Reportage.Comme dans «Tableau noir», le film d’Yves Yersin actuellement sur les écrans, il existe encore des classes à multiples degrés en Suisse romande. Visite au milieu des champs.
C’est la magie du film de Yersin, l’un des événements du festival de Locarno l’été dernier: l’énergie singulière, entre profs et élèves, des classes à multiples niveaux. Ce lundi de novembre, l’école Jean-Gui résonne du rire des enfants. Le soleil se lève lentement sur La Tanne, hameau discret du Jura bernois, à flanc de montagne, près de Tavannes, au milieu de champs bordés de forêts.
Il est 7 h 30 et la sonnerie retentit, actionnée par la maîtresse d’école, Christine Marti. Cela fait vingt-quatre ans qu’elle enseigne dans cet endroit idyllique. «Lorsque j’entends mes collègues de la ville, je n’aimerais pas travailler ailleurs. Ici, il n’y a pas de souci de discipline et j’ai un supercontact avec les parents.»
Comme dans Tableau noir, de Yersin, il existe encore des classes à degrés (ou niveaux) multiples – 3 et plus – en Suisse romande. Si le canton du Jura y a renoncé, celui de Fribourg en dénombre une. Ceux de Neuchâtel et de Vaud en comptent actuellement 6, Genève 2. Le canton du Valais compte 10 classes à 3 degrés, mais uniquement 2 classes à 4 degrés et plus (Trient et Binn). Quant au Jura bernois, il comptabilise 12 classes à 3 degrés et plus, et 7 écoles d’une seule classe qui regroupe 5 ou 6 années scolaires, soit des élèves de la 3e à la 8e HarmoS.
Il est 7 h 40, les élèves de l’école Jean-Gui prennent place à des tables regroupées par degrés. Anicia, Jowinder et Sami sont en 8e (HarmoS), Léonie et Melinda en 7e, Jonathan en 6e, Alain, Zoé et Simea en 4e. Il manque Reto qui est en 3e. Il commence une heure plus tard. Tous sont de langue maternelle allemande – descendants d’anabaptistes chassés de Berne et de l’Emmental qui avaient trouvé refuge dans les montagnes de la région – mais vont à l’école en français.
Préparation. Premières tâches de la journée: contrôler la signature parentale dans le carnet de devoirs pour les évaluations et le plan de travail de la semaine écoulée. Ce dernier est l’élément clé de l’enseignement à multiples degrés: chaque enfant sait ce qu’il doit faire durant la semaine. Tous sont d’ailleurs en train de mettre de l’ordre dans les fiches qu’ils vont remplir les prochains jours. Ils se mettent au travail d’eux-mêmes: les petits dessinent un bonhomme de neige aux dimensions précises, les «moyens» recopient leur dernière expression écrite. Et les grands écoutent leur enseignante leur parler des objectifs pour les prochaines évaluations communes faites dans plusieurs écoles.
Elle les envoie répéter dans une autre salle de classe. Ce qui permet un enseignement différencié pour les petits, pris alors en charge par Nathalie Bühlmann, enseignante et directrice de l’école. Christine Marti s’approche du groupe des 3e et 4e pour contrôler la symétrie des deux parties des bonshommes de neige à l’aide d’un miroir. Un truc qu’ils connaissent déjà. «Ce sont les grands qui vous ont donné l’idée du miroir?» Mines concentrées et silence. Pratique d’avoir des copains de classe qui ont une longueur d’avance.
Reine du «multitasking». La classe continue. L’enseignante passe au groupe des 6e et 7e pour expliquer les homonymes. Puis la maîtresse passe à l’îlot des 3e et 4e, demande de lire les consignes des fiches, complète par quelques explications. «Maintenant vous pouvez vous débrouiller tout seuls. Quand Reto arrivera, j’aurai besoin de temps pour lui.» Les activités s’enchaînent très naturellement. Les grands reviennent dans la classe, font des divisions au tableau noir.
Avantages et désavantages.«C’est riche d’enseigner à plusieurs degrés. Il nous arrive d’en avoir 6 différents. Evidemment, c’est un défi pour l’organisation et la préparation des leçons et des évaluations, mais une fois que le programme est lancé, tout va bien», explique Christine Marti. Sa collègue Nathalie Bühlmann y voit beaucoup d’avantages: «Les enfants peuvent avancer à leur rythme. L’enseignant peut prendre en compte la spécificité et les difficultés de chacun. Ils développent également une grande autonomie.»
Evidemment, l’émulation n’est pas grande entre les élèves qui sont peu nombreux à être du même âge. «Pour certains c’est bien, pour d’autres pas», constate Nathalie Bühlmann, qui explique que l’école organise un camp de ski, une sortie culturelle et participe à une journée sportive avec d’autres écoles à degrés multiples. Entraînement de la concentration – l’élève doit s’appliquer à une tâche alors que la maîtresse parle d’un autre sujet –, apprentissage par la reformulation – les grands transmettent des connaissances aux petits – sont des points positifs évoqués par le milieu enseignant.
Les désavantages? Risque pour le prof de se concentrer sur le groupe d’âge le plus nombreux, manque de sécurité en cas d’accidents ou de problèmes avec les parents. Mais à La Tanne, il n’y a jamais eu de souci. Et comme le constate Sami, qui fréquentait une classe «normale» et a déménagé récemment: «Ici c’est mieux. La maîtresse a plus de temps pour moi et on peut mieux travailler.»
Un enseignement à «hauteur de table» comme dit Yersin en parlant de son film. De table d’enfants, évidemment, et qui interroge utilement sur la manière la plus efficace d’apprendre et de partager ce que l’on apprend.