Delphine Minoui
Récit. Embarqués dans l’effroyable routine de la guerre, de jeunes volontaires syriens de la ville de Darayya se sont lancé comme défi d’ouvrir une bibliothèque. Et de récupérer des milliers d’ouvrages sous les décombres.
Deux heures du matin. Dans un concert de sonneries répétées, l’ordinateur portable se réveille en sursaut. L’appel Skype provient de Darayya, dans la banlieue rebelle de Damas, encerclée par les forces de Bachar al-Assad. A travers les mailles d’une mauvaise connexion internet – unique lucarne sur le monde extérieur – Ahmad, 23 ans, s’excuse de ne pas avoir rappelé plus tôt. Il y a quelques mois, nous l’avions contacté après avoir découvert, un peu par hasard, les photos de sa bibliothèque improvisée dans la cave d’un immeuble à moitié éventré – rares illustrations d’une véritable résistance citoyenne dans cette Syrie ensanglantée par le rouleau compresseur de la guerre.
Avec sa voix cassée, tantôt hachurée par le bruit des explosions, l’ex-étudiant damascène ne se démonte pas. Il déborde d’enthousiasme pour raconter ce projet fou, lancé il y a deux ans et demi avec quelques dizaines de compères. Un projet inédit qui consiste à classer, ranger, numéroter des milliers d’ouvrages sauvés des décombres. «La culture, c’est ce qui reste quand on a tout perdu. Nous devons à tout prix préserver ce qui est enfoui sous les ruines de notre ville, de notre pays», dit le jeune activiste.
A la fois cofondateur et porte-parole de ce lieu insolite, il évoque fièrement l’incroyable semblant de normalité qui s’est instauré dans ce musée de papier: «Nous avons pu récupérer 11 000 livres de littérature arabe et étrangère, de philosophie, de théologie que les gens peuvent lire et emprunter gratuitement. Avec plusieurs dizaines de volontaires, on se relaie pour accueillir les lecteurs. Nous sommes ouverts tous les jours, sauf le vendredi, de 9 h à 17 h.» Un emploi du temps néanmoins soumis aux aléas des bombardements.
Quand le ciel gronde d’un trop-plein de raids aériens, la porte reste fermée. Les jours d’ouverture, c’est le système D qui prévaut: faute d’électricité, les livres se lisent à la lueur de la bougie, et sous d’épaisses couvertures pour combattre le froid. Mais ils sont là, stoïquement organisés par thème et par ordre alphabétique sur de grandes étagères en bois. Autant d’armes d’instruction massive qui défient quotidiennement la violence et l’extrémisme engendrés par un conflit qui dure depuis près de cinq ans. «Avant la révolution anti-Assad de mars 2011, et la guerre qui s’est ensuivie, je lisais très peu. La tragédie endurée nous a paradoxalement rapprochés des livres. Comme un besoin fou de se nettoyer la tête de l’horreur du vécu», confie Ahmad.
Une réponse à l’isolement
Le projet est né fin 2013. Cette année-là, la population de Darayya, à 7 kilomètres au sud-ouest de Damas, se remet fébrilement d’un terrible traumatisme: en plein cœur de l’été 2012, près de 400 personnes sont brutalement tuées par les forces du régime. Un massacre commandité par le pouvoir pour «punir» cette cité hostile à Damas et à majorité sunnite. A Darayya, le militantisme remonte au début des années 2000: des campagnes de lutte contre la corruption, contre le tabagisme et en faveur du nettoyage de la ville y ont été successivement organisées. «Quand la révolte a commencé, en 2011, la ville a fait partie des premières à se soulever, raconte Ahmad. En réponse à la répression des forces du régime, les manifestants leur offraient des roses et des bouteilles d’eau. Ça a irrité encore plus le pouvoir.»
Pour le régime, Darayya représente aussi un enjeu stratégique: elle se situe près de l’aéroport militaire de Mezze. D’où l’extrême brutalité de 2012 qui finit par pousser de nombreux insoumis à prendre les armes. Depuis, la ville est tenue par des groupes islamistes locaux qui se revendiquent de l’Armée syrienne libre. Assiégée par les militaires pro-Bachar, elle est la cible quotidienne de bombes barils larguées par hélicoptère. Les photos qu’Ahmad nous a transmises par courriel illustrent l’ampleur des dégâts: une cité fantôme, tapissée de gravats, de tôle rouillée, de poussière d’immeubles et vidée de la plupart de ses habitants qui ont fui les combats. Selon ses estimations, ils ne sont plus que 12 000 – contre 250 000 avant la guerre – à y vivre.
«Le siège de Darayya a tué l’âme de la ville. Les écoles sont fermées, les étudiants ont abandonné l’université, ils sont nombreux à avoir pris les armes. C’est ainsi que nous est venue, avec une quarantaine d’amis, ex-étudiants, activistes, combattants, l’idée de faire la tournée des quartiers pour récupérer les livres enterrés sous les maisons démolies: construire quelque chose quand tout s’effondre autour de nous», explique le jeune bibliothécaire. Sur chaque ouvrage sauvé est minutieusement inscrit un numéro, accompagné du nom de son propriétaire, «pour qu’il puisse le récupérer une fois la guerre finie».
Une contribution symbolique à la préservation du patrimoine à l’heure où, ailleurs dans le pays, les djihadistes de Daech pillent et détruisent les antiquités. Une façon, aussi, de continuer à se nourrir l’esprit. «Nos lecteurs, poursuit Ahmad, sont très demandeurs de romans et de poésie, notamment les poèmes d’amour de Mahmoud Darwich et de Nizar Qabbani. La politique les intéresse de plus en plus, surtout ce qui touche à la démocratie. La Muqaddima d’Ibn Khaldoun a ainsi beaucoup de succès» (ndlr: l’ouvrage de l’illustre historien tunisien du XIVe siècle est considéré comme une introduction à l’histoire universelle de la sociologie moderne).
Mais la «palme d’or» des ouvrages les plus empruntés revient au conte philosophique de Paulo Coelho L’alchimiste, dont le héros, un jeune berger espagnol, découvre sa «légende personnelle» au fil d’un voyage le conduisant d’Andalousie aux pyramides d’Egypte – métaphore, pour certains, de l’odyssée escarpée des révolutionnaires syriens. Et les femmes? «A cause du danger de sortir dans la rue, elles ne fréquentent pas la bibliothèque. Mais leurs maris leur apportent des ouvrages à la maison. Nous avons également un rayon de livres pour enfants.»
Plus inattendu, les combattants anti-Assad sont les visiteurs les plus assidus de la bibliothèque. «Au début, je m’étais porté volontaire, avec un pick-up et des pelles, pour aller récupérer les ouvrages enfouis sous les ruines. De fil en aiguille, j’ai fini par me mettre à les lire. Je viens ici au moins deux fois par semaine», confie par Skype l’un d’eux, Ayman Abu al Bara’a. Lui aussi a 23 ans. En 2012, il a abandonné ses études d’économie à Damas pour prendre les armes contre Assad. «La guerre nous a éloignés de l’accès au savoir. J’ai décidé d’y revenir avec les livres. Souvent, il m’arrive de bouquiner sur le front. Cela m’aide à rester humain.» Parmi ses livres préférés: le best-seller américain Les sept habitudes des gens efficaces. Traduit en 38 langues – dont l’arabe –, l’ouvrage de développement personnel écrit par Stephen R. Covey rencontre aujourd’hui un étonnant succès auprès des anti-Assad de Darayya.
Politique, psychologie, religion
Ayman Abu al Bara’a a également relu deux fois La coquille, du dissident chrétien Moustafa Khalifé, récit noir de ses treize années passées à endurer la torture dans les geôles syriennes: «Une expérience glaçante qui explique à elle seule la raison de notre révolte.» Sa lecture la plus marquante reste celle des écrits religieux du mufti sunnite syrien Ibn Qayyim. «Un jour que je tentais d’extirper des livres des ruines d’un immeuble, je suis tombé sur un de ses ouvrages qui parlait d’un homme transporté au paradis. Ce bouquin vous donne envie de mourir en martyr. Vous savez, j’ai perdu une vingtaine d’amis très proches dans cette sale guerre. Ce livre est une source d’inspiration. Il nous aide à appréhender la mort», souffle-t-il, en reconnaissant puiser dans l’islam un précieux réconfort.
Mais attention aux conclusions hâtives, prévient Omar Abu Anas, un autre combattant-lecteur. «En Occident, pouvoirs et médias ne se focalisent plus que sur les djihadistes de l’Etat islamique, comme s’ils étaient les seuls à faire la guerre à Assad. C’est une erreur. A Darayya, nous sommes religieux, mais pas extrémistes. Pour certains, l’islam est devenu un refuge par défaut. Si nous sommes passés par la lutte armée, c’est pour nous défendre. Mais l’objectif premier de la révolution n’a pas changé: nous voulons faire tomber le régime pour construire un nouveau gouvernement, pour vivre dans une société libre», insiste-t-il. Lui qui a dû renoncer à ses études d’ingénierie pour se battre dit voir dans la lecture un moyen «de ne pas dévier de cet objectif, de se préparer à l’après-Assad».
«Dès que j’ai du temps, je lis: ouvrages de politique, de psychologie, de religion… J’aimerais me procurer la traduction arabe du Prince de Machiavel, mais le livre n’est pas disponible ici. Les gars de la bibliothèque font un travail formidable: ils téléchargent certains ouvrages en format PDF, grâce à une connexion internet bricolée à partir d’un satellite miniature. Nous les copions sur nos téléphones portables pour pouvoir les lire.»
Bibliothérapie salvatrice
Un engagement culturel qui n’est pas sans risque. Fin 2015, deux des cinq étages de l’immeuble abritant la bibliothèque ont été pulvérisés par une bombe baril; ces jours-ci, il en tombe jusqu’à 80 par jour sur la ville. L’explosion n’a pas fait de victimes. Mais les étagères du sous-sol ont craché leurs livres à terre, et l’entrée a été obstruée par une montagne de gravats. «A Darayya, la vie ne tient qu’à un fil», précise Abu el Iz, un des codirecteurs de cette cave à livres.
Le jeune homme revient de loin: un après-midi qu’il se rendait à la bibliothèque, les éclats d’un autre bombardement lui ont gravement blessé le cou. Atteint au système nerveux, il souffre de crampes intermittentes qui s’étirent jusqu’au bas du dos. «Depuis, je viens moins souvent à la bibliothèque, mais c’est important de la garder ouverte au public.» Car s’ils ne peuvent soigner les plaies, les livres guérissent des blessures de la tête. Une bibliothérapie salvatrice qui se greffe sur une volonté farouche de rattraper le temps perdu.
«Sous Hafez al-Assad, le père, puis Bachar, le fils, il n’y avait aucune place pour la critique et le débat. C’est comme si nous vivions dans un cercueil, poursuit ce mercenaire de la paix. A l’école, les ouvrages étaient truffés de propagande prorégime. La première page s’ouvrait systématiquement sur la photo du président, comme s’il était le représentant de Dieu sur terre. Maintenant que nous sommes débarrassés de la censure et de l’idéologie dominante, nous avons tant à apprendre avec les livres.»
Malgré les risques encourus, la bibliothèque est devenue, avec le temps, un lieu d’échange où s’enchaînent ateliers de lecture, cours d’anglais et projections de films. Abu el Iz et ses infatigables partenaires ont également ouvert des écoles dans d’autres caves de la ville. Une illustration flagrante d’un pays qui, cinq ans après le début de l’insurrection anti-Assad, se divise en trois paliers: le ciel qui crache ses bombes, la terre qui tremble à chaque explosion et les sous-sols gorgés de résistants qui s’acharnent, à l’ombre de la guerre, à rédiger une nouvelle page pour leur pays. «Si les livres peuvent nous permettre de combattre l’ignorance, souffle Abu el Iz, c’est déjà une petite victoire pour la future génération.»