Texte de Matthias Krupa et Caterina Lobenstein
Reportage. Un accord de partenariat avec l’Union européenne est censé stimuler les économies africaines. Or, la tomate italienne se vend moins cher sur les marchés du Ghana que sa cousine indigène. Et pousse les petits paysans à émigrer vers les champs européens, où ils récoltent… les tomates qui les concurrencent.
Les fruits écarlates mûrissent parmi les hautes herbes. Le paysan Kojo Ebeneku travaille pieds nus. Jour après jour, il cueille une tomate après l’autre. Il se bat contre les chenilles qui dévorent ses plantes, contre les prix en chute libre, contre les agriculteurs européens qui plantent sur d’immenses surfaces des tomates subventionnées et les expédient dans le monde entier. Il se bat contre l’Union européenne qui répartit ces subventions.
Voilà dix ans que Kojo Ebeneku, 45 ans, récolte ses tomates. Il sait extraire les semences des plus beaux fruits, il sait creuser des trous dans la terre en trois coups de machette pour y déposer les graines. Il sait engraisser et arroser ses plantes. Mais il ne sait pas lire un livre, écrire des mots ni calculer ses revenus. Avec sa famille, il vit dans le village de Kualedor, au sud-est du Ghana, dans une hutte ronde de torchis couverte d’un toit de chaume. Le Ghana est l’Etat modèle de l’Afrique. Il vit en paix, les élections y sont libres, le produit intérieur brut (PIB) croît de 4% et plus par an. Les Ghanéens sont nombreux à espérer que leur pays se muera un jour en Etat industrialisé, leur apportant de l’emploi et le bien-être. Mais, pour l’heure, à l’instar de Kojo Ebeneku, la récolte ne suffit qu’à survivre. La plupart de ses compatriotes ne rêvent que d’aller ailleurs. En Europe.
Au village de Kojo, presque chacun a un cousin, une tante ou un ami qui a grimpé sur un camion, traversé le désert et franchi la Méditerranée sur de précaires canots gonflables. Kojo Ebeneku les qualifie de désespérés, l’UE les appelle des réfugiés économiques. L’UE entend combattre les causes de ces flux de migrants, veiller à ce que les conditions de vie dans les pays d’origine s’améliorent. La stratégie est évidente. Mais il y a un os: l’UE entend également commercer avec l’Afrique. Or, ce commerce aggrave les conditions d’existence de Kojo et de ses semblables.
1,8 milliard d’euros pour l’afrique
Pour mieux comprendre le problème, il suffit de suivre les pérégrinations de la tomate; d’aller sur les marchés du Ghana qui ne vendent pas de tomates indigènes mais des tomates importées; de visiter les immenses groupes agro-alimentaires du sud de l’Italie qui produisent les tomates exportées; d’aborder les gens qui récoltent ces tomates. En fin de compte, on tombe sur des Ghanéens qui ont parcouru des milliers de kilomètres à travers le désert et la mer pour faire en Europe ce qu’ils faisaient à la maison: récolter des tomates. Ces tomates exportées en Afrique, qui y écrasent les prix.
En novembre 2015, plus de 60 chefs d’Etat et de gouvernement africains se sont retrouvés à Malte pour le sommet UE-Afrique. Pour évoquer les causes de la migration vers l’Europe et les moyens d’y parer. On n’oublie pas de rappeler les 3500 hommes, femmes et enfants qui ont payé de leur vie, l’année dernière, la traversée de la Méditerranée, mare nostrum. Le sommet devrait mettre fin à l’hécatombe.
Le président du Ghana, John Mahama, est venu lui aussi. L’alphabet le place à côté d’Angela Merkel. A la fin du sommet, les participants promettent de combattre la pauvreté en Afrique et d’y encourager le développement économique. L’UE s’engage à accroître son aide au développement de 1,8 milliard d’euros pour bâtir des écoles, soutenir les paysans et créer des perspectives. Conclusion du sommet: «Notre objectif prioritaire doit être de laisser renaître l’espoir, surtout au sein de la jeunesse africaine.»
Kojo a cinq enfants. Le plus jeune, 2 ans, est assis près de lui dans l’herbe haute et suce une tomate. A en croire les politiciens réunis en novembre à Malte, son sort devrait être meilleur que celui de son père. Il devrait pouvoir aller à l’école et accomplir une formation. Il devrait grandir dans un pays qui lui offre des perspectives. Après tout, son père s’active sur un créneau porteur: rares sont les pays où l’on consomme autant de tomates qu’au Ghana. Il n’y a presque pas une recette qui y échappe: la soupe, les pâtes pimentées, le riz wolof, sorte de paella à la ghanéenne. Selon la FAO, la consommation de tomates a d’ailleurs augmenté ces dernières années et beaucoup de paysans ont accru leur productivité.
Mais le prix des tomates n’augmente pas, il a même diminué des années durant. La raison? On l’élucide sur les marchés locaux et le long des routes: entre noix de coco et pastèques, entre gigots de chèvre et quartiers de porc s’élèvent des pyramides de conserves aux étiquettes rouge sang, de la minuscule boîte de 70 grammes à celle de 2 kilos. Des boîtes de tomates pelées, en dés ou passées en sauce. La contre-étiquette indique: «product of China», «product of South Africa». Et «product of Italy».
En effet, l’UE n’envoie pas en Afrique que son aide au développement, mais aussi des millions de tonnes de tomates d’Italie, de lait en poudre du Danemark, de poulets congelés d’Allemagne. L’Afrique est pour l’Europe un gros marché d’exportation. Ses produits sont vendus si bon marché que beaucoup de producteurs locaux renoncent. Les éleveurs de poulets ghanéens ne sont pas concurrentiels face aux ailerons de poulet venus d’Europe; les producteurs de lait d’Afrique l’Ouest se battent pour survivre et les planteurs de tomates n’arrivent pas à écouler leur marchandise. Selon les données de la FAO, la part de marché des tomates indigènes n’a cessé de diminuer, tandis que l’importation de pulpe de tomate ne faisait qu’augmenter: elle s’est multipliée par 34 entre 1998 et 2013!
Machines à l’arrêt
Le village de Pwalugu est situé au nord du Ghana. Huttes de torchis, hangars aux toits de tôle ondulée, chèvres paissant en liberté le long de la route, pintades picorant la poussière et un écriteau rouillé au-dessus d’un portail envahi de broussailles: Northern Star Tomato Factory. Jadis, des milliers de paysans livraient leurs tomates à cette fabrique qui employait des dizaines d’ouvriers. La pulpe des fruits y était cuite en un épais concentré, puis mise en boîtes et en cagettes prêtes à être vendues. Aujourd’hui, les machines sont à l’arrêt et la fabrique tombe en ruine.
Emanuel Darkwa était l’un des responsables de la structure. Vêtu de jeans et d’une chemise à carreaux repassée de frais, il désigne les générateurs et les cuves rouillés, les locaux de lavage, les bureaux et la cantine. Pigeons et chauve-souris ont pris possession des lieux. Dehors, des piles de cagettes marquées NSTF pourrissent lentement. Northern Star, soit étoile polaire, «car la fabrique devait être un modèle montrant la voie au pays tout entier, tout comme les navigateurs s’orientent sur l’étoile polaire», explique Emanuel Darkwa. Le projet a échoué, mais il y croit toujours. A l’entrée, il a disposé des pots de fleurs et planté des palmiers et des plantes grimpantes qu’il entretient avec soin. Comme il attend aujourd’hui des investisseurs indiens susceptibles de remettre la fabrique en route, il a disposé des bouteilles d’eau sur la table de conférence. Une heure passe, puis deux, puis trois. Il téléphone. Et soupire: les Indiens ne viendront pas.
Il y a diverses explications à la fermeture de la fabrique. Les paysans disent que ses dirigeants étaient corrompus, Emanuel Darkwa, lui, accuse les paysans d’avoir livré des tomates trop aqueuses, trop petites, trop blettes. En plus, l’alimentation électrique tombait en panne à tout bout de champ. Mais sur un point tout le monde tombe d’accord: la fabrique de Pwalugu n’avait aucune chance face à du concentré de tomates d’importation au prix de plus en plus bas.
En 2014, l’UE et les seize Etats d’Afrique de l’Ouest réunis au sein de la CEDEAO ont signé un accord de partenariat économique. Une de ses clauses prévoit que l’importation de produits européens sera facilitée par l’abaissement des droits de douane. Après la décolonisation, les anciens maîtres européens avaient défini pour les échanges commerciaux un statut particulier: alors que les vendeurs européens devaient payer des droits de douane pour exporter leurs produits en Afrique, les Africains pouvaient librement exporter les leurs en Europe. C’était donner une chance aux anciens colonisés de rattraper un peu leur retard. Mais l’OMC insiste depuis des années pour que ce statut spécial soit progressivement remplacé par une situation de libre-échange.
Au sud-est de l’Italie s’étend une plaine fertile le long de la côte adriatique: on est ici dans les Pouilles. C’est la plus grande surface plantée de tomates du continent. D’immenses hangars, des chambres froides et des fabriques permettent de valoriser ce que les autochtones appellent l’oro rosso, l’or rouge. A Foggia, la fabrique n’a rien de commun avec celle de Pwagulu: sur 100 000 m2, quelque 400 000 tonnes de tomates sont transformées chaque année, dont 80% destinées à l’exportation: lavées, pelées, épépinées, coupées en dés, cuites en sugo ou concentrées. Cinquante poids lourds peuvent être chargés simultanément de palettes de boîtes destinées aux supermarchés d’Europe ou du port à porte-conteneurs de Naples.
1,5 milliard par an pour l’italie
La puissance exportatrice de l’Europe repose sur des milliards d’euros de subventions. Plus d’un tiers du budget de l’UE est destiné au soutien de l’agriculture. A elle seule, l’Italie touchera, entre 2014 et 2020, quelque 10,5 milliards d’euros, à peu près 1,5 milliard par an. Cela illustre le rapport de force qui sous-tend l’accord entre l’UE et la CEDEAO. A l’origine, l’intention (libérale) est sincère: plus de commerce, c’est plus d’investissements, plus de croissance, plus d’emplois. C’est en tout cas ainsi que cela fonctionne en Europe. Mais divers experts ne croient pas que ce soit jouable quand les deux partenaires sont pareillement inégaux. L’économiste ghanéen Kwabena Otoo tente la métaphore: «Nous ne pouvons pas faire jeu égal avec les produits subventionnés venus d’Europe. Le libre-échange entre l’Europe et l’Afrique, c’est comme un match de football entre le Real Madrid et l’équipe scolaire de Boli Bamboi.»
L’Europe jouit d’un autre atout dont nul ne parle: les planteurs de tomates italiens disposent d’un inépuisable réservoir de main-d’œuvre, les migrants. A Foggia, non loin de la gigantesque fabrique qui transforme l’or rouge, entre champs de tomates et oliveraies, se trouve ce que les autochtones ont baptisé le ghetto ghanese, le ghetto ghanéen. Environ 150 personnes y peuplent à l’année des cabanes en ruine mais, à la saison des récoltes, ils sont jusqu’à 800. Nombre d’entre eux sont des paysans, des collègues de Kojo Ebeneku qui, sous la pression des prix, ont fui leur pays pour l’Europe. Les gens du ghetto ghanese représentent une petite part des centaines de milliers de travailleurs immigrés qui s’échinent aux récoltes dans le sud de l’Italie. Pour 60 000 à 80 000 d’entre eux, les syndicats italiens dénoncent «une forme moderne d’esclavage». Au boulot de l’aube au crépuscule, payés à la cagette récoltée, de quoi se faire 50 euros pour douze heures de travail les bons jours. Et rien les mauvais.
Au ghetto, nous tombons sur quatre hommes. Ils viennent tous du Ghana, où ils étaient paysans, cultivant du maïs, des bananes plantains, des melons. Et des tomates. Ils vivent à quatre dans une hutte de 15 m2, quatre couchettes, deux canapés, un téléviseur. Ici, à 7000 kilomètres de leur patrie, ils font exactement ce qu’ils faisaient chez eux: cueillir des tomates pour un revenu de misère. Et, tandis que les planteurs de tomates des Pouilles mettent en batterie d’immenses installations d’arrosage, à Kualedor, au Ghana, Kojo Ebeneku, lui, attend la saison des pluies.
© Die Zeit
Traduction et adaptation Gian Pozzy