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Renseignement suisse: des espions au service de qui?

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Jeudi, 28 Novembre, 2013 - 06:00

Pouvoir.Alors qu’une nouvelle loi doit accorder plus d’autonomie aux services secrets helvétiques, ceux-ci paraissent totalement à la botte des Etats-Unis. Enquête sur des causes qui viennent de loin.

«Je ne suis pas sûr que notre service de renseignement soit capable de considérer les Etats-Unis comme des prédateurs.» Elevé dans le culte de la reconnaissance éternelle vis-à-vis de l’Amérique, pour avoir visité enfant les plages du débarquement avec ses parents, le conseiller aux Etats vaudois Luc Recordon refuse cependant de passer l’éponge sur les agissements de la NSA après les révélations fracassantes d’Edward Snowden, ex-collaborateur de l’agence américaine aujourd’hui exilé en Russie.

Le sénateur écologiste va d’ailleurs déposer un postulat priant le Conseil fédéral de réévaluer «les relations de la Suisse avec les Etats-Unis d’Amérique». L’auteur du postulat s’inquiète, en substance, d’une dérive de type totalitaire de l’administration américaine, s’agissant du respect des droits de l’homme ou du traitement de maître à vassal infligé, selon lui, aux pays prétendument amis, Suisse comprise, en matière économique.

Le ministre de la Défense (DDPS) Ueli Maurer sera peut-être amené à répondre aux préoccupations de l’élu vaudois. Fin octobre, le conseiller fédéral UDC a démenti toute collaboration entre la Suisse et la NSA, ce qu’un document officiel américain publié dans le quotidien espagnol El Mundo semblait pourtant démontrer. Un document dans lequel la Confédération apparaît comme Etat «coopérant». Mais coopérant en quoi?

«Sous-traitants» de la NSA sous contrat suisse. Les inquiétudes ne portent pas sur le travail en commun contre le terrorisme, un domaine de coopération perçu comme légitime par le grand public. Ce partenariat a priori vertueux est l’apanage, côté helvétique, du Service de renseignement de la Confédération (SRC).

Les soupçons et les craintes portent, en réalité, sur la capacité des services secrets suisses à faire face aux périls. A fortiori quand ces menaces sont le fait de pays «amis». Or, de gros nuages s’amoncellent: antennes de la NSA et de la CIA abritées par la mission américaine auprès de l’ONU à Genève; deux sociétés partenaires du renseignement américain, CSC (Computer Sciences Corporation) et Unisys, sous contrat avec des entreprises publiques ou privées suisses, comme l’ont révélé ces derniers jours le quotidien Tages-Anzeiger et l’hebdomadaire Schweiz am Sonntag.

Ces «sous-traitants» de la NSA interviennent notamment, pour l’un, dans le fonctionnement informatique des services secrets helvétiques. Et pour l’autre dans l’élaboration d’un système d’identification par empreintes digitales destiné au corps des gardes-frontière. Autant donner les clés du Palais fédéral à la Maison-Blanche, se dit-on. Les clients suisses de CSC et d’Unisys assurent que toutes les garanties contractuelles ont été prises pour éviter un grand siphonnage. On est prié de les croire sur parole.

Une chance et un handicap. Dans quel monde pensez-vous vivre? s’étonnent les spécialistes des services secrets, rejoints par les réalistes. «Il y a un tel écart entre les Etats-Unis, qui investissent des sommes astronomiques dans les renseignements, et la Suisse, qui ne leur consacre que quelques dizaines de millions de francs. Nous n’avons pas d’autre choix que de trouver une place dans cette configuration, dominée par les Américains», estime Alexandre Vautravers, chercheur associé au Centre de politique de sécurité de Genève et professeur à la Webster University.

Même circonspection, cette fois-ci agacée, chez le conseiller national genevois Hugues Hiltpold (PLR), membre de la Commission de politique de sécurité. L’élu ne partage pas l’indignation suscitée par la révélation de la présence d’«antennes» de la NSA et de la CIA dans le périmètre de la mission américaine à Genève: «C’est le principe même d’une ambassade qu’on est en train de remettre en cause. Une ambassade représente un Etat et cet Etat y est souverain. Cela dit, je trouverais grave que les services américains écoutent un conseiller fédéral.»

Toutes ces interrogations installent le doute au moment où le Conseil fédéral s’apprête à transmettre aux Chambres le message relatif à la nouvelle loi sur le renseignement. Les parlementaires devraient en prendre connaissance avant la fin de l’année. Le nouveau texte prévoit de renforcer les moyens d’enquête du Service de renseignement de la Confédération en lui permettant, notamment, avec l’aval des autorités judiciaires et politiques, de s’introduire dans les systèmes informatiques (lire l’encadré p. 20).
Les révélations de Snowden sont à la fois une chance et un handicap. Une chance, si l’on considère qu’un renforcement de ses «pouvoirs» devrait rendre le SRC plus indépendant vis-à-vis de ses «partenaires» étrangers. Mais un handicap, si l’on place ce débat dans l’histoire du renseignement helvétique, frappé d’infamie à la fin des années 80 quand éclatèrent l’affaire des fiches, puis le scandale de la P-26, qui révéla l’existence d’une organisation armée secrète.

Progrès ou dangers? Les sceptiques comme Luc Recordon se demandent si la nouvelle législation ne comporte pas plus de dangers que d’avancées pour l’intégrité du citoyen. Par ailleurs, ne risque-t-elle pas, paradoxalement, d’ouvrir toutes grandes les vannes de l’information en direction des Etats-Unis?

Le Service de renseignement de la Confédération ne répond en principe qu’à un chef: le Conseil fédéral. Sa mission est d’aider l’exécutif à la prise de décisions en l’éclairant sur l’état du monde et de la Suisse.

Le SRC est né en 2010 de la fusion du Service de renseignement stratégique (SRS, renseignement extérieur) et du Service d’analyse et de prévention (SAP, renseignement intérieur). Cette mise en commun des forces et des compétences obéissait et obéit toujours au souci de mieux répondre aux menaces.

Autrefois, les dangers externes étaient en quelque sorte circonscrits à certains pays, en gros l’ex-URSS et ses satellites. On savait ces Etats potentiellement agressifs mais au moins la situation géopolitique était-elle claire. Le renseignement intérieur, lui, remplissait des tâches de surveillance, de nature policière.

La chute de l’Union soviétique et la montée subséquente du terrorisme, principalement islamiste, ont donné le jour à une criminalité organisée transfrontalière, opérant en réseaux. Avec la fusion de 2010, les services secrets suisses ont pris une orientation plus policière, la priorité étant désormais accordée au recueil d’informations ou d’«indices». Les outils technologiques ont gagné une place prépondérante dans le dispositif de surveillance. Le numérique et l’écoute du réseau GSM ont remplacé les coupures de journaux et l’attention portée aux ondes radio.

A la tête de ces services fusionnés, on trouve Markus Seiler, totalement muet depuis les révélations d’Edward Snowden. C’est Ueli Maurer qui l’a nommé à ce poste. Diplômé de l’Université de Saint-Gall, membre du Parti libéral-radical, Seiler était précédemment secrétaire général du Département de la défense sous l’autorité de Samuel Schmid et, plus tôt encore, collaborateur personnel du conseiller fédéral Kaspar Villiger. Il n’est donc pas issu des services secrets. «Ce n’est pas un François Vidocq», un fin limier-né, dit de lui un spécialiste du renseignement avec une pointe d’ironie.

Le basculement. D’un point de vue plus psychologique, la fusion des services est le fruit d’une prise de conscience, pour ainsi dire générale, à droite comme à gauche, de ce qu’il fallait sortir les renseignements helvétiques du purgatoire dans lequel ils avaient été enfermés après l’affaire des fiches. Cette époque aujourd’hui ancienne a coïncidé avec la chute du mur de Berlin, laquelle a plongé les renseignements d’alors dans une forme de neurasthénie. «Les services secrets suisses ont beaucoup pâti de la chute du mur, explique un connaisseur de ce temps-là. L’URSS était un peu leur raison d’être. Moscou accaparait l’essentiel de leurs analyses. Les collaborateurs du renseignement stratégique ne savaient plus vraiment sur quoi travailler. Ils avaient le sentiment de ne plus servir à rien. Il y a eu des problèmes internes considérables.

» Certains membres du service sont venus sur leur lieu de travail avec leur arme, ont menacé leur chef ou l’ont retournée contre eux. Il y a eu des suicides.» Cette information n’a jamais filtré jusqu’ici. Notre interlocuteur nous assure de sa véracité. L’Hebdo aurait souhaité pouvoir interroger le directeur du SRC, Markus Seiler, sur ce point et d’autres. Notre demande d’interview a été rejetée.

«Avec les attentats du 11 septembre 2001, les renseignements suisses ont repris du poil de la bête», ajoute notre source. Un nouvel ennemi se présentait à eux: l’intégriste musulman.

D’autres ennemis qu’on n’attendait pas sont apparus: les collaborateurs indélicats. Il y eut à la fin des années 90 le cas du comptable Bellasi qui avait «piqué dans la caisse», l’affaire entraînant la mise à la retraite anticipée de Peter Regli, patron du renseignement stratégique à l’époque. Et plus proche de nous, en 2012, le vol de données secrètes par un informaticien des services secrets, qui espérait sûrement les vendre à d’autres services. La police l’a appréhendé à temps. Il est alors apparu que le point à la fois faible et sensible du SRC était, outre les forfaits d’éventuels collaborateurs indélicats, sa technologie informatique.

Et l’on en revient aux Etats-Unis. Auxquels, pour faire bonne mesure, il faut ajouter la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, insiste le conseiller national Hugues Hiltpold, irrité par l’intérêt porté aux Etats-Unis qui tourne selon lui à l’obsession. La Suisse, en termes de quête et de gestion des renseignements, serait pieds et poings liés. Où que la Confédération se tourne, la technologie est soit américaine, soit chinoise. Parviendrait-elle à installer toutes les parades possibles qu’elle ne serait pas à l’abri d’une trahison ou d’un bug à la faveur duquel une «puissance» étrangère parviendrait à s’immiscer dans le système déficient, relève un informaticien.

Dans ce cas, pourquoi ne pas «consommer» suisse? Le groupe Kudelski, établi à Cheseaux-sur-Lausanne, dans le canton de Vaud, qui dispose depuis un an d’une division cybersécurité, est sur les rangs. «La question de la maîtrise de l’information est un élément stratégique», affirme André Kudelski, son président. Bien sûr, il y a les coûts: acheter «suisse et sur mesure» serait plus cher que d’acheter standard sur le marché global, pense-t-on. «Mais il n’y a pas que les coûts visibles, plaide l’industriel. Il faut savoir regarder le problème dans son ensemble. A l’instar d’un iceberg dont seuls 10% sont visibles mais où il est risqué d’ignorer les 90 autres pour cent.»

Sauf qu’une solution entièrement suisse n’élimine jamais tout risque: quid des échanges de technologies entre services secrets, partage de «clés» d’accès et de «chiffrement» des messages? Si un pays est «en rade», il faut bien qu’un pays «ami» le sorte du mauvais pas…

Cette dimension «ami-ennemi», en matière informatique, est au cœur du projet de «cyberarmée» qui trotte depuis longtemps dans la tête d’une poignée de militaires réformateurs et qui devrait se voir doter d’un budget spécifique dans les années à venir. Ce projet sera abordé au cours des discussions sur les nouvelles missions de l’armée.

On ignore quels seraient les liens entre la future «cyberdéfense» et les services secrets. Ceux-ci, par ailleurs, devraient-ils protéger les entreprises privées suisses contre les pirates et les virus informatiques? Ueli Maurer a répondu qu’une telle option n’entrait pas dans les attributions du SRC. Le conseiller national schaffhousois Thomas Hurter (UDC), nouveau président de la Commission de politique de sécurité, souhaiterait au contraire que cela soit possible, indique-t-il à L’Hebdo. L’expert en stratégie Alexandre Vautravers précise qu’une coopération public-privé existe déjà en la matière, par le bais de MELANI. Un programme qui prévoit que des sociétés privées puissent faire appel à des compétences fédérales pour protéger leurs données sensibles.

Critiques contre Markus Seiler et Ueli Maurer. La demande de surveillance et de protection est grande. Et n’épargne personne. Contrôler le fonctionnement et les orientations stratégiques du Service de renseignement de la Confédération, tel est le rôle de la Délégation des commissions de gestion du Parlement, dont le conseiller national vaudois Pierre-François Veillon (UDC) est le président. Dans un rapport contenant une dizaine de recommandations adressé en août au Conseil fédéral après la tentative de vol de données survenue en 2012 au SRC, il admoneste Markus Seiler, le directeur du service, pour sa gestion non judicieuse de cette crise. Il ne ménage pas non plus le ministre de tutelle, Ueli Maurer. Fin octobre, le gouvernement a fait savoir à la délégation qu’il avait pris connaissance du rapport et qu’il donnerait suite à tout ou partie des recommandations, sans en dire plus, publiquement en tout cas.

Mais avec la polémique autour des agissements de la NSA en Suisse, c’est la délégation elle-même qui risque de se retrouver sous le feu des critiques: faut-il qu’elle soit aveugle, ou complice d’un secret «illégitime», pour n’avoir pas su ou alerté à ce sujet? Dans une réponse écrite à L’Hebdo, Pierre-François Veillon affirme que la délégation tiendra une conférence de presse durant «la première quinzaine de décembre», lors de la session d’hiver du Parlement.

«Si l’activité du SRC doit rester secrète aux yeux du public, son fonctionnement doit être transparent pour les membres des commissions parlementaires de sécurité», estime un ex-cadre du renseignement.

«On pourrait auditionner le directeur du SRC Markus Seiler durant la session d’hiver», remarque le conseiller national Thomas Hurter. «Mais, ajoute-t-il de façon un peu surprenante, on a tellement de dossiers à traiter qu’on n’arrivera pas à dégager du temps. On va essayer de réserver deux heures en janvier.»

La nouvelle loi sur le renseignement devrait être discutée au Parlement à partir de mai 2014. Les événements les plus récents pourraient placer ce débat important sous une lumière nouvelle.

Lire aussi l’interview de John le Carré en page 36.


RENFORCEMENT
Renseignement: les points clés du projet de loi

Le projet de nouvelle loi sur le renseignement prévoit d’accorder plus de moyens d’enquête au Service de renseignement de la Confédération (SRC). La mise en œuvre de ces moyens devra avoir obtenu un double «feu vert», celui de l’autorité judiciaire et celui du pouvoir politique. Le SRC pourra:

Créer des postes d’attachés de renseignement dans les ambassades suisses.

Récolter des informations en s’introduisant dans des systèmes informatiques sous des noms d’emprunt.

Participer à des systèmes d’informations automatisés en commun avec d’autres Etats.

Avoir la possibilité d’intercepter les données circulant par fibre optique.


En chiffres

Budget du SRC 69 millions de francs, prélevés sur les 5 milliards alloués à la Défense nationale.
Collaborateurs Le nombre est tenu secret. Ils seraient quelques centaines.


Lexique

NSA National Security Agency (organisme gouvernemental américain récoltant des informations circulant sur les réseaux électroniques).
SRC Service de renseignement de la Confédération (les «services secrets» chargés d’informer le Conseil fédéral sur les dangers menaçant la Suisse et de déjouer les entreprises terroristes).
SRS Service de renseignement stratégique (ex-Service de renseignement extérieur de la Confédération).
SAP Service d’analyse et de prévention (ex-Service de renseignement intérieur de la Confédération).
DDPS Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports.

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Béatrice Devènes
Peter Klaunzer / Keystone
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