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Guido Steinberg: «Leur politique envenime les conflits dans la région, mais nul ne peut s’offrir le luxe de perdre les Saoudiens»

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Jeudi, 14 Janvier, 2016 - 05:49

Propos recueillis par Inga Rogg

Interview. Le conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran vu par l’islamologue allemand Guido Steinberg. Il pense que les Occidentaux doivent urgemment œuvrer à un apaisement de la situation.

Après l’exécution du cheikh chiite Nimr al-Nimr en Arabie saoudite, les tensions entre la dynastie sunnite de Riyad et ses rivaux chiites d’Iran ont fortement augmenté. Les Saoudiens devaient-ils s’y attendre?

Cette décision a été dictée avant tout par des raisons de politique intérieure. Il s’agissait en priorité d’exécuter 43 membres d’al-Qaida qui avaient été appréhendés pendant la campagne terroriste de 2003 à 2006 et condamnés à mort. Il fallait montrer aux suppôts d’al-Qaida et de l’Etat islamique (EI) que la maison royale ne tolérerait pas d’opposition de type djihadiste. L’exécution des quatre chiites, elle, était un signal envoyé aux wahhabites conservateurs, signifiant que la maison royale avait parfaitement à l’œil le danger du terrorisme chiite. Quand bien même je ne considère pas le cheikh Nimr al-Nimr comme un terroriste. Le régime saoudien s’est accommodé d’une réaction de l’Iran. Ces temps-ci, il fait beaucoup pour provoquer les Iraniens et susciter une surréaction qui mettrait en péril l’accord sur le nucléaire passé avec les Etats-Unis. Les Saoudiens, on le sait, sont opposés à cet accord.

L’Arabie saoudite et l’Iran mènent une guerre froide depuis des années. Risquent-ils d’en perdre le contrôle?

Non. Cette guerre a énormément gagné en intensité depuis 2011, surtout par le biais de la Syrie et du Yémen. Il n’y a pourtant pas lieu de craindre une forte escalade ces prochains mois. L’attaque de l’ambassade saoudienne à Téhéran fut une action ciblée des durs du régime. Mais ce n’est pas un hasard si personne n’a été blessé. C’était un signal clair des Iraniens qu’une escalade incontrôlée ne les intéressait pas.

Que signifient ces tensions pour les négociations de paix sur la Syrie à fin janvier à Genève?

Mon espoir d’un apaisement du conflit syrien est limité. Bien des choses dépendent de la position iranienne. Les Saoudiens, les Turcs et les Russes ont montré qu’ils pouvaient agir. Mais je ne vois chez les Iraniens aucune motivation à laisser tomber leur soutien au régime de Bachar el-Assad. L’Iran redoute qu’après une chute d’Assad un changement de régime ne soit réclamé à Téhéran. Tant que l’Iran aura cette crainte, il ne cédera rien sur la question syrienne.

De telles craintes ne sont-elles pas irrationnelles? L’Occident souhaite un rapprochement avec Téhéran.

Dans une certaine mesure, on a affaire à la paranoïa des dictateurs. La République islamique est une dictature. Dans de tels systèmes politiques, les moindres signes d’opposition politique sont vus comme une grande menace. Mais il y a davantage que de tout petits signes. Le président américain, Barack Obama, a été une colombe dans ses rapports avec l’Iran. Cela changera à coup sûr avec le prochain président. Les Iraniens le pressentent, bien sûr, de même qu’ils pressentent que leurs alliés de longue date, la Syrie en premier lieu, sont sous pression. S’y ajoute désormais la pression sur les Saoudiens. Ces craintes ne sont donc pas tout à fait irrationnelles.

Ce différend est souvent décrit comme un conflit historique entre sunnites et chiites. Parle-t-on de religion ou d’intérêts de pouvoir?

La religion influe sur les intérêts de pouvoir. Dans le cas saoudien, surtout, il faut toujours prendre au sérieux le rôle de la religion. L’Arabie saoudite est aussi une dictature, tout aussi paranoïaque que l’Iran. Les Saoudiens ont peur que les chiites de la province de l’est ne se soulèvent contre la maison royale. Or les chiites ne s’énervent que parce qu’ils sont fortement discriminés pour des raisons religieuses. C’est sur ce point que politique de pouvoir et politique religieuse se rejoignent. On jette les chiites dans les bras de l’Iran et, simultanément, à cause de leur religion, on leur reproche d’être la cinquième colonne de l’Iran.

A-t-on sous-estimé, à la suite de l’accord sur le nucléaire, la crainte des Saoudiens d’un renforcement de l’Iran?

Dans cet accord et dans la levée des sanctions, les Saoudiens voient avant tout l’occasion pour l’Iran de mener avec plus de ressources financières une politique régionale encore plus agressive, autrement dit, de soutenir les groupes chiites, y compris en Arabie saoudite. Les politiciens européens, en tout cas, n’en ont pas vraiment tenu compte. L’accord sur le nucléaire était leur priorité. C’était juste, mais ils n’ont pas vu quelle instabilité régionale cela pouvait susciter. Ils espéraient que l’accord signerait le début d’une détente. C’était naïf et cela montre une absence de compréhension de la politique régionale. Les Américains dialoguent beaucoup avec les Saoudiens et les connaissent mieux.

Que peuvent faire les Américains et les Européens pour apaiser ce conflit?

D’abord, il faut soulager les Iraniens de la crainte qu’on aspire à un changement de régime. Ça, c’est surtout le boulot de Washington, qui devra aussi agir sur les Saoudiens car c’est leur attitude agressive dans la région qui alimente cette crainte. Ensuite, il faut atténuer les conflits en Syrie et au Yémen. C’est plus facile au Yémen, car là-bas la force d’intervention principale est l’Arabie saoudite, qui ne pourrait pas agir sans les Etats-Unis. Enfin, les négociations sur la Syrie devraient se conclure sur un accord minimal, par exemple un armistice, qui gèlerait le conflit à son stade actuel. Ce serait déjà grandiose.

L’Arabie saoudite passe pour une alliée de l’Occident. Est-ce encore le cas?

Au Moyen-Orient, l’Occident ne compte pas tant de partenaires stables, puissants et fiables. L’Arabie saoudite en est un. Nul ne peut s’offrir le luxe de perdre les Saoudiens. Mais il faudrait les traiter plus énergiquement, car leur politique envenime les conflits dans la région. La guerre au Yémen, avant tout, doit être stoppée au plus vite. La solution est à Riyad. Je ne comprends pas pourquoi l’Amérique et l’Europe n’en font pas davantage à cet égard.

Plus personne ne parle de l’Etat islamique. Les extrémistes sont-ils les vrais gagnants de ce conflit?

Pas l’Etat islamique seulement. Al-Qaida aussi. Elle reste plus forte au Yémen que l’EI. Tous les djihadistes profitent depuis 2011 de l’effondrement des Etats de la région et de la recrudescence des tensions. Ce n’est pas un hasard si l’EI est devenu si puissant. A la différence d’al-Qaida, il incarne une idéologie et une stratégie purement anti-chiite et anti-iranienne. En ce moment, cette idéologie fructifie dans un terreau particulièrement fertile. Voilà qui indique combien les tensions confessionnelles seront durables à la suite de l’escalade du conflit irano-saoudien. Le Moyen-Orient court le danger de s’effondrer, à l’instar de l’Europe entre 1555 et 1648. On le constate avec la croissance de la violence anti-chiite. C’est pourquoi il faut absolument apaiser la situation.

© NZZ am Sonntag / Traduction et adaptation Gian Pozzy

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