Analyse. Le franc fort continue de plomber la croissance. Conséquence: un risque de démantèlement industriel et de hausse du chômage.
Florence Vuichard
Ce 11 septembre, quand Nick Hayek grimpe sur l’estrade d’une salle de conférences à l’Hotel Bern, il n’est pas sur son terrain habituel. Malgré tout, il met prestement dans sa poche les délégués d’Unia, le syndicat de l’industrie. Voilà enfin un patron qui vient vers eux pour partager leurs soucis. Et surtout leur analyse: en supprimant le taux plancher, la Banque nationale suisse a durement affecté la place industrielle suisse. Et pour évoquer le franc fort, le patron de Swatch Group recourt à des mots expressifs, comme d’habitude. «C’est un cocktail sacrément empoisonné.» Pilote d’hélicoptère, il le compare avec la météo: pendant qu’au sol tout est encore paisible, des turbulences s’amoncellent dans les hautes couches, qui annoncent la tempête.
Au sol, il y a les consommateurs qui se réjouissent des prix à la baisse. Et les salariés qui, vu le taux encore relativement bas du chômage, se sentent en sécurité. Les petites nouvelles de licenciements et de délocalisations à l’étranger, largement diffusées au niveau régional, demeurent au-dessous des radars de l’intérêt médiatique et politique. Et les augures de la conjoncture augmentent encore le climat de confiance avec leurs pronostics de croissance.
Or, les perspectives s’assombrissent sur le marché intérieur et l’industrie d’exportation est à la peine. Avec la hausse du chômage, le climat de consommation se détériorera et, par conséquent, la consommation diminuera, annonce Claude Maurer, responsable de l’analyse conjoncturelle chez Credit Suisse. Autres facteurs négatifs: l’immigration devrait légèrement reculer, le boom de la construction est derrière nous et les sommets constatés sur le marché immobilier font également partie du passé. «Il n’y a pas de stimulateurs de croissance et, en ce moment, je ne vois pas d’où ils pourraient venir.» Deux facteurs pourraient se révéler positifs: un vigoureux rattrapage sur les débouchés ainsi qu’une dévaluation du franc. Mais ces deux éventualités sont improbables en cette année 2016. Aussi Claude Maurer conclut: «2016 sera comme 2015: sans croissance.» Autant dire la stagnation.
Une croissance en petite hausse
En chiffres, les divers analystes conjoncturels s’attendent pour 2016 à une croissance de 1 à 1,5% du produit intérieur brut (PIB). Ils expliquent cette petite hausse par l’immigration persistante dans le domaine de la santé et par la consommation, quoique affaiblie. La statistique des exportations pourrait s’améliorer grâce à la pharma, relativement résistante aux cours de change, et à la rigueur à la technologie médicale. Même l’horlogerie, jusqu’ici plutôt imperméable à la crise, figure pour la première fois dans le scénario d’Economiesuisse parmi les branches à la croissance inférieure à la moyenne, relève son chef économiste, Rudolf Minsch. Les augures placent leurs espoirs dans la hausse des taux américains et dans les prix demeurés bas de l’énergie ainsi que du pétrole, qui pourraient tous deux relancer la conjoncture mondiale.
La Suisse aura bouclé l’année 2015 avec un petit plus: les pronostiqueurs ont prévu une croissance de 0,6 à 0,9%, quand bien même les résultats trimestriels collent au niveau zéro. Ce résultat, à première vue paradoxal, est la conséquence d’une croissance relativement forte au second semestre 2014 et du débordement statistique qu’elle a entraîné. Autrement dit, «nous avons grimpé en 2014 et nous nous sommes maintenus en 2015», explique l’analyste Claude Maurer.
L’année 2015 a également comporté d’autres particularités: le rapport entre croissance économique réelle et nominale a pivoté. Si, habituellement, l’économie croît plus nominalement que réellement en raison de la hausse des prix, ce fut l’inverse l’an dernier en raison de prix en forte baisse. Aussi, «compte tenu des grandes concessions sur les prix et les marges des entreprises exportatrices, nous sommes en récession nominale», signale Martin Eichler, chef économiste auprès de l’institut conjoncturel BAK Basel.
Pour l’industrie, on n’a pas encore atteint le creux de la vague: les entrées de commandes diminuent, à l’instar des ventes. Plus d’un tiers des entreprises réunies au sein de la fédération de l’industrie des machines, Swissmem, s’attendent à des pertes en 2015.
Les entreprises ont établi leurs budgets pour l’exercice qui vient de débuter. Nombreuses sont celles qui comptent avec un cours franc/euro de 1:1. C’est le cas du groupe zurichois Bucher Industries. D’autres sont plus confiantes, elles voient le cours de l’euro à 1,05. Reste que la plupart des chefs d’entreprise intègrent un amortisseur de cours: si le franc devait s’affaiblir, cela leur laisserait un peu d’oxygène.
Patron de l’entreprise soleuroise Fraisa, Josef Maushart établit sa planification avec une réserve de 5 centimes par rapport au cours actuel de l’euro. «Mais dans nos arrière-pensées, nous adoptons le scénario de la parité. Nous devons constituer nos budgets de sorte que, même dans un cas aussi désavantageux, nous enregistrions quand même des bénéfices.» Car sans bénéfices, il n’y a pas d’investissement et sans investissement la perspective d’une industrie 4.0 s’éloigne. «L’écart s’accroît entre les sociétés qui investissent et continuent de rationaliser et celles qui ne peuvent plus se procurer de capital à cet effet», constate Josef Maushart.
En constante adaptation
A noter que, à la différence de crises précédentes, les entreprises ont à peine recouru à l’instrument du chômage partiel. Si en 2009, au sommet de la crise financière, quelque 4800 entrepreneurs avec près de 80 000 salariés y avaient fait appel, à fin septembre ils n’étaient que 500 pour environ 4800 collaborateurs.
L’un d’eux est Ruedi Wandfluh, propriétaire de l’entreprise homonyme et ancien conseiller national UDC bernois. Pour lui, à la différence des crises précédentes, on n’a affaire qu’à une petite crise de capacités. Il y aurait encore assez de travail, la crise affecte les marges. Manifestement, nombre de chefs d’entreprise ne croient pas à une dévaluation rapide du franc et s’adaptent constamment à l’évolution de la situation: ils délocalisent partiellement ou totalement leur production à l’étranger ou réduisent les effectifs pour diminuer les coûts.
Désormais, Nick Hayek n’est plus seul à sonner l’alerte et à jouer le «rabat-joie», comme il le dit lui-même. Ces dernières semaines, petit à petit, d’autres patrons ont averti que la place industrielle était en train de couler. Et certains se sont alors attaqués à la politique monétaire de la Banque nationale suisse. Parmi eux, Willy Michel, fondateur d’Ypsomed, Michael Pieper, propriétaire de Franke, et Hans-Ulrich Müller, président de l’association Swiss Venture Club (lire l’interview en page 26). Pour ce dernier, si la hausse du franc n’est pas rapidement corrigée, beaucoup d’entreprises risquent le coup de grâce. «Un danger que court aussi la place industrielle suisse dans son ensemble.»
Le choc du franc perturbe d’ailleurs Hans-Ulrich Müller depuis le début. Cet avocat de la place industrielle, qui croit aux vertus du dialogue, tente désormais de rassembler toutes les parties. C’est pourquoi il organise le 8 février prochain, à Berne, une rencontre avec le président de la Banque nationale, Thomas Jordan, et son maître de thèse de doctorat, le professeur Ernst Baltensperger.
Appel au retour du taux plancher
Autre branche à souffrir mille maux, le tourisme. Silvio Schmid, président des remontées mécaniques des Grisons, s’est par exemple prononcé dans la Schweiz am Sonntag pour un taux minimal de 1,15 franc. Une proposition que partage Christoph Juen, directeur d’Hotelleriesuisse: «Nous avons besoin d’un cours de l’euro qui se situe, pour le client, au-dessus de la limite psychologique décisive de 1,10. La Banque nationale doit y veiller, soit par l’introduction d’un taux plancher fixe, soit par des interventions ciblées.» Car, dans l’état actuel, même des hôtels à la situation saine risquent de se trouver mal.
Pour tout dire, industriels et hôteliers réclament le retour à un taux plancher. Sans croire pour autant que la Banque nationale entendra leurs vœux ou pourra les exaucer. Ils sont nombreux à dire que leur marge de manœuvre est restreinte. Au sein de l’Administration fédérale, où l’on observe également avec souci la menace d’un processus de désindustrialisation, on est convaincu que, sans pression politique, la Banque nationale ne se ravisera pas. Or la volonté politique n’est pas perceptible, du moins pas pour le moment.
Comme bien des entrepreneurs, les politiques préfèrent évoquer le problème de l’euro plutôt que celui du franc, sous-entendant ainsi que le remède à la situation ne peut venir que de l’étranger. Seul le PS tente sans relâche de remettre l’affaire sur le tapis. Il entendait convoquer un débat urgent sur la situation du franc et les répercussions de la politique monétaire sur la politique de tous les jours lors de la session d’hiver. Sa proposition a été balayée. Des interventions dans les deux Conseils permettent cependant d’entrevoir un débat lors de la session de printemps. «Nous serons alors prêts, si les partis bourgeois se réveillent et qu’ils reconnaissent les dommages subis par l’économie réelle», annonce le président des socialistes, Christian Levrat.
Le patron de Fraisa, Josef Maushart, attribue, quant à lui, l’échec au politique: «Nous pâtissons des conséquences de nos tendances isolationnistes.» Concrètement, si la Suisse s’était adaptée plus tôt, elle aurait plus rapidement intégré sa place financière et fiscale aux normes internationales et, du coup, «les excédents de la balance courante n’auraient pas augmenté à 10% du PIB et le franc ne serait jamais devenu aussi fort».
Mises en garde
De plus, la Suisse souffre d’un déficit de croissance structurel. Dans son dernier rapport par pays, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) situe notre potentiel de croissance à un modeste 1,2%. C’est trop peu. Ce constat inquiétant résulte du mélange entre insuffisance du capital investi, potentiel de main-d’œuvre à la baisse à la suite de l’évolution démographique, limitation de l’immigration politiquement voulue et très basse productivité du travail. «Sur ce point, nous ne sommes que moyens», commente le chef économiste de la Confédération, Eric Scheidegger. Une productivité du travail plus élevée constituerait le socle du bien-être de demain.»
C’est pourquoi l’OCDE recommande davantage de libéralisation dans les télécoms et sur le marché de l’électricité, ainsi que des réformes dans l’agriculture. Cependant, les majorités politiques en faveur d’un agenda de refontes dans l’économie interne, comme à la fin des années 90, ne sont pas en vue.
L’OCDE met également en garde contre la croissance rapide des tâches confiées au secteur public. Aussi, dans les administrations fédérale et cantonales, la croissance des dépenses devrait être freinée du fait de l’érosion des recettes. Mais c’est surtout dans le domaine de la santé et des soins que les charges continuent de croître année après année. De quoi inquiéter Josef Maushart, qui peine à se réjouir des pronostics de légère croissance en 2016: «Au bout du compte, il s’agit d’une croissance faite d’impôts et d’assurances sociales financée par des prélèvements.»
Reste que Mario Draghi a fait aux entreprises, le 3 décembre dernier, un petit cadeau de Noël. Elles ont appris avec soulagement que le patron de la Banque centrale européenne avait déçu les marchés financiers et, de ce fait, évité de pousser encore le franc vers le haut. «Une bonne nouvelle, apprécie Josef Maushart. En tant qu’entreprise tournée vers l’exportation, la vie est déjà dure avec un cours de l’euro à 1,10, mais le défi peut être relevé.»
© Bilanz
Traduction et adaptation Gian Pozzy