Entretien. Le pays n’est pas le «pénitencier à ciel ouvert» que d’aucuns stigmatisent. Ni tout noir ni tout blanc, il se décline en teintes multiples mais, vingt-trois ans après l’indépendance, l’effondrement menace. Retour sur un voyage qui a suscité la polémique.
Il existe un furieux contraste entre ce que nombre d’ONG proclament à propos de la situation de l’Erythrée, les conclusions du jeune conseiller national UDC zougois Thomas Aeschi – qui en revient – et les pages de TripAdvisor où des centaines de touristes décrivent parfois avec enthousiasme les sites à découvrir, les hébergements et la carte des restaurants. La presse a beaucoup relayé les ONG: l’Erythrée serait un «pénitencier à ciel ouvert», la «Corée du Nord de l’Afrique». Thomas Aeschi, lui, trouve la situation tellement rose que l’on peut dès demain renvoyer tous les requérants d’asile qu’abrite la Suisse. Et les touristes trouvent le pays charmant, les restaurants italiens d’Asmara délicieux.
En deux mots, l’Erythrée n’est ni toute noire ni toute blanche, elle comporte de multiples nuances de gris et des couleurs vives. Conversation avec le conseiller national Claude Béglé (PDC/VD), qui en est rentré samedi dernier.
Faire ce voyage peu avant une énième votation visant les étrangers suscitée par l’UDC: quelle mouche vous a piqué?
C’est vrai que la coïncidence est fâcheuse. Mais je voulais vraiment entreprendre ce voyage. Je connais très bien l’Afrique (ndlr: Claude Béglé a longtemps été délégué du CICR). L’occasion s’est présentée pour moi de rencontrer en tête à tête des diplomates, des gens du CICR, des observateurs internationaux. Dans la guerre de la communication autour de l’Erythrée, je voulais me faire une opinion à l’écart des a priori de gauche et de droite.
Mais qui est ce Toni Locher, gynécologue argovien et consul honoraire d’Erythrée, qui vous a facilité le voyage et les contacts?
J’ai le sentiment d’un soixante-huitard non repenti vivant dans un milieu de copains du même monde. Il connaît l’Erythrée comme sa poche depuis longtemps. Entre Toni Locher et Thomas Aeschi, c’est évidemment le mariage de la carpe et du lapin: l’un, UDC aligné sur Blocher, l’autre nostalgique à queue de cheval, qui craint plus que tout que ce pays-laboratoire ne devienne un jour «normal»; qu’il renonce à son rêve de l’homme nouveau, d’une société égalitaire où chacun trouve sa place. Mais on voit très bien où l’UDC veut en venir: les Erythréens ne seraient que des gens en quête d’une vie économiquement meilleure à qui il n’est pas question d’accorder un statut de réfugiés politiques.
Et votre avis?
Plus nuancé: au début, ils étaient nombreux à fuir un service militaire dont on ne savait pas combien de temps il durait et, en Suisse, ils obtenaient aisément l’asile, car considérés comme déserteurs. Je pense qu’aujourd’hui entre deux tiers et trois quarts d’entre eux fuient un désastre économique et trouvent, en Suisse notamment, un réseau qui facilite leur insertion. Rien à voir avec les réfugiés syriens. Mais une fois encore, c’est beaucoup plus compliqué que cela.
Des lois arbitraires
Avant de partir pour une semaine à Asmara et dans diverses contrées du centre-nord de l’Erythrée, Claude Béglé a rencontré en Suisse des représentants de la diaspora érythréenne. Propos là aussi contrastés, entre ceux qui admettent chercher en Suisse un sort économiquement meilleur et d’autres qui ont affronté des péripéties inouïes entre le Soudan où les passeurs leur extorquent des sommes indécentes, la Libye que l’on n’est pas sûr de traverser vivant, la Méditerranée qui avale ou rejette son lot de noyés, l’Italie qu’il faut traverser de bout en bout pour parvenir à l’eldorado rêvé, la Suisse. «Mais sur le sujet Erythrée, c’est vrai, je n’ai pas rencontré les porte-voix les plus tonitruants de certains milieux, qui n’ont pas de mots assez forts pour dénigrer le pays et son régime.»
L’Erythrée est un pays singulier. Il a fallu 30 ans de guerre avec l’Ethiopie pour que l’ancienne province italienne réussisse soudain sa sécession en 1993. Ceux qui ont livré ce combat ont aujourd’hui tous dépassé 60 ans. A leur tête, le président Issayas Afeworki qui, en dépit de ses promesses de la fin des années 90, n’a toujours pas permis des élections ni instauré un semblant de démocratie. «C’est bizarre, constate Claude Béglé, on a le sentiment de nager en plein arbitraire. Les lois sont ainsi faites qu’il y a toujours de la place pour une marge d’interprétation. Visiblement, le régime ne veut pas se lier les mains et décide au cas par cas.»
Le régime a par exemple rédigé un nouveau code civil dont il semble très fier. Mais lorsqu’on le fait analyser par des juristes européens, on constate qu’il est plein de trous, de lacunes qui permettent au gouvernement de l’interpréter à sa guise. «Cela ne rend pas tout négatif, souligne encore le conseiller national PDC vaudois: c’est vrai qu’un jour je voulais participer à une assemblée communale, une sorte de Landsgemeinde à la suisse, mais on me l’a interdit. Le lendemain, autre assemblée communale, j’ai été autorisé à la suivre.» Il ne sait toujours pas pourquoi.
Ce qui intrigue particulièrement Claude Béglé, c’est la raison pour laquelle une partie de l’opinion publique suisse s’en prend si fort au régime érythréen. Lui qui a beaucoup séjourné hors d’Europe occidentale constate qu’on fait moins de cas d’à peu près tous les régimes autocratiques d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie. «Bien sûr que la plupart des Etats hors de l’Occident ont de la peine à assimiler les règles et comportements démocratiques que nous attendons d’eux. Mais ailleurs, c’est souvent bien pire qu’en Erythrée.»
Le Zimbabwe, le Tchad, le Soudan, la Guinée équatoriale, l’Angola, l’Arabie saoudite, la Syrie et l’Irak ne sont pas des modèles de respect des droits de l’homme. Mais tantôt l’Occident s’en fiche parce que certains pays comptent pour beurre, tantôt il détourne le regard parce que d’autres présentent des atouts stratégiques ou commerciaux cruciaux.
Une des particularités de l’Erythrée qui fait le plus hurler les ONG suisses est l’institution du service national. Le service militaire dure pour tout le monde, hommes et femmes, dix-huit mois après la sortie de l’école. Mais il semble que tout un chacun puisse y être rappelé n’importe quand (un peu comme en Suisse lorsqu’on accomplissait ses périodes de cours de répétition jusqu’à 50 ans ou comme c’est toujours le cas en Israël).
A ce sujet, Claude Béglé – qui, soit dit en passant, n’a pas pu visiter le moindre camp d’entraînement militaire ni le moindre pénitencier – pense qu’il y a un peu de confusion: «Le service national a commencé dans les années 90 comme un service dual: militaire oui, en cas de besoin, mais civil aussi, dans la reconstruction du pays. Les périodes militaires sont très mal payées, le service civil guère mieux. Dans les restaurants et les hôtels, j’ai rencontré des serveuses qui effectuaient leur service national pour des revenus miteux. D’autres, qui en avaient fait leur métier, étaient beaucoup mieux payées. On voit les mêmes disparités, à nos yeux peu intelligibles, dans d’autres secteurs. Là aussi, on a un sentiment d’arbitraire.»
Cette formation militaire, garçons et filles y seraient astreints dès la douzième année d’école obligatoire. Et cela au sein du Centre d’entraînement de Sawa, près de la frontière soudanaise. Une académie où tous les adolescents recevraient une instruction de base dans des conditions rudes. Puis un examen sélectionnerait ceux qui auront accès aux études supérieures, alors que les autres seraient condamnés à des jobs à quatre sous.
Tandis qu’ils voient sur l’internet (qui fonctionne très mal) et surtout sur les chaînes de télévision par satellite que la vie est différente en Europe, leurs smartphones leur racontent que leurs cousins, amis ou voisins partis pour l’Europe gagnent beaucoup plus qu’eux en s’échinant moins; qu’ils peuvent envoyer au pays, mois après mois, quelques dizaines ou centaines de francs qui mettront du beurre dans les épinards de la famille; qu’il y aura peut-être un jour de quoi économiser assez – les tarifs varient entre 3500 et 30 000 dollars dans les griffes des passeurs – pour partir à leur tour vers l’eldorado rêvé.
Échec programmé
Pays déroutant, l’Erythrée est née de la guerre et dans la révolution des esprits voulue par le président Issayas Afeworki, 70 ans depuis peu. Exemple rare en Afrique et dans le monde, ce petit Etat compte huit ethnies parfois très différentes et voit cohabiter pacifiquement les musulmans (uniquement sunnites) et les chrétiens (catholiques, coptes, luthériens, à l’exclusion des évangéliques et autres apparentés). C’était l’objectif des vainqueurs de la guerre contre l’Ethiopie: créer une société nouvelle, égalitaire, pour un homme nouveau.
Claude Béglé semble sûr, par exemple, que l’échelle des salaires reste très congrue: le plus élevé, y compris celui des membres du gouvernement, ne serait au mieux que huit fois supérieur au plus bas. Une société parfaitement pensée, organisée pour le bien de ses citoyens, un peu à la manière de ces utopistes que furent Platon, Thomas More et Charles Fourier.
Echec programmé, bien sûr. Claude Béglé analyse: «Les gens qui sont au pouvoir, les vétérans de la guerre, croient toujours, en dépit de tout, à leur projet de société. Ils se sentent les «justes» et se sont enfermés dans leur rêve. L’autoritarisme leur a permis d’instaurer une société de paix interethnique et interreligieuse. Mais ils se rendent compte que leur Alleingang, leur refus de tout compromis, les a menés à un désastre économique. Par ailleurs, s’ils concèdent trop d’ouverture, le pays risque la dislocation comme à peu près tous ses voisins. Du coup, j’ai l’impression que, face à la débâcle qui menace, ils tentent de s’ouvrir très prudemment. C’est peut-être le moment de leur tendre la main, de les aider à la transition, à revenir dans le concert des nations avant que le pays ne s’effondre totalement.»
Les requérants d’asile érythréens sont plus de 20 000 en Suisse. Tous réfugiés politiques?
Je pense qu’autrefois il s’agissait en majorité de déserteurs qui risquaient beaucoup s’ils rentraient. Aujourd’hui, j’estime que deux tiers à trois quarts d’entre eux fuient plutôt le service national et sont réfugiés économiques, comme on l’a vu avec les Kosovars.
L’UDC Thomas Aeschi a proclamé dans le «Blick», à peine rentré, qu’on pouvait tous les renvoyer sans problème.
A en croire l’administration érythréenne, une lettre d’excuses pour être partis illégalement et le paiement d’une sorte d’impôt de 2% de leurs revenus devraient leur permettre de rentrer sans problème. Mais c’est difficile de l’affirmer.
Je répète la question que je vous posais au début. Qu’alliez-vous faire dans cette galère qui fait si bien l’affaire de l’UDC?
Comme conseiller national, je me suis promis de contribuer à résoudre un nombre limité de sujets importants. L’immigration en fait partie.
Et maintenant que vous vous êtes rendu sur place, qu’allez-vous entreprendre?
La première démarche, à étudier avec la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, serait de ne plus accorder automatiquement le statut de réfugié politique aux Erythréens. Il s’agit donc de revoir le droit qui, en l’état, distingue uniquement entre réfugiés politiques et réfugiés économiques: en Afrique, il y a toujours un mélange des deux. Puis il faut envisager le rapatriement des demandeurs d’asile déboutés en s’assurant qu’ils ne sont pas maltraités une fois revenus au pays (à cet effet, il serait bon que des observateurs neutres puissent s’en assurer sur place). Dans le même esprit, il serait rassurant que le CICR soit autorisé à visiter les lieux de détention avec la discrétion qui fait partie de son mandat.
Ensuite, je crois qu’il faut inciter un certain nombre d’Erythréens à rentrer volontairement chez eux en leur octroyant un pécule, comme le pratique par exemple Israël. Il faut aussi donner aux candidats un signal clair: l’eldorado, c’est fini, notamment pour ceux, rares, qui ont commis des délits. Enfin – et c’est essentiel – la Suisse doit renforcer son assistance à ce pays, que ce soit sous forme d’aide directe ou dans le cadre des Nations Unies, car des mesures doivent être prises pour contribuer à la transformation de l’économie, afin de redonner aux jeunes des perspectives attrayantes: on ne peut leur demander les sacrifices consentis par la génération de leurs parents.
Lire aussi L'Erythrée est-elle un pays sûr? sur le blog de Jacques Neirynck.