Stéphane Bussard
Portrait. A quelques jours du début des primaires pour la présidentielle américaine du 8 novembre, Bernie Sanders, 74 ans, crée la sensation. Le camp de Hillary Clinton n’est pas loin de la panique, même si l’ex-secrétaire d’Etat reste pour l’heure la favorite pour l’investiture démocrate.
Ce n’est peut-être pas Podemos ou Syriza. Mais à l’échelle américaine, le mouvement qu’il a mis sur pied outre-Atlantique n’en finit pas de surprendre. Bernie Sanders, 74 ans, exhorte l’Amérique à mener une «révolution politique» pour revitaliser une démocratie américaine «corrompue» par la ploutocratie issue de Wall Street. Son appel bouleverse la course à l’investiture démocrate pour la présidentielle du 8 novembre prochain, dont le premier test grandeur nature aura lieu en Iowa le 1er février.
Ayant grandi à Brooklyn dans une famille juive d’extraction modeste, Bernie Sanders a gardé de sa jeunesse new-yorkaise l’emphase et le bagou. Héraut d’un populisme de gauche qui a le vent en poupe, il estime urgent d’agir. Un sentiment paradoxal. Depuis la grande dépression de 2008-2009, l’économie américaine s’est refait une santé, créant près de 14 millions d’emplois. Or, pour celui qui se décrit comme un «socialiste démocrate», la classe moyenne américaine est sur le point de s’effondrer. Elle subit les effets de l’explosion des inégalités de revenus.
Mobilisation générale chez Clinton
S’il salue l’adoption, en 2010, de l’Affordable Care Act (ACA), ou Obamacare, qui a permis d’assurer quelque 18 millions d’Américains qui n’avaient pas de couverture médicale, il juge nécessaire d’aller plus loin. Car 29 millions de citoyens n’ont toujours pas d’assurance maladie. Son projet intitulé Medicare for All vise à combler cette lacune. A Washington, on n’hésite pas à le dire: un tel projet (caisse unique) n’a aucune chance d’aboutir. Depuis 2010, les républicains ont voté plus de soixante fois pour enterrer la réforme. Au début de janvier, le président démocrate a dû exercer son veto pour s’opposer à l’abrogation de l’ACA.
Pour Hillary Clinton, le mieux est l’ennemi du bien. Toucher à Obamacare, c’est prendre le risque de saper les assises d’une réforme menée au forceps. Le dossier de la santé est emblématique des différences entre le Vermontais et l’ex-sénatrice de New York: le premier, admirateur d’Eugene Debs, fondateur du Parti socialiste américain, milite pour un «big government», un Etat fort. La seconde, qui se présente comme la candidate de la continuité, vise à consolider le bilan de la présidence Obama.
Le camp Clinton est inquiet face à cette météorite «socialiste». Lundi dernier, Robby Mook, chef de campagne de l’ancienne secrétaire d’Etat, envoyait un courriel appelant à la mobilisation générale: «C’est la semaine la plus importante de cette campagne. […] Nous sommes à sept jours du caucus d’Iowa. Les sondages montrent que le combat est serré et que notre adversaire [Bernie Sanders] a levé plus de fonds que nous pour financer des publicités télévisuelles.»
A l’image de l’élite du Parti républicain qui peine à identifier la méthode pour contrer les candidats anti-establishment tels que Donald Trump et Ted Cruz, Hillary Clinton n’a pas non plus trouvé la manière de freiner la montée du sénateur du Vermont. Au début, elle avait surtout donné l’estocade au camp républicain, anticipant déjà la bataille pour la présidentielle. Entre elle et Bernie Sanders, c’était une entente cordiale un peu forcée. Avec le recul, l’équipe de l’ex-First Lady l’admet: elle a sous-estimé l’adversaire Sanders. Aujourd’hui, elle tend à surréagir, qualifiant le sénateur vermontais tantôt de communiste, tantôt de suppôt de la NRA, le puissant lobby des armes. Une caricature du personnage qui évoque de mauvais souvenirs. En 2008, trop agressive face à Barack Obama, Hillary Clinton s’était aliéné nombre d’électeurs.
Un discours cohérent
Mais Bernie Sanders n’est pas facile à désarçonner. Il a refusé de débattre de la messagerie privée que Hillary Clinton a utilisée quand elle dirigeait la diplomatie américaine et qui continue de soulever des questions éthiques et, qui sait, peut-être pénales. Il estime que les Américains méritent autre chose, un débat substantiel sur les vrais défis du pays. Face aux attaques appuyées de sa rivale, il a dû se résoudre à hausser le ton. Il a ainsi qualifié de «déplorable» le comportement de Bill Clinton dans l’affaire Lewinsky avant d’ajouter que l’ancien président n’était pas l’objet de sa campagne. Il questionne l’indépendance de sa rivale par rapport à Wall Street.
L’ex-patronne de la diplomatie s’est fait payer plusieurs millions de dollars pour tenir des discours financés par Goldman Sachs, Deutsche Bank ou encore Morgan Stanley. Bernie Sanders, lui, promet de réintroduire le Glass-Steagall Act, une loi abrogée par Bill Clinton, qui exige une séparation des activités de banque commerciale et de banque d’investissement. Mais aussi de démembrer les grandes banques qui posent un risque systémique.
Les six plus grandes institutions financières de Wall Street, précise-t-il, ont une masse sous gestion de plus de 10 000 milliards de dollars, soit quelque 60% du PIB américain. Il juge scandaleux qu’aucun dirigeant de banque n’ait été inquiété par la justice après la crise des subprimes de 2008 alors que «des enfants fumant du haschich ont un casier judiciaire». Son atout face à Hillary Clinton, c’est la cohérence. Au sujet des traités de libre-échange, il a toujours été sans concession. Il fustige le Partenariat transpacifique conclu par l’administration Obama avec onze autres pays. Quand elle était à Foggy Bottom, Hillary Clinton y était favorable. Aujourd’hui, elle a tourné casaque.
En politique étrangère, elle moque l’inexpérience de son rival qui, en son temps, avait soutenu le gouvernement sandiniste au Nicaragua. Un terrain pourtant glissant pour l’ex-secrétaire d’Etat. Bernie Sanders a beau être moins versé dans le domaine, il tient un discours qui séduit cette Amérique fatiguée par les deux guerres menées par l’administration Bush en Irak et en Afghanistan et qui continuent de poser des problèmes insolubles à l’administration de Barack Obama. Le sénateur du Vermont rappelle qu’il a voté contre le Patriot Act et surtout contre la guerre en Irak en 2002.
Sur les routes d’Amérique, le sénateur du Vermont attire les foules. Son apparente intégrité et sa sincérité séduisent. Sa fougue suscite la passion dans un camp démocrate un peu démobilisé. Elu à la Chambre des représentants en 1990 et au Sénat en 2006, il a siégé en qualité d’indépendant. Son message anti-establishment a fait mouche auprès d’un électorat ouvrier blanc. Maintenant, il essaie de convaincre des couches plus larges, des jeunes progressistes qui ont participé au mouvement Occupy Wall Street et qui ont été en partie déçus par Barack Obama, insuffisamment à gauche.
Ceux-ci voient en lui un homme politique qui a le courage de défier les milliardaires et les multinationales. Un candidat qui n’a pas peur d’exprimer son mépris pour ces chaînes de télévision qui «insultent quotidiennement les citoyens américains». Pour l’heure, toutefois, Bernie Sanders peine à recréer ce que les politologues appellent la «coalition Obama», un électorat hétéroclite composé notamment de jeunes, de femmes, d’Hispaniques et de Noirs.
Taxé d’idéalisme
Une publicité de campagne diffusée ces jours en Iowa à quelques jours du premier rendez-vous électoral illustre la manière dont le sénateur entend élargir le cercle de ses partisans. Elle se décline sous l’air de la musique d’America, une chanson de Paul Simon et Art Garfunkel datant de 1968 et qui raconte l’épopée de jeunes amoureux qui traversent les Etats-Unis en autostop en quête «d’Amérique». Un message qui fait l’éloge de la communauté et qui vise à réunir plusieurs générations, celle des deux chanteurs également âgés de 74 ans et celle de jeunes citoyens qui espèrent bénéficier d’une vie aussi confortable que celle de leurs parents baby-boomers.
Aussi séduisantes soient-elles, nombre de propositions formulées par Bernie Sanders paraissent irréalistes au vu du contexte politique américain. Le Wall Street Journal a estimé à 18 000 milliards de dollars sur dix ans ce que coûterait l’agenda Sanders: augmentation du salaire minimum à 15 dollars de l’heure, création d’une assurance maladie universelle et publique, gratuité des études à l’université et 1000 milliards de dollars d’investissements pour rétablir les infrastructures déficientes du pays. Bernie Sanders est taxé d’idéalisme par Hillary Clinton qui vante, elle, son propre pragmatisme.
Chevelure à la Einstein, dont il apprécie la critique du capitalisme, Bernie Sanders a gardé quelques traits hérités des années 60, quand il s’installait dans le Vermont, suivant le sillage de 30 000 hippies. Adepte de Beethoven, d’ABBA, du Motown voire de Céline Dion, il assume pleinement son image. Dans le domaine politique, la réussite l’a longtemps boudé. Mais, à force d’opiniâtreté, il est parvenu à ses fins. En 1981, il accède à la mairie de Burlington, la plus grande ville de l’Etat. Et il se fera élire à Washington en 1990. Il se considère pourtant toujours comme un «outsider». Il travaille dans la capitale, mais rentre tous les week-ends dans le Vermont, un Etat dont il admire la «beauté physique et humaine». Sa sensibilité à l’environnement n’est pas étrangère à son discours alarmiste sur le changement climatique qu’il considère comme la première menace pour l’Amérique.