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Contre le renvoi des étrangers: le front de la raison

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Jeudi, 11 Février, 2016 - 05:49

Enquête. Un mouvement d’une ampleur extraordinaire réunit politiciens et citoyens de la société civile contre le renvoi automatique des étrangers criminels voulu par l’UDC. Genèse d’une résistance née en Suisse alémanique.

Il souffle un vent de résistance sur les villes et les campagnes d’Helvétie en ce début d’année. Du fond des collines d’Appenzell jusque dans la paisible capitale, des citoyens s’engagent contre l’initiative de l’UDC pour l’expulsion effective des étrangers criminels. Parce qu’ils refusent de voir mépriser le travail du Parlement et de la justice, bafouer les droits de l’homme ou créer de nouvelles discriminations envers les étrangers, même nés en Suisse.

«La Suisse anti-UDC se mobilise comme jamais», titrait la Schweiz am Sonntag qui, comme tant d’autres, s’étonnait de la puissance de l’engagement. Médias traditionnels ou sociaux, les refus de l’initiative déferlent partout: lettres de lecteurs, prospectus, messages sur Twitter, Facebook ou YouTube, annonces, concerts improvisés, lectures, manifestation à Zurich et, désormais, affiches. Jamais on n’avait vu un front aussi large. Pas même durant la campagne précédant le vote sur l’adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen (EEE) de 1992 puisque, à l’époque, les Verts s’y opposaient également.

Mais que ceux qui imaginent que ce mouvement est né avec les résultats serrés du sondage gfs/SSR de janvier se détrompent. Les stratèges qui défendent le non travaillent intensément depuis novembre. Les actions spontanées ont, elles, été pensées en décembre. Quand les espoirs étaient au plus bas, un premier sondage ayant donné l’UDC gagnante à 66%, et que les attentats de Paris plombaient les esprits.

Que s’est-il passé?

Au quartier général du Parti libéral-radical qui tient le lead dans ce vote-là, Matthias Leitner dirige la campagne. Après une première séance en mai réunissant les opposants de toutes les couleurs politiques, on décide, en novembre, de lâcher la bride. Les différents comités s’occuperont spécifiquement de leurs groupes cibles. Un moment clé. Claudine Esseiva, PLR aussi et lobbyiste à l’agence furrerhugi, organise la campagne de succèSuisse qui réunit les milieux économiques.

Annonces dans les journaux. Conférence de presse fin janvier à Zurich où le président de Swissmem Hans Hess et la directrice d’economiesuisse Monika Rühl mettent en garde contre ce nouvel écueil dans nos relations bilatérales avec l’Union européenne. «Nous visons les plus de 55 ans avec une communication classique», explique Claudine Esseiva. Les ONG, dont l’opération Libero, travaillent plutôt sur Internet et les médias sociaux. D’autres groupes lancent des appels, comme les professeurs de droit et, tout dernièrement, les universités, EPF et hautes écoles.

L’extraordinaire dynamique d’entraînement a surtout été déclenchée par deux actions. D’abord au Conseil des Etats, d’ordinaire si tranquille, le sénateur biennois Hans Stöckli (PS/BE) s’active. Juriste et artisan important de la loi d’application de la première initiative de renvoi et de sa clause de rigueur qui permettrait aux juges de renoncer à des renvois complètement disproportionnés, il réunit les signatures de 40 conseillers aux Etats sur 46. Il écrit le manifeste, œuvre commune (lire en page 29), avec Paul Rechsteiner (PS/SG), qui sera affiné par Stefan Engler (PDC/GR) et Joachim Eder (PLR/ZG). Enfin, le député Beat Flach (Vert’libéraux/AG) reprend le flambeau et récolte une centaine de signatures au Conseil national.

Le bouillant Stöckli sonne alors à la porte du lobbyiste bernois Walter Stüdeli qui, le même jour, vient de recevoir un appel de l’Association suisse des banquiers, désireuse de mettre plusieurs milliers de francs en faveur d’une campagne pour le non. Les forces s’unissent. Surprise, un autre homme sort du bois: l’ex-conseiller fédéral Samuel Schmid. «Approche les anciens conseillers fédéraux», souffle-t-il à Hans Stöckli. Aussitôt dit, aussitôt fait, sur les dix-huit qui vivent encore, onze signent. Puis on étendra l’action à tous les anciens parlementaires. En tout, 299 politiciens fédéraux répondront présent et on attend le 300e. Les signataires s’engagent alors pour financer des annonces, tant et si bien qu’à ce jour l’équipe dispose de près de 50 000 francs.

Des politiciens aux citoyens

Ce n’est pas tout. A Zurich, juste avant Noël, quatre hommes cogitent au buffet de la gare. Peter Studer, ex-rédacteur en chef de la radio-télévision alémanique, a lancé l’invitation. Docteur en droit et fin observateur de la vie politique, il ne supporte pas «que cette initiative sabote les piliers de la démocratie suisse. Parce que c’est au Parlement de fondre une décision du peuple dans une loi, pas à un parti.» Au buffet de la gare, il y a aussi Paul Rechsteiner, décidément très actif dans cette campagne. Quelques autres les rejoindront, dont Peter Arbenz, qui fut le premier directeur de l’Office des réfugiés de la Confédération. «Nous avons créé une association et confié la composition d’un texte à l’auteur Stefan Keller.»

200 personnalités

Cet «Appel urgent aux Suissesses et aux Suisses» (lire en page 29) est lancé, signé par plus de 200 personnalités «contre l’initiative inhumaine de l’UDC». Parmi elles, des politiciens en exercice, d’anciens conseillers fédéraux comme Pascal Couchepin, Ruth Dreifuss ou Elisabeth Kopp, mais aussi des artistes. L’appel récolte bien davantage que les 200 000 francs visés pour financer une campagne. Le 9 février (au moment où L’Hebdo boucle ce numéro), les dons culminaient à 743 000 francs outre-Sarine et à 57 000 francs en Suisse romande, où l’appel a démarré fin janvier grâce au relais assuré à Genève par Blaise Matthey, directeur de la Fédération des entreprises romandes (FER), et par Aldo Ferrari, syndicaliste d’Unia. Un crowdfunding phénoménal qui permettra de placarder plus de 1000 affiches dans le pays.

Retour au quartier général du PLR, où l’on sourit: «Plus personne n’a la vue d’ensemble. Habituellement, il faut motiver les acteurs et les cantons à s’engager; sur ce coup-ci, ça vient tout seul», constate Matthias Leitner. Le souci est plutôt de tenir sur la durée. Mais le PLR frappe fort aussi: des affiches électroniques dans les grandes gares, des pleines pages d’annonces qui accusent l’UDC de mentir et un président de parti, Philipp Müller, qui met en garde contre «une attaque contre la Suisse». Et outre Simonetta Sommaruga, dont c’est le dossier et qui mène une intense campagne, Didier Burkhalter a donné aussi une grande interview et une conférence publique sur le sujet.

Visiblement, on a tiré les leçons de l’engagement insuffisant avant le vote du 9 février 2014 contre l’immigration de masse, remporté à une courte majorité par l’UDC. Et les élections fédérales sont passées par là. Face à une UDC sortie plus forte que jamais des urnes, ses adversaires refusent de capituler. Surprenante, cette campagne l’est par son ampleur, mais aussi par ses messages inspirés par Montesquieu et Aristote: gardons le sens de la mesure, soignons les équilibres, respectons séparation des pouvoirs et proportionnalité. L’initiative aura nourri un débat national sur la démocratie.

Christoph Blocher, lui, ricane comme à son habitude. Il réduit l’engagement citoyen à l’expression d’une élite déconnectée des réalités. Ce qui fait bondir Peter Studer: «Dans notre rassemblement de quelque 50 000 signataires, on trouve des chauffeurs de bus, des retraités, des gens de tous les milieux. D’ailleurs, notre campagne d’annonces avec l’humoriste Emil Steinberger, nous la plaçons dans le journal 20 minutes qui touche ceux qui ne lisent pas forcément les articles des professeurs de droit.»

Quoi qu’il en soit, l’UDC laisse entrevoir quelques signes de nervosité. A peine lancé l’appel urgent aux Suisses, le parti a convoqué une conférence de presse pour rappeler ses arguments. Et le 5 février, face au mouvement du non qui continue de grandir, face aux nouveaux engagements dont ceux de plusieurs municipalités, gouvernements cantonaux ou jeunesses des partis, l’UDC a lancé elle aussi un appel sur Internet: «Sponsorisez l’envoi de flyers. Chaque voix compte.»

Et si le oui gagnait malgré tout? Si la peur face à l’arrivée de réfugiés en Europe l’emportait? Alors il serait judicieux de garder vive cette grande coalition de la raison. Parce que d’autres votations suivront. Après le référendum contre la loi sur l’asile en juin, se poseront la question de notre relation avec l’Union européenne, puis celle du maintien de la Suisse parmi les pays qui respectent le droit international. Notre destin dans le monde est en jeu. Rien de moins. 

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François Wavre / Lundi13
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