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Ces «Suisses» et leurs vignobles bordelais

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Jeudi, 7 Janvier, 2016 - 05:48

Enquête. Qui se cache derrière les façades des châteaux viticoles bordelais? Plusieurs riches propriétaires sont domiciliés sur l’arc lémanique. La plupart sont Français, certains bénéficiant d’un forfait fiscal. Quelques rares Helvètes s’y sont risqués eux aussi.

Bordeaux constitue toujours le centre du monde du vin. Les Chinois ne s’y trompent pas. Depuis dix ans, ils ne cessent d’acheter des châteaux: le cap des cent a été franchi fin 2014. Une paille, si l’on sait que le Bordelais en recense 11 000! En décembre dernier, le Château Mirefleurs, 40 hectares en bordeaux supérieur, est lui aussi passé en mains chinoises. Il a été acquis par Changyu. Cette société, numéro un du vin dans son pays, a repris ce domaine à un partenaire, le groupe Castel, numéro un du vin en Europe.

La firme française, spécialisée également dans les boissons gazeuses et les bières, détient depuis 2011 le Château Beychevelle, Quatrième Cru de Saint-Julien. Cela en copropriété avec Suntory, la plus ancienne société de fabrication et de distribution de boissons alcoolisées au Japon.

Son groupe, Pierre Castel le dirige depuis Genève, où il réside depuis près de vingt-cinq ans.

Avant d’attirer les Chinois, le Bordelais avait aimanté les milliardaires du luxe dès le milieu des années 90. Parmi eux, les héritiers de Chanel: Alain et Gérard Wertheimer. Ils se sont intéressés au Château Canon, 1er Grand Cru classé B de Saint-Emilion, et au Château Rauzan-Ségla, 2e Grand Cru de Margaux. Uniques propriétaires de Chanel, les deux frères conservent toujours la direction de cet empire de la haute couture, du parfum ou encore de l’horlogerie. L’un, Alain, vit à New York. L’autre, Gérard, s’est installé à Genève, lui aussi pour des raisons fiscales.

Ce mouvement, d’autres grands noms du luxe, suisses ceux-ci, l’ont suivi. Déjà le Bâlois Silvio Denz. L’actionnaire majoritaire d’Art & Fragrance, groupe qui comprend notamment la marque Lalique, s’est également investi dans les grands crus. D’abord avec le Château Faugères, à Saint-Emilion, où Mario Botta a construit un chai futuriste inauguré en automne 2009. Puis à Lafaurie-Peyraguey, 1er Grand Cru de Sauternes.

Autre passionné, Karl-Friedrich Scheufele, coprésident de Chopard et propriétaire d’œnothèques à Genève, à Gland et à Gstaad. Au Bordelais, il a préféré un terroir moins réputé, Bergerac. Là, il a repris le Château Monestier La Tour, une splendide demeure établie sur 100 hectares, dont 30 de vignes. Depuis, il s’efforce de faire rayonner les vins d’une région sous-estimée.

De prestigieux domaines, Jean-Jacques Frey en a acquis plusieurs, dont Paul Jaboulet Aîné, à Tain-l’Hermitage, le Château Corton André, en Bourgogne, et La Lagune, dans le Haut-Médoc. Un pôle viticole que l’homme d’affaires français d’origine bâloise, établi en Suisse depuis une quinzaine d’années, a confié à sa fille Caroline. Major de sa promotion à l’Université de Bordeaux, cette jeune œnologue signe depuis dix ans, sous l’étiquette de ce Grand Cru classé, des vins toujours plus reconnus.

Parmi ces autres Français installés en Suisse qui se sont également investis dans le Bordelais se trouve Michel Reybier. Fortune faite dans l’agroalimentaire, propriétaire, à Genève, de l’hôtel La Réserve et des autres enseignes du même nom, il est devenu le châtelain de Cos d’Estournel, 2e Cru de Saint-Estèphe. Pour régler une succession familiale difficile – qui explique souvent la vente d’une partie du patrimoine français hors du milieu viticole –, Bruno Prats avait dû se résoudre à s’en séparer au tournant du nouveau millénaire.

Vice-président de l’Académie internationale du vin, fondée à Genève, Bruno Prats réside sur les hauts de Morges. Ce subtil œnologue a gardé des intérêts dans le monde du vin, au Chili, au Portugal et en Afrique du Sud. Il est désormais associé à l’homme d’affaires d’origine tchèque Zdenek Bakala, domicilié dans la région nyonnaise, acquéreur du plus célèbre domaine d’Afrique du Sud, Klein Constantia et son vin de Constance, que Napoléon but jusqu’à la lie, en exil à Sainte-Hélène.

Autre grande figure bordelaise, de Pauillac, May-Eliane Miailhe, veuve du général de Lencquesaing. Après avoir vendu le Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande au Champagne Louis Roederer en 2007, la «générale» s’est établie sur les hauts de Vevey et, nonagénaire, elle préfère passer l’hiver dans son domaine viticole de Glenelly, en Afrique du Sud. Habitants de la Riviera vaudoise, eux aussi, Hervé Laviale, ex-journaliste musical à RTL, et son épouse, la Belge Griet Van Malderen, ont acquis trois châteaux à Saint-Emilion (Château Franc Mayne), à Lussac et à Pomerol, il y a une dizaine d’années.

C’est à l’Auberge de l’Onde, à Saint-Saphorin (VD), qu’aime s’attabler le prince Robert de Luxembourg. Genevois d’adoption, il préside aux destinées du Domaine Clarence Dillon, propriétaire, notamment, du Château Haut-Brion, autre 1er Grand Cru classé en 1855.

Tous, peu ou prou, suivent les traces des Rothschild. A Bordeaux, un Rothschild de Lafite peut en cacher un autre, de Mouton, et même un troisième, de la branche genevoise. Le fils de feu le banquier Edmond de Rothschild et de l’arbitre des bonnes manières, Nadine, le baron Benjamin est responsable du Châteaux Clarke et du Château des Laurets. Ce dernier, 90 ha de vignoble, a été acquis en 2003, tandis que le premier est un projet viticole de 200 hectares, développé de manière résolument moderne dès 1973 par son père. Rien ne dit que ce banquier, mécène de l’horlogerie et de l’édition*, eût souscrit au sulfureux adage, plus ou moins d’actualité selon la conjoncture: «Il est plus facile de faire du vin avec de l’argent que de l’argent avec du vin.»

Néanmoins, le marché d’anciens millésimes, par le biais de ventes aux enchères annuelles à Londres, à Hong Kong et à Genève, est estimé à près de 5 milliards de francs par an dans le secteur des vins de collection.

* Le prix Edmond de Rothschild a été remis à Pierre Thomas et au photographe Régis Colombo en 2006 pour leur ouvrage «Vignobles suisses», aux Editions Favre.

Texte de Pierre Thomas

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