Alliance.En mêlant menaces et promesses d’aide, Vladimir Poutine a remporté les faveurs de l’Ukraine et évincé le rival européen. L’échec de l’accord d’association avec Bruxelles met en danger l’ensemble du «partenariat oriental».
Christoph Pauly, Jan Puhl, Matthias Schepp, Gregor Peter Schmitz, Christoph Schult
Après des mois de promesses et de menaces, Vladimir Poutine a fait une démarche décisive le 9 novembre: il a invité le président ukrainien Viktor Ianoukovitch à un entretien sur un aérodrome militaire près de Moscou. Une rencontre tellement secrète que les Russes ont commencé par démentir qu’elle ait eu lieu. Ce jour-là, Poutine scellait une alliance avec l’Ukraine et évinçait ses rivaux de Bruxelles. Il était pourtant prévu que ce vendredi, à Vilnius (Lituanie), Ianoukovitch signe un accord d’association de 900 pages, une sorte de contrat de fiançailles avec l’Union européenne (UE). La cérémonie a été repoussée. Après l’accueil du lanceur d’alerte Edward Snowden et le contrôle des armes chimiques syriennes, c’est là une troisième victoire pour le président russe sur l’Occident.
Certes, le oui de Ianoukovitch n’inaugure qu’un mariage de raison, pas une union amoureuse. L’échange des anneaux a été précédé d’une bagarre de plusieurs mois entre Moscou et Bruxelles, à la manière de la guerre froide. Au bout du compte, Poutine aurait promis à son homologue de Kiev des milliards d’euros sous forme de subventions, d’abandon de créances et d’importations détaxées. L’UE, elle, proposait en guise de dot un crédit de 610 millions d’euros, encore augmenté au dernier moment, et la vague perspective d’un crédit de plusieurs milliards du FMI. Ianoukovitch a préféré les promesses de Poutine. Il faut dire qu’aucun des poids lourds de l’UE ne s’est précipité à Kiev pour tenter de convaincre un président ukrainien hésitant.
«Je pense que la pression inouïe exercée par Poutine a été décisive, déclare le médiateur polonais Aleksander Kwasniewski. Les Russes ont déployé tout leur arsenal.» Elmar Brok, président de la Commission des affaires étrangères du Parlement européen, confirme: «Viktor Ianoukovitch a gardé toutes les options ouvertes jusqu’au dernier moment pour en tirer un maximum.» L’UE, pour sa part, misait sur son rayonnement, sa prospérité, la liberté et la démocratie.
Le berceau de l’Empire russe. Il y a quatre ans, l’Union européenne avait proposé à l’Ukraine, mais aussi à l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie et la Biélorussie, un «partenariat oriental». Elle offrait une collaboration, le libre-échange et des aides financières en échange de réformes démocratiques. Les voyages sans visa deviendraient possibles, les droits de douane diminueraient et les normes européennes seraient introduites. Seule la qualité de membre de l’UE restait exclue. Mais pour la Russie, l’Ukraine ne joue pas seulement un rôle géopolitique, elle reste la région qui fut, il y a mille ans, le berceau de l’Empire russe. Depuis lors, le régime musclé qui règne sur la Biélorussie s’est disqualifié et l’Arménie a battu en retraite. Et voilà que l’Ukraine, au cœur du «partenariat oriental», fait défection. Pour l’UE, cette défaite affecte non seulement ses frontières orientales mais aussi les fondements de sa politique étrangère.
Officiellement, l’accord échoue à cause de Ioulia Timochenko, l’opposante en prison depuis deux ans. L’UE avait fait de sa libération une condition mais Viktor Ianoukovitch n’a rien voulu savoir. Les arguments rationnels de Bruxelles étaient censés s’imposer face au chantage de Moscou: l’union eurasiatique promue par la Russie limiterait fortement la souveraineté ukrainienne; Kiev ne pourrait conclure d’accords de libre-échange sans l’aval de Moscou; un accord avec la Russie aurait le caractère contraint d’un mariage, tandis qu’avec l’UE il s’agirait d’une amitié fidèle laissant à l’Ukraine la liberté de conclure d’autres accords.
En tout cas, l’UE a continué de croire qu’elle pourrait attirer l’Ukraine à l’Ouest, oubliant que deux mondes aux modes de pensée fondamentalement différents se font face. La moitié ou presque de la population n’est-elle pas en faveur d’un rapprochement avec l’UE? N’y a-t-il pas davantage de travailleurs ukrainiens à l’Ouest qu’en Russie? En outre, Bruxelles pensait pouvoir séduire Viktor Ianoukovitch avec l’assurance de taux de croissance durables de 6%.
Mais le président ukrainien est un joueur de poker. Son objectif premier est d’assurer son pouvoir dans l’optique des élections de 2015. Pour ce faire, il a besoin d’une amélioration urgente de la situation économique. Car l’Ukraine est en récession et bientôt en cessation de paiements, elle dépend du gaz russe et Moscou a déjà fermé le robinet par trois fois en plein hiver.
Des pressions concrètes. Ces derniers mois, Poutine a fait comprendre très clairement à Ianoukovitch pourquoi un contrat d’association avec l’UE serait fâcheux pour l’Ukraine. En août, les poids lourds ukrainiens ont été victimes du zèle douanier russe; l’oligarque ukrainien Viktor Pintchouk n’a plus pu importer des tuyaux, un ancien ministre s’est vu interdire ses exportations de chocolat, la menace de l’introduction de visas a été brandie. Les exportations ont ainsi dégringolé d’un quart depuis 2011. L’Ukraine vend un tiers de ses produits à la Russie et aux pays de l’ex-URSS, un quart à l’UE. C’est pourquoi, quelques jours après le rendez-vous secret de Moscou, des oligarques ukrainiens auraient supplié Ianoukovitch de surseoir pendant un an à une association avec l’UE.
Le Kremlin n’a pas caché que les chicanes pourraient perdurer et a promis à l’Ukraine «une catastrophe économique». Ianoukovitch a vite compris: sa seule chance de survie politique est dans le sillage de la Russie. D’autant que Poutine lui promet des crédits, du gaz à prix raboté et la remise des dettes contractées à hauteur de 1,3 milliard de dollars chez Gazprom. Vladimir Poutine a tout simplement perçu plus vite que Bruxelles les priorités du président ukrainien.
Un autre accord qui devait être signé pourrait connaître le même sort: celui qui concerne le gaz. Au dernier moment, «de petits détails techniques» devaient encore être réglés, alors que la négociation est en cours depuis plus d’un an. Pourtant, un tel accord avec l’UE aurait permis à l’Ukraine, en se raccordant au gazoduc traversant la Slovaquie, de se libérer du chantage de Moscou pour son approvisionnement. Mais les livraisons n’auraient commencé qu’en septembre prochain. Or, en attendant, l’hiver s’est installé et Poutine a revu ses prix à la baisse.
D’autres échéances devraient retarder toute reprise des négociations entre Bruxelles et Kiev: 2014 est l’année des élections européennes, puis il y aura des changements au sein de la Commission européenne, enfin ce sera le tour de l’élection présidentielle en Ukraine en 2015.
©DeR Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy