Propos recueillis par Bernhard Zand
Interview. Zhang Xin, 50 ans, milliardaire chinoise active dans l’immobilier, évoque le krach des Bourses et annonce la fin de l’ère des fondateurs en Chine. Pour elle, Mark Zuckerberg est un modèle pour les riches.
Si la Chine était une entreprise et vous sa patronne, que feriez-vous pour la préparer à l’avenir?
Aujourd’hui, aucune économie, aucune entreprise, aucune personnalité ne peut pleinement s’épanouir sans miser sur deux piliers: la globalisation et la numérisation.
Qu’est-ce que cela veut dire pour la Chine?
Le pays doit s’ouvrir davantage et reconnaître que la planète est une seule entité. L’idée que l’on peut résoudre ses problèmes tout seul dans son coin ne fonctionne plus, ni économiquement, ni culturellement, ni politiquement. Celui qui s’isole cesse de croître. J’ai grandi en Chine et je connais cet isolement d’où nous venons. Ce temps-là est terminé.
Les krachs boursiers de l’été dernier et de janvier ont ébranlé la confiance dans la force économique de la Chine. Comment en évaluez-vous les répercussions sur le marché des capitaux chinois?
Les investisseurs détestent l’insécurité. Nous voulons de la sécurité, nous voulons savoir où va l’économie. Si le gouvernement entend poursuivre sur la voie de l’ouverture, il doit créer des règles à cette fin – et les appliquer.
Le gouvernement veut faire évoluer le modèle économique chinois d’une économie d’investissement et d’industrie à une économie de services et de consommation. Ça va marcher?
La part de consommation dans la performance économique chinoise est encore trop faible, mais nous sommes sur la bonne voie. La question est de savoir combien de temps il faudra. Lorsqu’une économie croît, on arrive un jour au point où il ne suffit plus d’investir et de construire. Notre rendement du capital se réduit, l’ancien modèle ne fonctionne plus. Nous devons changer et vite.
Votre société est une des plus grandes entreprises immobilières de Chine. Comment votre modèle d’affaires a-t-il changé?
A vrai dire, il y a vingt ans, nous ne construisions que des clapiers de béton. Aujourd’hui, des architectes du monde entier travaillent sur nos projets: Zaha Hadid à Londres, Kengo Kuma au Japon, Gerkan, Marg and Partners à Hambourg.
Comment vous êtes-vous lancée?
Quand nous avons démarré, au milieu des années 1990, nous étions parmi les premiers. Pékin ne comptait pas de gratte-ciel commerciaux et Shanghai peu. Notre devise était alors: d’abord bâtir, bâtir, bâtir, puis vendre, vendre, vendre. Mais nous avons rapidement constaté qu’à Pékin et Shanghai, le terrain se faisait rare. Il ne suffisait donc plus de fabriquer et de vendre à la manière d’une usine. Du coup, nous avons gardé nos immeubles pour nous et les avons administrés. Nous sommes devenus prestataires de services.
Et maintenant?
C’est le troisième acte. L’économie chinoise devient plus complexe et notre clientèle évolue. Il y a désormais une multitude d’entreprises qui fonctionnent tout différemment de nos grands groupes traditionnels. Elles n’obéissent pas à une économie planifiée et ne louent plus nos locaux pour des années. Il leur faut un bureau pour une ou deux semaines, pour un ou deux ans. Nous comptons parmi nos clients le service de taxi Uber, la plateforme de rabais Meituan et un grand nombre de start-up. Elles sont à l’image de leurs clients: elles vont sur le Net, optent pour une offre et attaquent.
Cela vous étonne-t-il qu’après les krachs boursiers la confiance s’érode?
La Chine n’a cessé de nous étonner depuis le début de son ouverture économique. Il y a vingt ans, il était inimaginable que le pays arrive un jour là où il est. Je l’attribue à l’ardeur et à la souplesse des Chinois.
Exemple?
Je fais de la course à pied. En septembre, il y a eu le Marathon de Pékin. Pas très bien organisé: il n’y avait que pour trois heures d’eau et d’aliments sur le parcours. Ceux qui mettaient plus de temps – la plupart – paraissaient mal barrés. Mais les riverains leur ont tout de suite fourni ce dont ils avaient besoin. La Chine, c’est ça: les gens ont tout de suite compris qu’il y avait une lacune à combler.
Cette ardeur et cette souplesse suffiront-elles à empêcher un atterrissage brutal de l’économie?
Les taux de croissance vont décliner, c’est sûr. Question: où se situent les lacunes, où sont les occasions? Le positif, c’est qu’il devient de plus en plus facile en Chine de créer une entreprise, que le cours de change du yuan se libéralise et que, pour les Chinois, les règles pour obtenir un visa se libéralisent. L’aspect négatif, c’est que les réformes, surtout pour les grandes entreprises d’Etat, prennent tellement de temps.
Qu’en est-il des millions de travailleurs qui paient ces réformes de leur emploi?
La Chine a déjà réformé son secteur étatisé à la fin des années 1990. Des dizaines de millions d’emplois avaient été perdus. Déjà, on mettait en garde contre des troubles sociaux. Ils ne se sont pas confirmés mais la structure de notre économie a changé. Lorsque nous nous sommes lancés, nous n’avions jamais pensé que l’ère des grandes occasions aurait une fin. Nous étions beaucoup trop pressés de faire prospérer nos entreprises. En Chine, même une mégapole comme Pékin ou Shanghai peut se construire en dix ou quinze ans. Si, dans la construction, l’ère des pionniers est terminée, ce n’est pas le cas dans d’autres secteurs.
C’est-à-dire?
En Chine, l’ère de la numérisation ne fait que commencer. Le transport et l’hôtellerie y sont déjà passés, mais la mutation va toucher beaucoup d’autres secteurs: la formation, la santé, l’administration et même la justice. Pour ceux qui sont ambitieux et bourrés d’idées, il y a encore plein de choses à faire en Chine.
La «génération des fondateurs» est devenue incroyablement riche ces vingt dernières années. Que prévoyez-vous, vous et les 600 autres Chinois milliardaires en dollars, de faire de votre argent?
Il y a quelques semaines, le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, annonçait son intention de consacrer 45 milliards de sa fortune à des objectifs d’utilité publique. Désormais, on trouve aussi cette tendance en Chine. Il y a dix-huit mois, mon mari et moi avons donné 100 millions de dollars pour un projet de formation qui financera les études de jeunes Chinois doués dans les meilleures universités du monde. Nombre d’entrepreneurs font des dons aux universités, d’autres à des projets de santé publique. Aucun d’entre nous ne souhaite devenir le plus riche du cimetière.
La philanthropie n’est-elle pas l’indice que l’Etat en fait trop peu pour ses citoyens?
C’est souvent vrai. Mais il y a du sens à s’impliquer. Je suis née pauvre et j’ai bénéficié d’une bourse. Si je mets de l’argent pour que des étudiants chinois pauvres mais brillants puissent étudier à l’étranger, cela illustre tout ce en quoi je crois: formation, globalisation, mobilité sociale. Ce que j’aime en Chine et qui me manque parfois en Europe, c’est l’ambition affichée chez nous par de très jeunes gens, notre dynamisme, notre vitalité.
C’est ce qui relie la Chine aux Etats-Unis?
Oui, et cela explique peut-être aussi pourquoi l’engagement privé des entrepreneurs jouera un grand rôle ici. Au début, je m’étonnais de constater à quel point les universités américaines se finançaient par le biais de fondations privées. Ensuite, j’ai compris: au début de l’essor américain, l’Etat était pauvre. Les citoyens devaient y aller de leur poche. En Europe, c’était différent: historiquement, les Etats y étaient forts, il y avait des rois et des princes d’où venait l’argent.
Peut-on, en Chine, devenir riche à l’écart du parti?
A ce jour, notre entreprise n’est active qu’à Pékin et Shanghai, deux villes fortement sous l’empire du marché. Ce fut un avantage. Ici, le terrain est attribué au terme d’adjudications publiques, en une procédure transparente. Ceux qui travaillent dans l’immobilier hors de ces deux villes doivent être guanxi, c’est-à-dire avoir des relations avec l’appareil.
Mais le parti renforce son emprise.
Je réfute qu’en Chine on ne puisse avoir du succès que sous l’égide du parti. Ce n’est pas le cas de mon mari ni le mien. Pourtant, l’ascension de la Chine a permis notre ascension. Reste que notre système judiciaire doit être réformé. Les cas de citoyens embastillés, puis détenus interminablement sans procès sont angoissants pour tout le monde. Lorsque l’on commet un crime, le procès doit intervenir rapidement. Pourquoi est-ce que cela dure si longtemps? La Chine a promis de moderniser son système juridique. C’est une priorité absolue.
Quand les pays se développent économiquement, il y a un moment où les citoyens exigent d’avoir davantage voix au chapitre. En ira-t-il de même en Chine?
Je disais, il y a quelques années, que les Chinois n’aspirent plus à davantage de nourriture et de logements, mais à la démocratie. Je le maintiens. J’ignore à quel modèle la Chine se conformera, mais plus notre standard de vie et notre degré de formation augmenteront, plus les gens voudront savoir. Et ils verront de quelle ouverture les sociétés jouissent ailleurs. Nous ne sommes pas différents: nous aussi, nous voulons de la liberté. La question est: combien de liberté nous consentira-t-on ?
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Traduction et adaptation gian pozzy