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Les millions du dictateur Abacha ont été volés deux fois

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Jeudi, 18 Février, 2016 - 05:57

Marie Maurisse et François Pilet

Enquête. Les fonds restitués au Nigeria par le Liechtenstein ont disparu sous couvert d’achats d’armes pour lutter contre Boko Haram. Aujourd’hui, la Suisse doit à son tour rendre plus de 300 millions.

Le 24 mai 2014, le marchand d’armes californien Ara Dolarian recevait un message très prometteur. Le gouvernement du Nigeria cherchait à acquérir tout un arsenal pour lutter contre le mouvement terroriste Boko Haram. L’intermédiaire de cette transaction était un Américain établi à Prague, un ex-marine vétéran de la première guerre d’Irak devenu DJ et gérant de night-club.

La requête était tout à fait dans les cordes d’Ara Dolarian. Bien qu’élevé dans une famille d’intellectuels pacifistes militants contre la guerre du Vietnam, cet ancien artiste sculpteur s’était reconverti dans le commerce d’armes après un échec cuisant dans la finance. Au moment de cette première prise de contact par l’émissaire des Nigérians, sa nouvelle société, Dolarian Capital Inc, disposait de tous les contacts nécessaires à Sofia, en Bulgarie, marché ouvert de l’armement post-soviétique de seconde main. En quelques semaines, le deal était signé.

La liste des courses du Ministère de la défense nigérian était longue comme le bras: 6 hélicoptères Mil Mi-24 et 35, 30 chars T-72, des canons antiaériens et toutes les munitions, bombes et lance-roquettes pour aller avec. Montant du contrat: 246 millions de dollars.

Les détails de cette transaction apparaissent dans des documents judiciaires obtenus par L’Hebdo. Ils montrent qu’entre mai et août 2014, le Nigeria a tenté d’utiliser les fonds de l’ex-dictateur Abacha rendus par le Liechtenstein pour acheter des armes, en violation de toutes les dispositions internationales sur la restitution des avoirs spoliés. Ces textes, notamment défendus par la Banque mondiale, prévoient que ce type de fonds séquestrés doivent être rendus à la société civile pour des buts humanitaires.

Administration corrompue

Mais ce n’est même pas le pire. L’opération a finalement échoué, et l’armée du Nigeria n’a jamais reçu les hélicoptères ni les chars pour lutter contre Boko Haram. Les 235 millions de dollars rendus en deux fois par la principauté, entre décembre 2013 et le 25 juin 2014, semblent maintenant s’être envolés, sur fond d’accusations de détournement lancées par le nouveau président nigérian, Muhammadu Buhari, contre le régime de son prédécesseur Goodluck Jonathan. En clair: aussitôt rendus, les millions volés à son peuple dans les années 90 par l’ex-dictateur Abacha ont finalement disparu une seconde fois dans les méandres d’une administration nigériane désespérément corrompue.

Diplomates suisses rassurants

Ces révélations sont très embarrassantes pour le gouvernement du Nigeria, mais aussi pour le Liechtenstein et pour la Banque mondiale, qui étaient tous deux censés surveiller le retour des fonds. Elles interviennent également à un moment très délicat pour la Suisse, qui doit à son tour rendre 321 millions de dollars au Nigeria. Cette seconde restitution fait suite à un accord signé en juillet 2014 par le procureur de Genève, Olivier Jornot, et dont L’Hebdo avait révélé les termes en mars 2015. Au moment de mettre cet article sous presse, une délégation du Département des affaires étrangères dirigée par l’ambassadrice Pascale Baeriswyl se trouvait à Abuja pour tenter de mettre sur pied un accord qui rendra possible le retour des fonds.

Les diplomates suisses se veulent rassurants. Ils rappellent qu’après les grandes affaires qui se sont succédé ces trois dernières décennies, dont celles des fonds Marcos, Mobutu, Salinas ou Duvalier, ainsi que le retour de plus de 1 milliard des fonds Abacha déjà effectué en 2005, la Confédération jouit d’une bonne expérience en matière de restitution de fortunes spoliées. La centrale de Berne assure que rien ne se fera dans la précipitation: «On nous critique souvent parce que ces procédures prennent beaucoup de temps, rappelle Jean-Marc Crevoisier, chef de la communication du DFAE. Or cette prudence se justifie, et permet d’éviter les dérapages.»

Banque mondiale sollicitée

Problème: le DFAE est bien seul à en porter la responsabilité. Les achats d’armes effectués par le Nigeria juste après la restitution du Liechtenstein montrent que si la Suisse procède de même, en virant simplement l’argent sur le compte de la République du Nigeria auprès de la Banque des règlements internationaux (BRI), les 321 millions de francs débloqués par la Suisse connaîtront vraisemblablement le même sort.

L’accord de la justice genevoise autorisant la restitution prévoyait que l’opération serait soumise à un «monitoring» de la Banque mondiale. Le DFAE dit vouloir se tenir à cette idée, mais dans les faits, l’institution de Washington paraît dépassée. La restitution du Liechtenstein était elle aussi censée être supervisée, et cela n’a pas empêché l’argent de disparaître. L’organisation met la faute sur la transition politique à Abuja provoquée par la victoire du nouveau président, Muhammadu Buhari, en mars 2015, contre Goodluck Jonathan.

«En 2014, la Banque mondiale a été sollicitée par le Nigeria pour mettre en place un mécanisme de monitoring assurant l’usage de ces fonds dans un but de développement, confirme Richard Miron, son porte-parole. Or ces discussions n’ont pas abouti à un accord avant le départ du précédent gouvernement. Par conséquent, la Banque mondiale n’a pas été impliquée dans le monitoring des restitutions au Nigeria.» Rien n’indique que l’institution soit aujourd’hui en meilleure posture pour le faire.

A l’heure actuelle, les seuls à avoir effectivement profité de la restitution autorisée par le procureur Olivier Jornot sont les avocats du Nigeria et de la famille Abacha, qui se sont d’ores et déjà partagé 41 millions de dollars d’honoraires, ponctionnés sur les fonds bloqués par la Suisse. Il s’agit notamment des cabinets genevois d’Enrico Monfrini (24 millions) et de Christian Lüscher (1,7 million). Restent encore les marchands d’armes, qui ont perçu leurs commissions sur la transaction avortée après la restitution du Liechtenstein. Le Californien Ara Dolarian, par exemple, n’a pas encore rendu les 9 millions de dollars d’avance qu’il avait touchés entre juin et août 2014. Et ce n’est pas tout.

En septembre et octobre 2014, les douaniers sud-africains ont arrêté plusieurs intermédiaires nigérians et un homme d’affaires israélien qui entraient dans le pays avec des malles remplies de 15 millions de dollars en liquide. L’argent devait servir à acquérir des hélicoptères de combat pour lutter contre Boko Haram. La société nigériane à l’origine de ces achats était la même qui avait signé les contrats avec Ara Dolarian trois mois plus tôt. Les autorités sud-africaines ont renvoyé ce petit monde à Abuja, et gardé les millions de dollars en liquide.

Commission d’enquête formée

Face au scandale provoqué par ces arrestations et à l’absence d’explications sur l’utilisation des fonds du Liechtenstein, le nouveau gouvernement de Muhammadu Buhari a lancé une vaste offensive anticorruption dans les milieux militaires. Une commission d’enquête a été formée trois mois après son entrée en fonction, en mai 2015. Son premier rapport faisait état de transactions suspectes pour plus de 2 milliards de dollars, effectuées pour la présidence de Goodluck Jonathan par l’ancien conseiller à la sécurité nationale Sambo Dasuki. Ce dernier a été arrêté le 1er décembre.

L’ex-président nie toute implication dans des détournements de fonds liés à des achats d’armes. Goodluck Jonathan conteste surtout le montant évoqué par la commission d’enquête. «Je n’ai jamais autorisé des achats d’armes pour 2 milliards, a-t-il affirmé lors d’une conférence à Washington en novembre dernier. S’il manquait ne serait-ce que 60 millions dans les comptes de l’Etat, les salaires ne seraient plus payés. D’où serait venu tout cet argent?»

L’ancien président du Nigeria était de passage au Club suisse de la presse, le 27 janvier, où il donnait une conférence sur la sécurité et l’éducation en Afrique de l’Ouest. Il aurait dû répondre aux questions des journalistes en marge de son intervention. Agacé par la première d’entre elles, il s’est levé et a quitté la salle précipitamment, avant d’avoir eu l’occasion de s’expliquer sur l’usage des fonds restitués par le Liechtenstein sous sa présidence. Le Ministère de la justice de la principauté n’a pas répondu à nos questions. 

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Sonu Mehta Hindustan Times via Getty Images
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