Merten Worthmann
Reportage. «Chez vous, ailleurs», récite le slogan de la plateforme de location de logements chez des particuliers. Pourtant, plus elle s’étend, plus les critiques s’élèvent. La professionnalisation se fait-elle au détriment du charme?
Au début, c’était une simple question d’argent: incapables de payer leur loyer, deux jeunes designers industriels sans emploi fixe, partageant un logement à San Francisco, bricolent en octobre 2007 un site proposant un dortoir bon marché en prévision d’un grand congrès de design. Ils gonflent trois matelas pneumatiques dans leur salon. Trois clients s’annoncent, qui n’avaient à vrai dire rien à voir avec le design. Reste qu’au bout d’une semaine Joe Gebbia et Brian Chesky avaient l’argent pour le loyer et, en plus, trois nouveaux amis.
Quelques mois plus tard, l’idée improvisée allait se muer en un modèle d’affaires génial: des gens accueillants, désireux de gagner un peu de sous, louaient à la bonne franquette des espaces libres à d’autres gens soucieux de loger quelques jours pour pas cher. Et se faisaient de nouveaux amis. Joe Gebbia et Brian Chesky ont créé ensemble la plateforme mettant les gens en contact, avec l’aide d’un ancien colocataire de Gebbia, Nathan Blecharczyk. En août 2008, Airbed and Breakfast (matelas pneumatique et petit-déjeuner) était lancé, abrégé en Airbnb.
Depuis lors, plus de 2 millions de logements figurent à l’inventaire, 60 millions de personnes ont déjà loué un logis par le biais de la plateforme, dont 25 millions rien qu’en 2014. Les revenus de l’entreprise pour 2015 sont estimés à 900 millions de dollars et elle devrait entrer en Bourse.
Mais tout en croissant à toute allure, Airbnb perd de son crédit auprès des sympathisants de la première heure, car le site accueille désormais des loueurs commerciaux peu soucieux d’établir un contact personnel avec le client. Et, dans les quartiers prisés des grandes villes, Airbnb pourrit le marché: comme cela rapporte davantage de louer des appartements aux touristes à la journée, les autochtones ne trouvent presque plus à se loger.
Séances de stimulation
Pour mieux connaître l’entreprise, il faut participer à un Airbnb Open. Le deuxième du genre s’est déroulé à Paris en novembre dernier, dans la ville qui détient le record d’inscriptions sur le site: 35 000! L’ensemble de la direction était présente, pour accueillir 5000 candidats loueurs venus à leurs frais de 110 pays, prêts à payer 250 euros le ticket d’admission. La grand-messe a débuté à 8 heures du matin au Parc de la Villette, dont la Grande Halle était naguère un abattoir: un immense édifice de verre et de fer forgé. Alors que des stands proposaient café et croissants, les visiteurs ont happé une tablette, louché sur le badge du voisin pour savoir qui il est et d’où il vient, et se sont déniché une place n’importe où.
Puis une voix de stentor a invité toute le monde à se rendre sous la Keynote Tent, équipée d’une vaste scène et d’un écran où, deux jours durant, on verra les trois fondateurs s’exprimer, ainsi qu’une douzaine de stratèges d’entreprise, de loueurs de logement et de toute une série d’orateurs invités. Le gourou qui a inspiré Airbnb, Chip Conley, a ouvert les feux. Quinquagénaire, crâne rasé et portant le bouc, il a lancé naguère une chaîne de boutiques-hôtels, revendue fort cher. Depuis deux ans, chez Airbnb, il est chargé de la global hospitality. «Les hôteliers sont des experts en matière de service, s’est-il écrié à Paris. Mais vous êtes des experts en matière d’hospitalité, celle qui vient du cœur.» Applaudissements. «Vous tous, vous démocratisez l’hospitalité. Vous êtes des révolutionnaires.» Ovation.
Nul ne s’est dit que cette énergie révolutionnaire allait faciliter une prochaine entrée en Bourse. On n’a parlé que plus-value spirituelle. «Nous, les hôtes, on nous comprend souvent mal, a péroré Brian Chesky, un type trapu et un brin gauche. Les gens ne voient que nos maisons, alors que nous offrons un chez-soi.» Il a illustré son propos en diffusant un diaporama montrant ses propres parents au premier jour de leur visite à Paris. On les voit dans un bus panoramique, au Louvre, avec les peintres du dimanche, dans un fast-food, sur un bateau-mouche. Ils ont la mine maussade. Mais, le deuxième jour, fiston les a confiés à des hôtes Airbnb. Et, là, ils ont découvert les jolis cafés, la féerie des marchés et, à la fin, on les voit esquisser un pas de danse dans les bras de leurs cornacs. «Avec Airbnb, on ne va pas à Paris, on vit à Paris», s’est exclamé Brian Chesky, applaudi par ses parents assis au premier rang.
«Le bonheur de l’invité se répercute sur l’invitant, a-t-il poursuivi. J’ai appris à veiller sur des étrangers, à être disponible pour eux. Je suis désormais convaincu que l’homme est fondamentalement bienveillant.» Ensuite, les maîtres à penser de la plateforme ont ressassé sans relâche sa capacité à rendre le monde meilleur. Tout le monde a été invité à suivre des séminaires montrant «le potentiel d’Airbnb pour améliorer la paix dans le monde», «la signification des maisons ouvertes pour un monde meilleur» et «combien l’hospitalité fait du bien à l’âme».
Des «hostrepreneurs»
Reste qu’au sortir de cet Open de deux jours, nul n’était prêt à affirmer qu’Airbnb est une société de bienfaisance. Même l’hôte le plus idéaliste pense à son revenu – et l’entreprise à sa commission, de 6 à 12% sur le montant de la location et 3% supplémentaires au loueur. Pour accroître le chiffre d’affaires, Airbnb incite ses hôtes à faire des calculs professionnels et les qualifie de «hostrepreneurs», fusion de host et d’entrepreneur. Les thèmes de séminaires d’Airbnb à Paris allaient de «Comment Airbnb fait de toi un meilleur entrepreneur» à «Tarification vs valeur ajoutée» ou «Fais de ton inscription une machine à gagner de l’argent».
Lucas Herdy, 26 ans, un host à Rio de Janeiro, a dirigé une rencontre très courue sur la tarification flexible de l’objet loué. Les participants étaient du genre classe moyenne, le conférencier ressemblait plutôt à un moniteur de surf. «Money matters (l’argent compte), a-t-il dit en ouverture. Puis il a montré comment jongler avec succès parmi les réservations précoces, les last-minutes, les week-ends, les tarifs hors saison. Et il a apostrophé l’auditoire: «Votre appartement est-il productif ou tout simplement occupé?» Ceux qui redoutent des vols ou des dégâts doivent renoncer aux bibelots et meubler les pièces avec du mobilier bon marché.
La conquête du marché
Mais il est vrai que les conseils aussi bas de gamme sont rares. En général, il s’agit plutôt d’inculquer aux hosts l’art du petit geste, afin que le client se sente cordialement accueilli et le souligne ensuite dans son évaluation en ligne, ce qui augmentera la demande: chercher le client à l’aéroport, proposer quelques mignardises, fournir un plan du coin en surlignant les meilleurs bistrots et magasins. C’est lumineux: tout a été pensé à l’avance pour que le séjour du client soit une expérience de vie. Rien n’est spontané, tout se déroule selon un vade-mecum.
Le profilage de l’offre correspond à la solution que Jonathan Mildenhall, patron du marketing d’Airbnb, a exposée sous la tente, au Parc de la Villette: «Nous sommes en train de construire une marque iconique universelle, comme Nike dans les années 1990 et Apple au tournant du millénaire: une marque qui définit toute une génération.» Le profilage devrait encore convenir à de nouveaux groupes cibles que l’entreprise tente de détourner vers ses hosts: les voyageurs d’affaires. Ils doivent oublier leurs hôtels sans âme et passer dans des logis Airbnb pour suivre la tendance «bleisure», contraction entre business et leisure (loisirs). Pour les accueillir, les hôtes pourront conquérir le label Business Travel Ready. Pour ce faire, il faudra une planche à repasser, un détecteur de fumée, un standard de propreté hors du commun et un accueil à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.
La conquête du marché des hommes d’affaires, l’entrée en Bourse, le désir affiché d’être le nouvel Apple: tout cela éloigne passablement Airbnb du concept de partage tant vanté de «Viens chez moi, je m’ouvrirai à toi et nous deviendrons amis». Or, l’entreprise entretient ce mythe naïf. Plus elle se positionne professionnellement, plus elle se cramponne à l’image d’une communauté universelle de participants heureux. Cela motive la base et contribue à marquer des points dans le bras de fer avec les villes soucieuses de mettre des limites au marché incontrôlé des courts séjours touristiques.
A New York, Paris, Berlin, Genève et Barcelone, l’attractivité d’Airbnb fait qu’une quantité d’appartements ne sont plus accessibles aux locataires à l’année, mais réservés aux touristes urbains. Des prestataires commerciaux, parfois inscrits sous diverses rubriques, proposent ce qui profite le plus à Airbnb: des appartements complets, disponibles toute l’année. L’entreprise ne fournit pas de chiffres à cet égard mais, sur le site insideairbnb.com de l’Américain Murray Cox, on découvre des cartes interactives montrant à quel point les zones d’habitation sont farcies d’appartements de vacances (souvent non annoncés comme tels).
Des militants de la cause
Afin de limiter le risque d’image, Airbnb a récemment engagé Chris Lehane, surnommé Master of Disaster quand il était le conseiller de Bill Clinton. Depuis septembre, il est Head of Global Policy and Public Affairs et a conçu une sorte de traité de paix baptisé Community Impact. Il y informe notamment de la volonté d’Airbnb d’endiguer l’expansion de prestataires multiples et de les inciter à respecter la législation locale. Mais, lorsqu’on lit le document attentivement, on y découvre toute une série de brèches et l’indication qu’il convient de se montrer coopératif uniquement dans les villes conciliantes face à Airbnb.
Sur la grande scène de Paris, Chris Lehane fait sa pub pour une autre offensive d’Airbnb: les hôtes doivent se muer en militants de leur propre cause. «Vous n’êtes pas qu’une communauté, vous êtes un mouvement!» Il annonce la création de 100 homesharing clubs voués à défendre leurs intérêts et clame: «Organisez-vous. Nous créons la structure, vous devez en être les porte-voix!» Là où cela se révèle nécessaire, les hôtes doivent lancer des campagnes de protestation, faire pièce aux politiciens locaux. Airbnb entend défendre son modèle d’affaires dans la rue aussi, avec ses propres fantassins.
Cela dit, c’est toujours la même espèce d’hôtes que l’entreprise magnifie: ces gens à qui un revenu accessoire permet de joindre les deux bouts. Ces gens qui auront enfin un peu d’argent pour partir en vacances. Ces gens qui, grâce à Airbnb, pourront payer leurs hypothèques. Or, dans le chiffre d’affaires de la société, il est probable que ces gens-là jouent depuis longtemps un rôle accessoire: ils font surtour office de vitrine sur le site.
Reste que, quand on a compris comment l’entreprise fonctionne, on n’a pas encore entièrement saisi l’essence d’Airbnb. Car il existe une quantité d’hôtes qui vivent véritablement, dans leur âme et dans leur peau, sans arrière-pensées, le rêve dans sa version initiale. A l’Airbnb Open, on ne cesse de les rencontrer entre séminaires et séances de motivation. Et on entend des histoires comme celle de cette femme de Seattle: «Nous avons une maisonnette dans le jardin, que nous louons depuis que j’ai perdu mon emploi. Mon employeur s’est fait avaler par une grande entreprise. J’ai alors beaucoup douté de l’homme. Il a fallu Airbnb pour me redonner confiance en l’humanité.» Ou cet autre, Allemand: «Je me suis lancé pour l’argent, mais ce n’est plus ma priorité. On ne réussit qu’en aimant les gens.»
Ces gens sont-ils trop crédules? Peut-être, mais c’est bon pour leurs «invités»: plus il y aura de gens qui croient à la force spirituelle de l’hospitalité, plus elle sera réalité. Et si, un jour, Airbnb croule sous les logements labellisés Business Travel Ready, on verra à coup sûr quelqu’un se lever pour exiger un autre label: «Airbnb Classic», avec hospitalité certifiée, comme au bon vieux temps…
© Die Zeit
Traduction et adaptation Gian Pozzy