Collaboration de Xavier Lambiel
Enquête. Le calamiteux démarrage de la saison met en péril maintes entreprises de remontées mécaniques. Mais le dérèglement climatique n’explique pas seul la déconfiture d’une industrie autrefois florissante. Ni le franc fort. C’est tout un modèle économique qui doit être réinventé. Et professionnalisé.
S’il y a un sujet sur lequel Christophe Valley ne s’exprime plus, c’est celui des remontées mécaniques de Charmey. Pourtant, en tant que directeur de l’Office du tourisme, sa première mission consiste à vanter les charmes de cette commune gruérienne afin d’attirer le plus grand nombre possible de visiteurs et de les inciter à emprunter la télécabine, le télésiège et les deux téléskis qui s’y trouvent.
Son silence lui a été imposé depuis qu’il a osé l’impensable: remettre en question publiquement la place qu’occupe le domaine skiable dans le développement de la station. «Avec les changements climatiques, la belle saison durera plus longtemps. Il est indispensable de s’adapter à cette nouvelle donne et de changer de modèle d’affaires dans une perspective à 2030», a-t-il déclaré le 5 janvier dernier dans le journal régional La Gruyère.
Même si la neige tend à se faire rare, s’en prendre à l’existence même de remontées mécaniques reste encore très mal vu dans les stations de sports d’hiver. Elles figurent souvent au centre des activités touristiques d’un village, d’une vallée, notamment dans les Alpes vaudoises et dans les vallons latéraux valaisans. Elles justifient le maintien d’autres activités, comme des hôtels ou des écoles, et soutiennent les prix de l’immobilier. Evoquer un démantèlement partiel, voire pis, une fermeture des installations, fait planer le spectre du déclassement économique d’une région entière.
Pourtant, le secteur est en crise profonde, et depuis longtemps. Rares sont les sociétés de remontées mécaniques capables de couvrir leurs coûts d’exploitation, d’amortir leurs investissements passés et d’épargner suffisamment pour garantir le renouvellement et la modernisation de leurs installations. Quant aux mieux gérées, elles parviennent parfois à soutenir l’ensemble de leurs coûts d’exploitation mais ne dégagent pas suffisamment de profits pour financer les investissements futurs.
En dépit de ce constat alarmant, la situation ne cesse de s’aggraver. Et pas seulement en Gruyère. A Nendaz, un grand domaine valaisan, le dernier exercice affiche une perte d’exploitation de 3,5 millions de francs et le bénéfice qu’a finalement réalisé la société s’explique par la vente d’un hôtel. Si les actionnaires ont malgré tout touché des dividendes, la modernisation des installations sera cependant compliquée à assurer.
La majorité des entreprises, en particulier dans les petites stations de basse et de moyenne altitude, n’atteint même pas le seuil de la survie et doit recourir aux aides publiques, communales ou cantonales, voire au soutien de mécènes, pour boucler leurs comptes d’exploitation, même lorsque les hivers sont rudes et enneigés. A Charmey, le déficit annuel moyen de la société de remontées mécaniques oscille aux alentours du demi-million de francs, lequel est régulièrement épongé par la commune.
Or, ces collectivités se font toujours plus tirer l’oreille pour passer à la caisse. En Valais, l’exécutif d’Ayent a refusé de garantir un nouveau leasing de 200 000 francs sur cinq ans au profit de TéléAnzère, qui souhaitait développer son enneigement mécanique après avoir perdu 1,5 million de francs lors du dernier exercice.
Ces rebuffades affectent même de grandes sociétés comme CMA. Malgré les 40 millions promis par le milliardaire tchèque Radovan Vittek, la société qui exploite le domaine de Crans-Montana a besoin d’un cautionnement public de 25 millions de francs pour obtenir les prêts bancaires nécessaires au renouvellement de ses installations. Or, ce geste a été refusé par l’assemblée primaire d’Icogne, l’une des six communes consultées.
Des stations disparaissent, comme la valaisanne Super-Saint-Bernard en 2010, engloutie par le vieillissement des remontées, dont personne ne pouvait – ou ne voulait – financer le remplacement. En dix ans, une douzaine de stations ont définitivement fermé leurs portes.
En Suisse romande, seule Téléverbier a démontré, sous la conduite d’Eric Balet, sa capacité à autofinancer sur la durée l’ensemble de ses activités. Elle réalise chaque année un résultat net compris entre 200 000 et 5 millions de francs pour un chiffre d’affaires voisin de 50 millions.
A qui la faute? Au dérèglement climatique et au manque de neige, bien sûr, qui raccourcissent les périodes d’ouverture des domaines et condamnent des installations au chômage technique pendant des semaines entières.
Le problème est plus profond, la fréquentation des stations de ski suisses ne cesse de reculer: - 20% ces dix dernières années (voir infographie). Bien sûr, le franc fort n’encourage pas les skieurs étrangers à dévaler les pistes helvétiques, désavantage qui n’existe que depuis janvier 2015. Et la clientèle des domaines skiables vieillit, sans se renouveler totalement. Un mouvement qui s’observe depuis au moins une vingtaine d’années.
La réalité en face
Pis, les remontées mécaniques ne sont pas armées pour faire face efficacement à ces défis structurels. «Les décideurs sont rarement des professionnels de la branche, et souvent des bénévoles, en particulier dans les petites stations», dénonce Christophe Clivaz, professeur associé à l’Université de Lausanne spécialisé dans le tourisme. Peter Furger, spécialiste renommé pour avoir redressé avec énergie des situations désespérées comme celle de Loèche à la fin des années 1990 ou de CMA voilà quinze ans, accuse: «Des conseils d’administration se sont menti à eux-mêmes. Ils n’ont pas eu la capacité de voir la réalité en face.»
C’est hélas souvent le même scénario qui se répète. Une entreprise cherche à remplacer une installation à bout de souffle. Elle peut choisir entre un téléski, pour un coût entre 700 000 et un million de francs, ou un télésiège, au prix plancher de 5 à 6 millions. Or, c’est rarement la société des remontées qui paie, mais les pouvoirs publics ou un mécène, comme à Gstaad (Ernesto Bertarelli) ou aux Diablerets (Glacier 3000).
Et c’est là que le dérapage commence, dénonce Laurent Vanat. Le consultant spécialisé, ancien de PWC, a vu les chiffres de la grande majorité des stations romandes. «Rien n’est trop beau pour obtenir un financement. Le télésiège doit être débrayable, ce qui ajoute 5 millions à la facture. Puis on construit une halle de départ et, parfois, un garage pour les dameuses, qui alourdit la facture de 5 millions supplémentaires. Des investissements à l’utilité douteuse mais à l’amortissement desquels personne n’a vraiment réfléchi.»
On plonge parfois en pleine folie des grandeurs. Rien n’est trop beau pour disposer du dernier cri, du nec plus ultra de la technique, voire pour faire mieux que le domaine de la vallée voisine. Or, un télésiège, après vingt-cinq ans, doit ordinairement être remplacé. En Valais, une étude estime qu’il faudrait lever un milliard de francs pour moderniser l’ensemble des installations du canton.
Ce genre d’investissement peut être raisonnablement entrepris par une société qui, comme Téléverbier, met de côté chaque année 13 millions de francs (près du quart de son chiffre d’affaires). Mais cela reste clairement au-delà des moyens d’une petite structure comme Télécabine Charmey - Les Dents Vertes, en Gruyère, chroniquement déficitaire. Comme cela est inaccessible aux très nombreuses autres sociétés de taille similaire, qui ne réalisent, au mieux, que quelques millions de francs de chiffre d’affaires par année.
Plusieurs cantons ont établi avec plus ou moins de rigueur des critères d’investissement. Vaud a sélectionné dès 2003 les domaines skiables dont il acceptait encore de soutenir le développement au moyen de cofinancements, sur la base des conclusions présentées par Peter Furger. Le domaine de La Braye, à Château-d’Œx, en a été exclu au printemps 2015, car jugé difficilement viable à terme.
En 2008, Fribourg a déterminé une enveloppe de 51,9 millions de francs (financée à 49% par l’Etat) destinée à couvrir les besoins en investissements dans les télécabines et télésièges des petites sociétés actives sur son territoire.
Le gouvernement valaisan ne souhaite plus octroyer son aide qu’aux sociétés réalisant au moins 2 millions de francs de chiffre d’affaires et affichant un bénéfice avant impôts et amortissements. Le programme devrait coûter 270 millions au canton sur dix ans, sans compter les cautionnements, chiffrés à 200 millions de francs. Soumis au Parlement ce printemps, ce projet de loi fera l’objet d’une rude bataille politique.
Les stations sont donc fortement incitées à se regrouper. En Valais, TéléNendaz et TéléVeysonnaz ne devraient plus former qu’une seule entité avant la fin de 2016. Les deux principales sociétés du domaine des Portes du Soleil, Champéry et Morgins, étudient elles aussi leur mariage. Dans le canton de Fribourg, les installations ont été cédées par les stations à une entreprise ad hoc, les Remontées mécaniques fribourgeoises (RMF), et le canton réfléchit au regroupement des sociétés d’exploitation sous une holding commune.
Les Rousses, un modèle
Quant aux toutes petites structures n’exploitant qu’un ou deux remonte-pentes, comme on en trouve tant sur l’arc jurassien, la solution est d’ordinaire toute pragmatique: les installations sont financées par les communes ou des mécènes, à l’instar des piscines et des patinoires municipales, alors que l’exploitation est assurée par des bénévoles ou des employés des services communaux. Ce système fonctionne tant que les remontées sont peu coûteuses et bien entretenues, comme aux Rasses et à la vallée de Joux.
Un principe qui se grippe dès que les coûts s’accroissent, en raison par exemple de la présence d’un télésiège et de l’absence de canons à neige, comme à La Robella, dans le val de Travers. Ou à La Dôle, à l’extrême ouest du Jura vaudois, qui a frôlé le dépôt de bilan en 2015 et cherche aujourd’hui son salut de l’autre côté de la frontière, aux Rousses.
Le contraste est frappant entre les deux côtés de la frontière. Dimanche 14 février, les pentes côté suisse n’étaient que faiblement fréquentées, alors que nombre de skieurs se pressaient sur la partie française! Pourtant, les deux domaines sont reliés et ont un abonnement commun.
Cette différence s’explique par le simple fait que le village français a trouvé le moyen d’exploiter de façon industrielle des remonte-pentes. Un pari qui n’était pas gagné d’avance, vu la faible altitude de ses installations (1100 m). Il gagne même de l’argent. Les installations, nombreuses, sont construites avec des fonds publics avancés par le Département du Jura et les communes de la région. L’exploitation est confiée à une société ad hoc, Sogestar, détenue par ces mêmes communes. Cette entité gère aussi des hébergements et certaines activités de restauration. «C’est grâce à cette diversification que nous atteignons l’équilibre financier», précise Michèle Ulrich, sa directrice.
Libérée de la contrainte d’amortir les installations, soutenue par une fréquentation en hausse sur l’année, la Sogestar a accumulé des réserves financières suffisantes pour faire face à deux hivers pauvres en neige et reverse 40% de ses profits à ses actionnaires.
Le succès est tel que Michèle Ulrich est désormais invitée en Valais à donner des conférences où elle explique sa recette. Un geste dont cette énergique Alsacienne formée à Paris ne revient toujours pas. «Pensez donc, aller donner des explications de cette nature au paradis du ski!» s’étonne-t-elle.
Les Rousses ont appris, dans la douleur, à survivre en tant que village touristique de montagne avec une neige rare et aléatoire, en diversifiant ses activités et en clarifiant ses rapports avec ses bailleurs de fonds. Un modèle que Christophe Valley serait probablement très heureux de voir appliqué à Charmey.