Francesca Sacco
Eclairage. Trouver des affinités gustatives inattendues entre des ingrédients apparemment peu compatibles? C’est le pari de foodpairing.com, une idée suisse développée en Belgique. Betty Bossi l’adoube, les grands chefs restent sceptiques.
La carotte s’accompagne harmonieusement de la violette? Cela viendrait du fait que ces végétaux partagent certaines molécules aromatiques, comme l’ionone. La tomate s’allie avec bonheur à la mozzarella? Cherchez du côté de l’acide 4-méthylpentanoïque. S’il vous arrive d’avoir des doutes sur le choix des ingrédients lorsque vous cuisinez, le flavour pairing, cette approche culinaire reposant sur une analyse scientifique de la compatibilité des arômes, est fait pour vous.
Point de départ de cette tendance, qui remonte au début des années 2000, une découverte de Heston Blumenthal, chef britannique, trois étoiles au guide Michelin: la constatation que le caviar se marie bien avec le chocolat blanc. Intrigué, le cuisinier sollicite François Benzi, alors aromaticien chez Firmenich, pour trouver au succès de ce mélange détonant une explication rationnelle.
Des analyses réalisées dans le laboratoire genevois font ressortir que le caviar et le chocolat blanc ont en commun des composés aromatiques essentiels, en l’occurrence des amines. Le scientifique pousse la recherche jusqu’à établir des profils aromatiques, en séparant et isolant les molécules odorantes de divers aliments. Seules celles qui sont perceptibles par le nez humain sont prises en considération. Par exemple, le café contient environ 900 arômes, mais notre système olfactif n’en détecte qu’un petit nombre, jugé déterminant.
En 2007, des scientifiques vont jusqu’à établir une banque de données. «Celle-ci répertorie actuellement plus de 1600 ingrédients», indique le bio-ingénieur Bernard Lahousse qui a participé aux travaux de recherche et a développé un logiciel en ligne sur le site foodpairing.com depuis 2014. Et qui permet de visualiser en un clin d’œil sur un diagramme les ingrédients qui s’apparient avec succès. Quelques exemples? L’huître et le kiwi, le chocolat et le brocoli, le saumon et la réglisse, le saké et le comté, ou encore la mangue et l’extrait de pin. Le site compte 125 000 utilisateurs – cuisiniers professionnels, entreprises agroalimentaires ou simples amateurs de bonne cuisine – et peut se prévaloir de 500 000 visites par année.
À la manière d’un site de rencontres
«C’est un peu comme une agence matrimoniale, commente Erica Angelone, product manager chez Betty Bossi. A l’instar des sites de rencontres qui utilisent des tests sophistiqués, foodpairing.com se base sur les profils aromatiques pour déterminer la compatibilité des aliments. On peut donc envisager des combinaisons auxquelles on ne penserait jamais. Il n’est donc plus nécessaire d’expérimenter à l’aveuglette pour trouver une idée originale.» Le logiciel supplanterait ainsi… le hasard.
«Aujourd’hui, le terme flavour pairing est sur toutes les lèvres. Livres, séminaires et cours se multiplient», déclare Guido Böhler, rédacteur à la revue spécialisée suisse Alimenta. A Gümligen près de Berne, l’entreprise agroalimentaire Haco a lancé en 2013, en collaboration avec la Société suisse des cuisiniers (SSC), une formation continue qui fait carton plein. Au moins une centaine de chefs auraient été formés depuis. Parmi les recettes testées lors de cet atelier pratique bisannuel: un filet de chevreuil sur un crumble au sarrasin avec sa sauce aux figues et, en dessert, une mousse de romarin au chocolat avec meringue au citron.
Les pays où le flavour pairing rencontre le plus de succès sont la Belgique, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Etats-Unis et la Suisse, où le chef de file alémanique du flavour pairing Rolf Caviezel s’est associé au physicien allemand Thomas Vilgis pour créer des recettes proposées dans son restaurant gastronomique à Granges, dans le canton de Soleure. En France, l’intérêt est limité: «Ce pays fait un peu de résistance, probablement par attachement aux traditions», remarque Andy Gilgen, responsable de la formation chez Haco.
Il faut dire que le flavour pairing s’inscrit dans le prolongement de la gastronomie moléculaire, qui a consacré l’irruption de procédés scientifiques dans le monde de la cuisine. «J’ai l’impression qu’il y a globalement deux approches, poursuit-il. La première est d’approfondir la recherche d’harmonie des arômes. La seconde est expérimentale et autorise les combinaisons les plus folles.» Citons, à titre d’exemple, la fameuse recette de moelleux au chocolat en ganache au fromage bleu, popularisée par Heston Blumenthal.
Mais certains experts doutent du bien-fondé de ce type d’approche. «J’estime que les fondements scientifiques qui sous-tendent le logiciel foodpairing.com sont un peu simplistes, déclare Ennio Cantergiani, ingénieur ETHZ en sciences alimentaires et responsable de la qualité chez Carasso à Genève. La découverte de composés communs entre le chocolat et le caviar peut très bien être une coïncidence. On a également trouvé des similitudes aromatiques entre la framboise et la câpre, par exemple. Cela suffit-il à faire un bon appariement?» En 1012, la revue Chemical & Engineering News affirmait que le concept en était encore à ses balbutiements, et le décrivait comme une «mode» essentiellement européenne.
Équilibres à trouver
Marie Haspeslagh, porte-parole de foodpairing.com, ne nie pas que le logiciel a ses limites: «Il ne vous donne pas d’indications en matière de dosage, de texture, de couleur et de réaction à la cuisson, par exemple. C’est à vous de chercher les bons équilibres», reconnaît-elle. «Toute innovation mérite d’être saluée, estime pour sa part le propriétaire du restaurant Le Cerf à Cossonay, Carlo Crisci, deux étoiles au guide Michelin. Mais il faut se garder de suivre à la lettre des tableaux qui, par ailleurs, me paraissent assez compliqués. J’aime bien me fier à mon intuition pour gagner en poésie. J’ai aussi quelques réserves sur le fond, parce que les aliments contiennent tellement d’arômes qu’il est facile de trouver des appariements. Enfin, pourquoi chercher des similitudes aromatiques? En cuisine, il faut parfois créer des chocs!»
Scepticisme également chez Philippe Chevrier, 19 points au GaultMillau et propriétaire du domaine de Chateauvieux à Satigny: «Si le chocolat blanc va bien avec le caviar, c’est tout simplement parce qu’il n’a pas beaucoup de goût et qu’il est gras! La crème acidulée irait très bien aussi, pour la même raison. Mais surtout, lorsque vous travaillez avec des produits du terroir, chaque chocolat possède son goût propre. En fait, il n’y a pas besoin d’être scientifique pour faire de la bonne cuisine, il faut juste être un bon cuisinier.»