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Réfugiés en Allemagne: l’inquiétude après l’euphorie

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Jeudi, 21 Janvier, 2016 - 05:50

Pascale Hugues

Reportage. Plus d’un million de migrants ont été enregistrés officiellement dans le pays. Qui ne sait plus où les loger, qui ne parvient plus à faire face aux demandes. Des voix commencent à dénoncer cette situation, la population à manifester ses angoisses et les milieux industriels à déchanter, les réfugiés ne répondant pas à l’attente d’un miracle économique. Plongée dans les rues de Berlin. 

Il suffit de se poster une matinée devant l’immeuble du LAGeSo, l’office du land de Berlin pour la santé et les affaires sociales où les nouveaux venus doivent s’enregistrer quand ils arrivent dans la capitale, pour prendre la mesure de la tâche herculéenne à laquelle la chancelière a osé s’atteler. «Wir schaffen das!» Nous y arriverons! C’est la formule incantatoire qu’Angela Merkel ne cesse de marteler depuis qu’elle a, au mois de septembre dernier, décidé d’ouvrir toutes grandes les portes de son pays à un flot incontrôlé de réfugiés.

Ils sont plus d’un million à avoir été officiellement enregistrés en Allemagne l’an dernier. Parmi eux, 34% viennent de Syrie, le groupe le plus important avant les ressortissants des Balkans. La statistique ne prend pas en compte les migrants illégaux. Et le flux est loin de tarir, en dépit du froid de ce début d’année.

L’immeuble du LAGeSo, dans le quartier populaire de Moabit, est devenu le symbole du défi administratif, logistique et financier kafkaïen posé par la prise en charge des réfugiés. Plusieurs tentes géantes ont été dressées dans la cour pour mettre à l’abri les centaines de migrants que des bus à deux étages déversent chaque jour sur le trottoir. La file d’attente est permanente devant les grilles. Parfois, 800 personnes patientent dans le froid. Le personnel de sécurité laisse entrer les réfugiés par petits groupes. Il y a des Afghans, des Syriens, des Russes, des Iraniens, des Irakiens, des Kosovars, des Monténégrins. De jeunes hommes pour la plupart. Très peu de familles.

Armin, un Iranien qui vit en Allemagne depuis trente ans, a été engagé par le LAGeSo pour servir d’interprète aux Iraniens et aux Afghans et les aider à s’orienter. La plupart viennent des camps de réfugiés en Turquie. Les voyages qu’ils racontent sont une odyssée. Armin est pris d’assaut. Les questions pleuvent: puis-je être logé dans le même foyer que mon ami? Quand aurai-je un permis de travail? Puis-je consulter un médecin? «Vous n’êtes pas dans un self-service!» finit par exploser Armin, qui parle de la désillusion des migrants quand ils se retrouvent dans des campements de masse: «Ils s’attendaient à trouver ici la Terre promise!»

«Germany good!» répète un jeune Afghan en blouson Star Wars et casquette de base-ball. Il mange une soupe chaude qui vient de lui être servie dans l’immense tente surchauffée et éclairée au néon. Il a passé toute la matinée à attendre. Sur le siège à côté de lui, un sac en plastique où il a fourré les vêtements chauds qui lui ont été donnés par des bénévoles. A Kaboul, il a entendu parler des allocations financières et des prestations sociales généreuses qui sont offertes par l’Allemagne.

Un lourd poids financier

Un migrant adulte reçoit à l’enregistrement des prestations en nature pour un montant de 216 euros, plus 143 euros d’argent de poche par mois. Quand sa demande d’asile a été retenue, il empoche le revenu social minimum Hartz IV, soit 400 euros par mois, plus la prise en charge de son loyer, de son chauffage et de ses soins médicaux. En tout, le land de Berlin dépense en moyenne 782 euros par réfugié et par mois.

Le LAGeSo a beau être critiqué pour sa lenteur et son incompétence, la logistique mise en place pour canaliser ce flot incessant est impressionnante. Quand ils arrivent en Allemagne, les réfugiés sont répartis entre les différents Bundesländer selon des critères prenant en compte la population de chaque région et le montant de ses revenus fiscaux. Ainsi, la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, gros land riche de l’ouest, accueille 21% des nouveaux venus et le petit land de Brême, assez pauvre, seulement 1%. Berlin est la ville allemande qui accueille le plus de réfugiés. Près de 70 000 l’an dernier. Soit 1,89% de la population totale de la capitale allemande. Les frais de leur prise en charge sont partagés par l’Etat fédéral, les länder et les communes. Un poids financier énorme. En 2016, l’Etat fédéral a alloué 6 milliards d’euros supplémentaires pour les réfugiés.

Dès leur arrivée au LAGeSo, les migrants sont pris dans un strict rouage: une fois qu’ils sont enregistrés, on leur fixe un ruban blanc avec un numéro d’immatriculation au poignet. Celui-ci leur permet de voyager gratuitement dans les transports en commun et d’avoir accès au foyer d’accueil qui leur a été alloué. Mais Berlin ne sait plus où les loger. Le hangar numéro 7 de l’aéroport désaffecté de Tempelhof a été réquisitionné. En raison d’une fuite dans la toiture et d’une panne de chauffage, des centaines de migrants ont été parqués provisoirement dans des salles de sport.

Entre chaos et mobilisation

D’autres lieux ont été transformés en dortoirs géants: l’ancien magasin C&A de la Karl-Marx-Strasse, une caserne désaffectée, l’ancienne mairie de Wilmersdorf. Les familles sont logées dans des hôtels. Dans certains foyers gérés par des entreprises à but lucratif, les conditions d’accueil sont lamentables. Dans le hall 26 du centre des congrès de Berlin-Ouest, une épidémie de varicelle a nécessité la mise en quarantaine de 500 personnes. Dans ces campements de masse, des lits pliants sont serrés les uns contre les autres. Le Sénat prévoit la construction d’un village mobile avec ses écoles et ses terrains de sport sur le pourtour des anciennes pistes d’atterrissage de Tempelhof, métamorphosées en immense aire de loisirs. Sept mille deux cents réfugiés pourraient y être logés.

«Dans des conditions pareilles, c’est un miracle que la situation n’ait pas encore dégénéré, s’étonne l’interprète Armin. Pas étonnant que la frustration augmente et que les choses dérapent comme à Cologne. Le pire, pour ces jeunes hommes, c’est le désœuvrement. Ils passent leur temps à attendre le prochain bus qui les conduira à la prochaine file d’attente devant le prochain bureau où ils devront effectuer la prochaine démarche administrative.»

Tant de demandes ne peuvent être traitées rapidement. Les liasses de formulaires sont empilées sur les bureaux. Les fonctionnaires débordés n’arrivent plus à suivre. Souvent, après avoir attendu pendant des heures, les réfugiés sont renvoyés chez eux. Pour faire face à ce tsunami, on réclame au LAGeSo davantage de personnel qualifié. Des soldats de la Bundeswehr ont été mobilisés pour prêter main-forte.

Sites internet, permanences téléphoniques dans plusieurs langues, applications, Facebook… le monde numérique est mis à disposition des réfugiés. Les sites des administrations tentent de répondre aux questions des Berlinois: pourquoi ces gens s’enfuient-ils de chez eux? Comment fonctionne le processus de demande d’asile? A quelles prestations sociales et aides financières ont droit les réfugiés? Mais aussi: qu’en est-il des risques de maladies contagieuses? Notre sécurité est-elle garantie?

La mobilisation de la population allemande est énorme. A Berlin, des milliers de bénévoles s’occupent chaque jour des réfugiés: dons de vêtements ou d’argent, cours d’allemand, assistance juridique, garde des enfants, soins médicaux, distributions des repas, transports, logements chez les particuliers… Des dizaines d’associations tentent de canaliser ce grand élan de bonne volonté, comme Moabit hilft! (Moabit aide!). Cette dernière propose une fois par semaine une table ronde pour discuter des problèmes rencontrés par les réfugiés.

Les organisateurs dénoncent la «situation catastrophique» au LAGeSo: «Les structures de cet office ne fonctionnent plus. Les bénévoles parviennent à limiter le chaos et gèrent depuis des mois l’état d’urgence. Entre le moment où les réfugiés rejoignent la file d’attente pour obtenir un numéro qui leur permettra de s’enregistrer et la remise des premiers documents, il peut s’écouler jusqu’à cinquante-sept jours.»

Moabit hilft! dresse un rapport catastrophique: des familles avec des bébés allongés sur le béton froid, des gens sans logement errant à travers la ville, dormant chaque nuit dans un autre foyer quand ce n’est pas clandestinement sous une tente, dans un parc ou chez des connaissances dans des appartements surpeuplés… la liste des doléances est longue.

Le temps du désenchantement

La semaine dernière, à Berlin, un panel de spécialistes était invité à débattre devant un parterre de chefs d’entreprise. La salle est comble. L’ambiance inquiète. Si, au début de l’automne, plusieurs chefs de grands groupes allemands ont accueilli avec enthousiasme cet arrivage massif de main-d’œuvre potentielle dans un pays menacé par la crise démographique, ils ont déchanté depuis. Ils ont découvert qu’un grand nombre de nouveaux venus viennent de villages enclavés, sont analphabètes et qu’ils mettront des années à apprendre des rudiments d’allemand.

«Le chœur des PDG qui annonçait un nouveau miracle économique s’est tu, ironise Michael Knipper, président de l’association de l’industrie allemande du bâtiment. Les instituts de recherche en économie qui ont établi des pronostics sont tous arrivés à la même conclusion: les réfugiés nous coûteront entre 20 et 55 milliards d’euros par an. Nos caisses maladie vont être mises à rude épreuve. Le nombre de bénéficiaires de Hartz IV va augmenter en flèche et il y aura une pénurie de logements sociaux. Un vrai risque pour le système de protection sociale de ce pays. Mme Merkel n’a pas fait preuve de sagesse dans cette affaire.» La salle applaudit à tout rompre.

Inutile d’attendre un grand élan de solidarité européenne. Et qui sait combien vont encore arriver en 2016. Un million de plus? «Nous devons faire preuve de réalisme, poursuit Michael Knipper. 80% des réfugiés n’ont, selon nos critères, pas le niveau d’un ouvrier spécialisé. Admettons donc que nous arrivions – un coût énorme! – à intégrer 20% des réfugiés sur un marché du travail numérisé si complexe au cours des cinq prochaines années, qu’allons-nous faire des autres?» Barbara John, qui pendant vingt-deux ans fut responsable de l’immigration et de l’intégration au sein du Sénat de Berlin, intervient: «32% des chômeurs dans notre pays ont déjà des origines migratoires.

Or, ce sont des jeunes qui sont nés en Allemagne, sont allés à l’école ici, qui parlent allemand. On ne peut pas dire aux migrants: commencez par venir chez nous, nous réfléchirons ensuite à ce que nous allons faire de vous. Cette politique est trop naïve. Et bien sûr les gens ici vont se demander: et moi, alors? Je suis citoyen de ce pays! Tous ces gens qui ont peur pour leurs acquis vont se jeter dans les bras de l’extrême droite.»

Une politique «dangereuse»

Les mises en garde fusent de partout. Le week-end dernier, c’est Gerhard Schröder qui est une fois de plus sorti de son silence pour condamner une politique «dangereuse». L’ancien chancelier social-démocrate qui, dans le cadre de son agenda 2010, a profondément réformé le système de prestations sociales et chômage de son pays, estime que «les capacités d’accueil, de prise en charge et d’intégration des réfugiés sont limitées. Toute autre vision des choses est une illusion.» Ce n’est pas la première fois que Gerhard Schröder sort ses griffes. En novembre dernier déjà, il ironisait: «Angela Merkel a du cœur, mais pas de programme.»

Le fond du débat: l’Allemagne ne dispose pas d’une loi sur l’immigration permettant de limiter, de canaliser et d’organiser le flot de réfugiés comme les autres pays européens. La CDU, le parti d’Angela Merkel, a toujours refusé de mettre la question sur la table. Angela Merkel s’est quant à elle engagée à l’aborder lors de la prochaine législature parlementaire. «Trop tard», dit Gerhard Schröder. La cote de popularité pourtant si solide de la chancelière est en train de dégringoler. Selon le baromètre politique de la chaîne de télévision ZDF, l’un des plus fiables, une nette majorité de 60% des Allemands jugent leur pays incapable de prendre en charge tous ces réfugiés. Au mois de décembre, ils n’étaient que 46% à ne pas croire à la maxime de leur chancelière. «Wir schaffen das!» a perdu sa magie.

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Sascha Steinach
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