Interview. Spécialiste du contre-terrorisme, le professeur Ahmed Salah Hashim évoque la lutte sanglante que se mènent l’EI et al-Qaida en Asie pour avoir le dessus dans cette région. Et parle du changement de méthodes que les gouvernements doivent adopter pour contrer ces mouvements.
L’attentat en plein cœur de Djakarta, la capitale indonésienne, qui a fait huit morts; l’exécution d’un otage malais par Abu Sayyaf aux Philippines; l’attaque d’une mosquée chiite ainsi que l’assassinat de deux étrangers au Bangladesh: ces actes, qui se sont déroulés ces derniers mois, portent la patte de l’Etat islamique, dont la présence commence à se faire sentir de plus en plus fortement en Asie. Ahmed S. Hashim, un expert en sécurité de l’Ecole pour les études internationales S. Rajaratnam de Singapour, livre son analyse.
Qui se trouve derrière l’attentat terroriste commis à Djakarta en janvier dernier?
Ce sont des amateurs, qui ont cherché à imiter les attentats de Paris. Plusieurs avaient noué des liens, lors d’un séjour en prison, avec une organisation terroriste locale appelée Ansharut Daulah Islamiyah, dirigée par Aman Abdurrahman, un prêcheur qui a déclaré allégeance à l’Etat islamique (EI) en 2014. Mais cette organisation n’a pas directement orchestré ces attaques. Tout au plus les a-t-elle influencées par le biais des appels à la violence lancés par Bahrun Naim, un Indonésien qui a rejoint les rangs de l’EI en Syrie et y dirige une division armée, appelée Katibah Nusantara, composée de ressortissants d’Asie du Sud-Est.
Combien d’Asiatiques combattent aux côtés de l’Etat islamique au Moyen-Orient?
Le contingent le plus important vient d’Indonésie. Entre 550 et 800 ressortissants de ce pays sont partis en Irak ou en Syrie, et leur nombre ne cesse d’augmenter. Il y a également environ 200 Philippins dans les rangs de l’EI, 75 à 100 Malais, 100 Ouïgours chinois, 100 à 140 Australiens et 4 Singapouriens.
Comment ont-ils été recrutés?
En Asie, le recrutement se passe majoritairement dans les mosquées. Les interactions humaines et les réseaux de voisinage jouent un rôle important. Les bidonvilles des mégalopoles asiatiques, où vivent de nombreux jeunes aliénés, sont le principal terreau de recrutement. Il y a moins de militants radicalisés tout seuls dans leur coin, par le biais de l’internet et des réseaux sociaux, qu’en Europe.
Existe-t-il une tradition djihadiste en Asie?
L’islam y est traditionnellement de nature tolérante et ouverte. La plupart des pays abritent de nombreuses sectes chiites ou soufies, qui pratiquent une version mystique de l’islam, et ont une population très diverse, comprenant des chrétiens, des hindous et des bouddhistes. Cela dit, la jeunesse est toujours plus influencée par une version salafiste de l’islam, importée d’Arabie saoudite. Celle-ci a donné lieu à l’émergence de plusieurs mouvements terroristes, dans les années 90 et au début des années 2000 déjà, comme la Jemaah Islamiyah en Indonésie (le groupe à l’origine des attentats de Bali qui ont fait 202 morts en 2002, ndlr) ou Abu Sayyaf aux Philippines.
Quel est le rôle joué aujourd’hui par ces organisations islamistes locales?
Elles appuient et soutiennent les efforts de recrutement de l’EI. Parfois, elles organisent et financent même l’envoi de militants en Irak et en Syrie. En fait, l’émergence de l’EI a redonné un nouvel élan à certains de ces mouvements, comme la Jemaah Islamiyah indonésienne, qui était pratiquement moribonde. Cela lui a permis de séduire toute une nouvelle génération de jeunes militants, fascinés par la notion du califat établi par l’EI au Moyen-Orient, et de redonner vie à son propre rêve d’établir un grand Etat islamique englobant l’Indonésie, la Malaisie, le sud des Philippines et le sud de la Thaïlande.
Certaines de ces organisations reprennent d’ailleurs mot pour mot la propagande de l’EI sur leurs sites internet ou ont même déclaré allégeance à ce mouvement, comme Abu Sayyaf et le Front Moro islamique de libération (un autre groupe islamiste philippin, ndlr) en août 2014. En Indonésie, on a aussi vu apparaître de nouveaux groupes qui se réclament de l’EI, comme Ansharut Daulah Islamiyah, l’organisation liée aux récents attentats de Djakarta, et Mujahideen of Eastern Indonesia, un mouvement de révolte armé basé sur l’île de Sulawesi qui compte une poignée d’Ouïgours parmi ses rangs.
Qu’en est-il des autres pays d’Asie, qui n’ont pas de groupes terroristes «maison»?
En Thaïlande, il existe depuis longtemps un mouvement indépendantiste musulman dans le sud du pays. Mais celui-ci est divisé et désorganisé, ce qui a permis à l’EI de l’infiltrer. La même chose s’est passée au Xinjiang, en Chine: de nombreux membres du mouvement autonomiste ouïgour sont partis combattre en Syrie et en Irak aux côtés de l’EI. Ce dernier a même appelé dans une vidéo à «libérer [leurs] frères ouïgours de la tutelle chinoise». Même les musulmans rohingyas de Birmanie, dont les revendications étaient jusqu’ici essentiellement ethniques, ont commencé à adopter un discours islamiste, une évolution qui rappelle celle de la cause tchétchène.
En parallèle, une poignée de pays ont vu apparaître récemment des groupuscules qui se réclament de l’EI, sans pour autant faire partie d’un mouvement de révolte organisé. C’est le cas en Malaisie, où des cellules islamistes ont vu le jour au sein des forces armées. Ou du Bangladesh, un pays très vulnérable en raison de la pauvreté qui y règne, du désintérêt de la communauté internationale et de la polarisation croissante entre les diverses forces politiques. Il a été le théâtre ces derniers mois de plusieurs attaques commises par des militants autoradicalisés se réclamant de l’EI.
En Syrie et dans certaines régions d’Afrique, la rivalité entre l’EI et al-Qaida est forte. La retrouve‑t-on en Asie?
Oui, ces deux groupes sont engagés dans une lutte sanglante pour avoir le dessus en Asie. L’EI a davantage de succès auprès des jeunes, qui le perçoivent comme un mouvement plus dynamique, alors que al-Qaida continue de recruter des adeptes parmi les militants plus âgés. Cette lutte de pouvoir s’est pour l’heure surtout exprimée en Inde, un pays stratégiquement très important pour ces deux organisations, car il comporte 160 millions de musulmans. L’EI a publié des vidéos avec des sous-titres en hindi, pendjabi et bengali à destination des sunnites indiens. Al-Qaida a pour sa part créé en 2014 une filiale indienne appelée al-Qaida sur le sous-continent indien (AQIS).
Les militants partis combattre en Syrie et en Irak reviendront un jour. Chercheront-ils à commettre des attentats en Asie?
Les pays non musulmans comme Singapour et l’Australie, qui participent tous deux à la coalition internationale anti-EI, sont clairement des cibles potentielles pour des attentats. Mais les Etats avec une large population musulmane, comme l’Indonésie, la Malaisie ou le Bangladesh, sont ceux où le danger est le plus grand. Il y a déjà eu des signes avant-coureurs. Au printemps 2014, les forces de l’ordre malaises ont arrêté vingt militants se réclamant de l’EI qui avaient prévu de poser des bombes dans des bars, des boîtes de nuit et une brasserie Carlsberg. En septembre 2014, la police bangladaise a intercepté l’émir et six membres de Jamaat al-Mujahideen Bangladesh, une organisation islamiste locale, car ils préparaient des attentats contre des installations gouvernementales et des personnalités locales. Et Singapour vient d’arrêter 27 émigrés bangladais qui préparaient des attaques dans leur pays d’origine.
Les autorités asiatiques sont-elles équipées pour affronter cette menace?
La plupart des pays en Asie du Sud-Est continuent de fonctionner selon le paradigme Jemaah Islamiyah: ils persistent à utiliser les mêmes méthodes pour contrer la menace islamiste qu’au début des années 2000, lorsqu’ils devaient lutter contre cette organisation indonésienne. Or, la Jemaah Islamiyah et l’EI sont très différents. La première est une organisation extrêmement hiérarchique et ses militants sont très disciplinés. Le second est un groupe hybride, au fonctionnement décentralisé. Les forces de l’ordre asiatiques doivent adapter leurs méthodes si elles veulent remporter la lutte contre le terrorisme.