Clarisses, fondé en 1427. Orbe est rentrée dans l’ordre: l’établissement coquin est désormais fermé. Les Clarisses peuvent reposer en paix.
Dans son bureau, le syndic radical Claude Recordon paraît méfiant. Il s’apprête à passer la main, en juin prochain, après vingt-cinq ans à la tête de la commune. Il est épaulé par le nouveau secrétaire communal, Xavier Duquaine, jusqu’ici rédacteur en chef du journal Terre & Nature. «Avant, dans un village, il y avait le syndic, l’instituteur et le pasteur. Lorsqu’une de ces figures emblématiques disait quelque chose, la population l’admettait. Aujourd’hui, tout est contesté!» Claude Recordon, qui manifeste beaucoup d’entregent, s’est battu pour que le RER relie un jour Orbe à Lausanne, sans rupture de charge. Alors que, actuellement, il faut changer de connexion à Chavornay.
«On s’est dit qu’il fallait mettre le maximum de chances de notre côté, augmenter la population pour montrer que ce train peut avoir potentiellement plus de passagers.» Quitte à devenir une cité-dortoir? «On peut avoir cette peur, mais sur le site du futur quartier de Gruvatiez, des commerces sont prévus. Ainsi qu’une garderie et une permanence médicale…» Le quartier qu’il a planifié est une «pièce essentielle» d’un projet plus grand, qui comprend une maison de soins palliatifs, un nouveau centre de traitement et de réadaptation, un EMS.
La discussion porte ensuite sur les résultats des dernières élections fédérales dans la commune. Une commune où d’ailleurs le grand gagnant, l’UDC, n’est pas représenté, le pouvoir se partageant entre les radicaux, les socialistes et l’Union libre, particularité locale regroupant des sensibilités qui ne se reconnaissaient plus dans les partis traditionnels. Comment expliquer que l’UDC n’ait pas de parti à Orbe? «Parce qu’on n’en a pas besoin, lance le syndic, par boutade. On est bien sans eux.» Et de préciser: «Les positions de l’UDC ont tendance à me hérisser le poil, mais la candidature de l’homme Jacques Nicolet, je l’ai soutenue. Monsieur Nicolet s’implique dans la vie de la commune. Tout le monde ici le connaît, il était notamment là pour la Fête de la saucisse aux choux.»
Si le syndic est respecté, des conseillers communaux n’ont cependant pas hésité à le suspecter d’avoir des conflits d’intérêts: il a été engagé comme administrateur dans l’entreprise du promoteur-constructeur Orllati, celle-là même qui a planifié le futur quartier de Gruvatiez. Interpellé, Claude Recordon a dû quitter son poste au sein de la société. La municipalité a alors parlé de «maladresse».
Plus généralement, certains se disent gênés par «la capacité de l’exécutif à noyer le poisson». On en revient aux bars dorés du fameux blason.
Rue Centrale 22, au National
Aucune des personnes rencontrées ne m’a confié avoir voté pour l’UDC. A croire que le parti ne compte aucun électeur dans la Grand-Rue. Je descends au National, belle pinte vaudoise pur sucre. Eddy Aubert propose de partager un verre de blanc. Electricien retraité, président du chœur d’hommes et caissier des carabiniers, il a été socialiste, puis membre de l’Union libre. «Il faudrait installer des caméras.» Et d’évoquer les incidents de la Grand-Rue. Le 18 octobre dernier, des agents ont constaté un vandalisme commis sur le mobilier urbain et des véhicules. Imaginez: des arbustes et des fleurs d’ornement ont été arrachés et lancés sur la route ainsi que sur des voitures. Une enquête est en cours. «Tout ça, c’est à cause du regroupement des polices, estime Eddy Aubert. On ne voit pas assez les agents en ville le soir. La journée non plus.»
Non loin de là, sous l’esplanade du château, dans son quartier composé d’immeubles de 6 à 8 appartements, Pierre Rufener souffre aussi d’un certain sentiment d’abandon. Déjà sur le plan personnel, car il ne connaît plus grand monde dans son quartier. «Mes voisins? J’entends leur voiture le matin, le soir, c’est tout.» Et cet homme qui promène son chien ne lui dit jamais bonjour. «On vit à l’écart les uns des autres.»
Cet ancien socialiste, aujourd’hui membre de l’Union libre, a voté UDC en octobre. «Quand vous êtes chômeur, comme moi, que vous vous présentez chez Nestlé ou Hilcona, qu’on ne vous prend pas mais qu’on engage un Français à la place…» A 60 ans, Pierre Rufener est peintre en automobile. «Le vendredi soir, quand je vois les frontaliers s’arrêter à la banque pour retirer leur salaire, ça me fait mal. Quand je vois les requérants avec leur natel neuf aussi. Les socialistes font beaucoup pour les aider. Mais les requérants n’ont jamais cotisé! On n’a que les yeux pour pleurer», lâche celui qui a passé quinze ans au Conseil communal, sous les couleurs du PS. Avant que l’Union libre ne l’approche. Raciste? «Peut-être, mais pas trop. Je le dis gentiment, ne vous méprenez pas, j’ai des amis de couleur.»
L’UDC, Philippe Simone avait, lui, tenté de l’implanter à Orbe en 2003. «On a réuni un groupe de 8 personnes, mais deux d’entre elles étaient trop proches de la branche zurichoise, elles nous ont critiqués dans la presse.» Il a constaté des luttes d’ego, et le regrette. «Je défends les UDC modérés, pas ceux qui tirent la couverture à eux et se font remarquer par des scandales.»
Rue Grange-St-Germain, chez Nathalie Buchs
Orbe, ce n’est pas que la vieille ville, la zone industrielle et les quartiers d’habitations. On oublie que la ville est aussi agricole et rurale. C’est l’Orbe «d’en bas», à l’ombre du site Nestlé, là-bas, près du cimetière. Nathalie Buchs et Sylvie Troyon, deux membres du comité des Paysannes vaudoises, nous reçoivent pour un café. A vingt minutes à pied de la Grand-Rue, les habitants se sentent comme éloignés de «la ville». «Je préfère me balader en pleine forêt, de nuit, plutôt que dans la Grand-Rue!» s’exclame Sylvie Troyon. «On ne sort pas en ville, c’est exclu! On fait tout en voiture», précise encore Nathalie Buchs.
Pourtant, les prisonniers des Etablissements de la plaine de l’Orbe voisins, lorsqu’ils se font la belle, ne pensent qu’à fuir la région. Non, ce qu’elles appréhendent est tout autre. «On est gangrené par le vandalisme», explique Sylvie Troyon. Malgré tout, «on a fait l’inauguration du nouveau Landi et on a tenu une guinguette. Et nous nous baladons fièrement à l’Abbaye en costume traditionnel. On y rigole un bon coup pendant que nos maris boivent des verres.» La société compte 53 membres, dont seulement trois sont des exploitantes agricoles. «On accueille toutes les femmes d’Orbe et des villages extérieurs, à bras ouverts, pour leur inculquer les valeurs de notre cher canton de Vaud.» Quelles valeurs? «Le respect de la terre, des travailleurs et des anciens.» Elles ont des frissons rien que d’en parler. «L’amitié avec un grand A», le plaisir d’être ensemble, de partager et de donner.
Les votations? «Je ne soutiens pas les socialistes, il n’y a pas plus faux cul, estime Sylvie Troyon. Nous avons voté pour Nicolet. On le connaît bien, il n’a pas d’idées extrémistes. Nicolet n’était pas très bon élève à l’école, et je suis fière de voir ce qu’il est devenu. Quelle revanche! Alors, les socialos gauche caviar, revenez sur terre!» Lorsqu’une ferme a brûlé, dans la région, Jacques Nicolet a apporté son aide. «Si on a un pépin, nos UDC seront là. Et si un jour je n’ai plus rien, confie encore Sylvie Troyon, je sais que Nicolet m’aidera et me donnera de quoi subsister, des patates et de la viande. Cela s’appelle la solidarité.» Voilà ce qui aurait motivé le vote UDC. Qui l’eût cru?
Place du Marché 3, à La Croix d’Or
Quelles que soient leurs opinions politiques, tous les habitants d’Orbe se retrouvent désormais à la Fête de la saucisse aux choux, organisée chaque automne depuis 2004. Un nouveau point d’attraction fédérateur, un vivre ensemble qui s’invente. La saucisse aux choux vaudoise aurait été créée ici en l’an 879, lors du séjour de Charles le Gros, futur empereur d’Occident… «On a essayé de faire venir les experts du Livre des records, mais on n’a pas réussi à les avoir, commente le tenancier de La Croix d’Or, Daniel Grivet, initiateur de la manifestation. Mais bon, la saucisse du boucher Armand Roch était la plus grande du monde!» Ce jour-là, le délicat fumet de cette recette ancestrale, savant mélange de viande, de lard, de couennes, de choux et d’épices, s’est marié dans l’atmosphère avec le parfum du café torréfié. Un alliage inédit, digne de la ville mosaïque.