Rencontre. En marge du procès pour infanticide qui a eu lieu en Valais jeudi 14 janvier, la mère de la petite victime, une Vaudoise, raconte les épreuves traversées, dont celle d’une procédure en allemand.
«Comment vais-je faire pour finir cette journée?» C’est la première question que Joëlle Bédat se pose en se levant, depuis trois ans et demi. Trois ans et demi que cette Vaudoise de 43 ans a l’impression de devoir gravir l’Everest, chaque matin, pour tout simplement continuer à vivre. Trois ans et demi qu’elle a la sensation d’être suspendue à un clou, au-dessus de la vie. Trois ans et demi se sont écoulés depuis la mort de sa fille, «mais c’est comme si le temps n’avait pas passé», explique-t-elle d’une voix calme. Dans la nuit du 2 au 3 juin 2012, le père de la fillette, un Franco- Suisse d’origine algérienne, l’a tuée, de ses propres mains, alors qu’il l’avait emmenée passer le week-end, seul, à Loèche-les-Bains, où il possédait un deux-pièces.
Jeudi dernier, chaînes aux pieds, cet ancien cadre (49 ans) de la banque Santander puis de la banque Cramer à Genève, a comparu à Loèche, devant les trois juges du Tribunal d’arrondissement du Haut-Valais pour le district de Loèche. Soit une femme, la présidente, et deux hommes. Il est accusé d’avoir «tué intentionnellement une personne, avec une absence particulière de scrupules, car notamment son mobile, son but ou sa façon d’agir étaient particulièrement odieux», détaille l’acte d’accusation.
Début mai 2012, son épouse avait pris la décision de le quitter. Réaction vengeresse du mari. Sur son téléphone portable, retrouvé le 29 juin seulement, caché sous le balcon du deux-pièces de plain-pied, des messages WhatsApp adressés à des connaissances. Dont celui-ci: «Si je voulais anéantir Joëlle, je me battrais pour garder Norah mais ce n’est pas mon but! Vais lui faire payer différemment.» Ou encore: «Et moi veux juste qu’elle souffre encore plus.» Ou des photos de notes, écrites à la main: «J’aimerais te faire souffrir autant que je souffre. J’ai envie de te faire payer ce que tu m’as fait.»
Le verdict est tombé ce mardi 19 janvier: le père infanticide a été condamné à seize ans de prison pour assassinat.
Procès en allemand
Norah avait 7 ans, de grands yeux bruns et de superbes cheveux bouclés. C’était une petite fille joyeuse, qui aimait écrire et dessiner des contes, chanter les chansons de Brice Kapel, jouer dans sa chambre pendant des heures avec ses Barbie, en racontant des histoires. Elle adorait l’eau, elle adorait nager. Aujourd’hui, elle repose au cimetière de Founex, un village situé à une vingtaine de kilomètres de Genève, où elle habitait avec ses parents. Sur sa tombe, des cailloux multicolores, peints par sa maman, des petites figurines de princesses en plastique et un moulin à vent en forme de fleur, fabriqué spécialement pour elle. Norah aimait les fleurs. Elle voulait devenir fleuriste. Joëlle Bédat vient régulièrement se recueillir sur la tombe de sa fille. «Mais quand je me connecte au manque que je ressens, c’est tellement sans fond que j’ai l’impression que je vais mourir.»
un déchirement supplémentaire
A la mi-décembre, quelques semaines avant le procès de celui qui est encore son mari – le divorce est en cours – la Vaudoise, consultante en ressources humaines, a accepté de rencontrer L’Hebdo. Pour raconter les épreuves auxquelles sont confrontées les victimes, mais également pour dénoncer ce qui, pour elle, fut un déchirement supplémentaire: une procédure en allemand (lire encadré). Elle qui ne parle que très peu cette langue a reçu les interrogatoires – dont ceux du meurtrier qui parle français et non allemand –, les expertises psychiatriques, le rapport d’autopsie, son propre interrogatoire, qu’elle ne comprend plus, mais également tous les documents touchant à l’affaire dans la langue de Goethe. Seul l’acte d’accusation a été traduit en français. De fait, c’est le lieu du crime qui détermine le for juridique, et Loèche-les-Bains est dans le Haut-Valais, dans la partie alémanique.
«La procureure m’a demandé, pendant mon interrogatoire, si je choisissais le Walliserdütsch ou le Hochdeutsch… Mon sentiment après trois ans et demi? On se fiche des gens concernés. La justice œuvre pour elle-même. Ce sont les collaborateurs qui travaillent pour elle et la procédure qui sont prioritaires.» Des traductions, la Vaudoise a bien essayé d’en demander à son avocat. «Il me répondait: «Ce n’est pas possible, Madame, ça ne se fait pas. L’important, c’est que l’avocat comprenne la langue.» Il m’a aussi expliqué que l’accusé avait plus de droits que la victime en matière de traduction.»
Les conclusions de la première expertise psychiatrique de Mourad, le meurtrier, ont été traduites, à la demande de ce dernier. C’est ainsi que Joëlle Bédat a pu en bénéficier. Pour le rapport d’autopsie de sa fille, elle s’est débrouillée comme elle a pu. «C’est le mari de ma cousine qui a trouvé, parmi ses connaissances professionnelles, une personne pour le traduire. Elle a été marquée par cette traduction.» De même, elle se dit déçue par le soutien de la LAVI (loi fédérale sur l’aide aux victimes d’infractions). «Chaque fois que je téléphonais pour demander un conseil, on me répondait: «Voyez ça avec votre avocat.»
Le choix de ce dernier a également donné naissance à des dissensions: «La personne de la LAVI me conseillait un Romand. Mais pour une procédure en Haut-Valais, je ne trouvais pas ce choix judicieux. J’ai pris un Haut-Valaisan et j’ai bien fait. Lorsque j’ai sollicité la LAVI pour des traductions, la Vaudoise qui s’occupait de mon cas m’a répondu: «Je vous avais dit de prendre un Romand.» Heureusement, c’est la LAVI du Haut-Valais qui a pris en charge les frais d’avocats, son premier défenseur étant mort d’un cancer en 2013. Une prise en charge qui est liée au revenu, à la fortune, aux frais (par exemple le loyer) de la personne et aux dettes. Suivant les calculs, cette aide financière est partielle ou totale. Comme la quadragénaire n’arrive plus à travailler et qu’elle vit grâce aux indemnités de l’AI et à une modeste pension alimentaire versée par le meurtrier de sa fille, elle ne doit pas participer aux frais.
Étudier pour oublier
Devant une tasse de thé, dans son appartement qui donne sur un paysage de vignes, Joëlle Bédat raconte l’inénarrable. Fine silhouette, cheveux qui entourent son visage harmonieux, elle est à la fois forte et fragile. «Il y a des moments où je suis déconnectée de mes émotions, où je peux parler des événements sans pleurer.» Puis l’émotion reprend le dessus, et elle s’effondre, surtout lorsqu’elle est seule. Cauchemars, difficultés à s’endormir, vie sociale amputée, ce ne sont que quelques-unes des conséquences de la perte de sa fille Norah.
Depuis trois ans et demi, elle s’est jetée à corps perdu dans les études, soit un Master of Advanced Studies en ressources humaines et management. «Les études sont devenues une drogue pour ne plus penser.» C’est l’assurance invalidité, «qui s’est montrée royale», qui lui a permis de se trouver une nouvelle raison de s’accrocher à la vie. Cette vie qu’elle avait envisagée si différente lorsqu’elle a épousé Mourad.
Elle a 17 ans lorsqu’elle le rencontre pour la première fois, par l’intermédiaire d’un groupe d’amis valaisans. Le Valais est la deuxième patrie du jeune homme: il y a vécu de 2 à 10 ans, auprès d’un couple, grâce à l’intermédiaire de Feu et Joie, une association qui permet aux jeunes de milieux défavorisés de la région parisienne de passer des vacances auprès de familles romandes. L’enfant a 10 ans lorsque son grand-père décide de l’emmener vivre en Algérie. Accidenté, ce dernier ne peut plus s’occuper de son petit-fils qui est alors renvoyé en France, chez ses parents. Son brevet de technicien supérieur de fiscalité en poche, Mourad revient en Suisse, où son père adoptif lui a trouvé un poste dans une banque.
Joëlle a 23 ans lorsqu’ils entament une relation amoureuse. Après un début chaotique, à la suite de quelques épisodes dépressifs de Mourad, elle l’aide à se stabiliser. Le jeune couple se met en ménage, se marie, achète une maison à Founex. Norah naît le 26 février 2005. Victime d’une hémorragie massive, Joëlle ne doit la vie sauve qu’à une opération qui la prive de son utérus. «Norah était mon premier et mon dernier enfant. Sa naissance fut un moment à la fois extraordinaire et monstrueusement triste.»
Plus jamais mère
La jeune femme vit cette opération comme un drame. Son mari, lui, n’a pas envie d’en parler. Il est très pris par son travail et même s’il est très gentil avec sa fille, il ne fait pas grand-chose avec elle. Joëlle, elle, décide alors de cesser son activité professionnelle pour s’occuper de Norah et se remettre de son opération. Dès 2007, elle entreprend une formation de coach en entreprise, la termine une année plus tard et se met à son compte. Alors qu’elle s’épanouit, son mari vit des difficultés professionnelles. Il est licencié à deux reprises, à deux ans d’intervalle. Son frère, lui, se suicide. Plus les mois passent, plus Joëlle est malheureuse aux côtés d’un homme aussi dépressif que passif devant les événements. «Je ne voulais pas qu’il m’entraîne dans sa chute.»
En décembre 2011, à la suite d’une formation qu’elle suit sur le leadership, elle prend son courage à deux mains et décide de le quitter. «C’est la première fois de ma vie que je prenais une décision égoïste. Aujourd’hui, je me dis que j’aurais dû rester. Mais je ne supportais plus la vie avec lui.» Les jeunes parents entreprennent une thérapie de couple en janvier 2012; puis Mourad prend de la distance durant la semaine, en allant habiter chez des amis. Le week-end, il retourne au sein de sa famille. Il décide de faire un séjour à La Métairie, une clinique psychiatrique, de fin avril à mi-mai.
Le premier week-end de juin 2012, il propose à sa femme d’emmener leur fille à Loèche-les-Bains. «J’étais heureuse qu’il fasse enfin quelque chose, seul, avec elle. Si j’avais eu le moindre doute, jamais je n’aurais laissé partir Norah. Mais je n’ai rien vu venir.» Le samedi, elle reçoit encore un SMS à 19 heures, comme si c’est Norah qui l’avait écrit: «Maman, j’ai passé une bonne journée. Demain, on retourne aux bains.»
La suite, on la connaît. Sans nouvelles de son mari qui aurait dû rentrer dimanche en fin d’après-midi, la mère de famille alerte la police dans la nuit. La fillette sera retrouvée, un coussin sur la tête, étranglée et étouffée, des marques sur le cou, le dos et les épaules, des marques qui prouvent la violence de l’acte. La police valaisanne retrouvera Mourad assis par terre, au pied du lit, apathique.
Il expliquera la mort de sa fille par un jeu qui a mal tourné, un jeu qu’il nomme «Qui est le chef?» et qui, selon lui, consiste à étrangler l’autre jusqu’à ce qu’il dise: «Stop!» Un jeu qu’il prétendait jouer souvent, en cachette, avec Norah. Un divertissement inconnu de Joëlle mais aussi de la vingtaine de personnes – notamment des parents de camarades d’école et des enseignants de Norah – qui ont été interrogées par la police. Une version que l’avocat de la défense, le conseiller aux Etats valaisan Beat Rieder, a pourtant étonnamment choisi de défendre durant le procès, au risque de passer pour le porte-voix de son client.
Un choix: vivre
C’est la police vaudoise qui est venue annoncer la terrible nouvelle à la mère de famille, lundi 4 juin 2012, au petit matin. «Ils m’ont dit: «Madame, votre mari a commis l’irréparable. Votre petite Norah est décédée.» Je me suis couchée sur mon canapé et j’ai commencé à analyser la situation. Je n’arrivais pas à pleurer. Le policier m’a alors conseillé d’aller dans la chambre de ma fille, pour me recueillir. C’est là que je me suis effondrée. Il m’a encore fait appeler toutes les personnes que je devais informer, me disant: «Vous devez le dire pour intégrer cette nouvelle.» Il avait raison.»
De sa voix douce, Joëlle Bédat raconte qu’elle a fait un choix: «A l’annonce de la mort de ma fille, je pouvais choisir de vivre ou de me tuer tout de suite. J’ai décidé de vivre, plutôt deux fois qu’une, pour ma petite Norah.» Dans son projet de vie, il y a un rêve qu’elle souhaite devenir réalité: créer une association pour faire avancer le droit des victimes. «Quand je pense à ce projet, que j’aimerais concrétiser grâce à l’argent que je compte recevoir pour tort moral, cela me fait du bien. Même si je ne sais pas encore comment continuer à vivre sans Norah.»