Propos recueillis par Dirk Schütz
Interview. Président de la BNS, Thomas Jordan réplique au chœur de ceux qui le critiquent. Il ne redoute pas une désindustrialisation. Pour lui, il remplit sa mission, en dépit de la déflation. Et il voit le franc sur la bonne voie.
Les trois dirigeants de la Banque nationale suisse siègent à la Börsenstrasse, à Zurich. Parois lambrissées, tapis moelleux. Les photos des seize membres précédents du directoire de la BNS ornent les murs. Huit fauteuils de cuir entourent une table en bois ovale. Le président s’exprime posément, il contrôle ses phrases. La parité euro-franc a fini par remonter au-dessus de 1 fr. 10, quand bien même la conjoncture mondiale est très agitée et qu’en sa qualité de valeur refuge le franc devrait s’apprécier. Les économistes restent perplexes.
Le franc s’affaiblit et le monde financier en cherche les causes. Pouvez-vous nous expliquer?
Le cours de change est influencé par de multiples facteurs. Un des facteurs est notre politique monétaire: en ce moment son but est d’affaiblir la pression sur le franc. C’est à cette fin que nous avons les taux d’intérêt négatifs et que nous sommes prêts à intervenir sur le marché des devises. En outre, le franc reste surévalué, ce qui plaide aussi en faveur d’une dépréciation.
C’est donc à vous que l’on doit la dépréciation?
Notre politique monétaire vise à la dépréciation du franc.
Avez-vous défini une valeur cible pour le cours franc-euro?
Nous n’avons pas une valeur cible définie. Mais nos décisions tiennent compte de la situation de l’ensemble des devises.
Pouvez-vous dire aux entrepreneurs suisses si, en cette année 2016 compliquée, ils peuvent compter sur un cours de 1,10?
La Banque nationale ne peut pas donner de garantie. Notre politique monétaire est pour l’instant faite de façon à réduire la pression sur le franc. Mais, bien sûr, d’autres influences se font sentir, comme l’évolution de l’économie mondiale et les troubles géopolitiques, susceptibles d’agir en sens inverse.
L’ambiance est à la crise dans l’économie mondiale et le franc plonge. A-t-il perdu sa caractéristique de valeur refuge?
Tout dépend toujours de l’origine de la perturbation. Récemment, nous avons eu des afflux d’argent notables venus de pays émergents. Dans un tel cas, les taux négatifs sont utiles: ils agissent sur les flux de liquidités des économies émergentes vers les économies avancées, car il existe des devises plus attrayantes que le franc. Mais de graves perturbations en Europe pourraient rapidement replacer le franc sur le devant de la scène.
La mission de la BNS est d’assurer la stabilité des prix. Avec une inflation de –1,1% en 2015, la Suisse est en déflation. C’est la valeur la plus basse de ces trente dernières années. Faillez-vous à votre mission?
Non, la BNS remplit entièrement sa mission constitutionnelle et légale. Celle-ci énonce que nous menons une politique monétaire dans l’intérêt général du pays. Nous exécutons ce mandat dans un contexte économique mondial qui n’a jamais été aussi complexe depuis le passage aux taux de change flottants, il y a plus de quarante ans. Par ailleurs, la Suisse s’est mieux tirée de la dernière crise que bien des pays comparables. En ce sens, la politique monétaire a largement contribué à enrayer la crise.
La crainte de la déflation cause de bien plus grands soucis à d’autres banques nationales, quand bien même, à la différence de la Suisse, elles ont encore des taux d’inflation positifs. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la Suède se sont fixé un objectif d’inflation de 2%. Le président de la BCE, Mario Draghi, annonce «toutes les mesures possibles» pour atteindre cet objectif. Vos collègues exagèrent-ils?
Notre définition de la stabilité des prix énonce que l’inflation doit être inférieure à 2% et positive. En cas de perturbations majeures, des divergences provisoires sont inévitables. Nous entendons les corriger à moyen terme. A la différence d’autres banques d’émission, nous ne poursuivons pas un objectif de 2% d’inflation. C’est un but qui n’a pas de sens dans la situation spécifique de la Suisse. Nous ne formons pas un espace économique fermé: nous sommes une petite économie ouverte beaucoup plus touchée par les influences internationales que, par exemple, la zone euro, les Etats-Unis ou le Japon. Du coup, un réglage fin de l’inflation dans le cadre de la stabilité des prix n’est pas approprié chez nous.
Les peurs de Mario Draghi sont-elles excessives?
L’inflation négative en Suisse est due pour moitié à la chute du prix du pétrole et pour moitié à l’appréciation du franc. Ces deux facteurs sont temporaires. En Suisse, nous ne constatons aucun changement de comportement des consommateurs. Les ménages ne repoussent pas leurs achats dans l’espoir de voir les prix baisser.
La crainte de la déflation est-elle aussi un prétexte pour affaiblir la devise? Pour bien des pays, la dévaluation sert de programme conjoncturel au service de l’industrie d’exportation. La guerre des devises a commencé.
Je ne parlerai pas forcément d’une guerre des devises. Chaque pays oriente sa politique monétaire en fonction de ses besoins. Et c’est ce que nous faisons aussi. La Suisse a relativement bien traversé la crise, et c’est aussi pour cette raison qu’il y a eu une pression à l’appréciation de notre devise.
Avec pour résultat que le franc est de loin la devise la plus surévaluée du monde. Selon le Big Mac Index de «The Economist», elle est surévaluée de plus de 30% par rapport au pouvoir d’achat.
Divers modèles se traduisent par des valeurs diverses. Nous ne nous exprimons pas sur l’ampleur de la surévaluation. Nous nous bornons à dire que, dans l’ensemble, le franc reste surévalué.
L’économie mondiale stagne, beaucoup de banques d’émission soutiennent leur économie par des taux de change bas. A l’inverse, l’économie suisse ploie sous le franc fort. Une intervention parlementaire exige que la lutte contre la sur-évaluation fasse partie des tâches de la BNS. Qu’en pensez-vous?
Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Le franc n’est jamais valorisé parfaitement pour tout le monde. L’économie doit pouvoir vivre dans un système de taux de change flexibles, avec une certaine volatilité de ces taux. Par ailleurs, la surévaluation n’est pas de la même ampleur face à toutes les devises. Face au dollar, par exemple, le franc s’est légèrement affaibli par rapport à son niveau des trois dernières années. La surévaluation est surtout un problème face à l’euro.
Dans une étude, la banque Raiffeisen écrit que l’industrie est étranglée par le franc fort.
Nous ne partageons pas cet avis. Il est vrai que la suppression du taux plancher a placé beaucoup d’entreprises face à des défis compliqués. Mais la plupart y ont réagi rapidement, avec souplesse, ce qui m’a impressionné. Il faut souligner que la surévaluation est moindre qu’il y a un an. En outre, depuis l’éclatement de la crise, la BNS a énormément entrepris pour protéger l’économie contre de multiples chocs. Nous faisons donc tout autre chose qu’étrangler l’économie et l’industrie. La taille de notre bilan prouve combien la BNS s’est engagée pour atténuer les difficultés.
Il n’y a donc pas de menace de désindustrialisation?
Je ne pense pas. Le risque de perdre des parts de marché existe toujours pour diverses raisons. La Suisse et ses entreprises doivent tout mettre en œuvre pour rester compétitives et conserver leurs parts de marché.
Mais le problème reste qu’en dépit de la dépréciation beaucoup d’entreprises font leurs budgets sur la base d’un cours de l’euro de 1,05 ou même 1,00, parce qu’elles ne peuvent planifier en toute sécurité et se fondent sur l’hypothèse la plus défavorable. C’est pourquoi elles délocalisent des emplois.
Toute entreprise affronte toujours des risques, par exemple que le marché russe ou brésilien s’effondre. Le risque de change est un de ces risques et l’a toujours été.
Peter Bernholz, expert de politique monétaire, prône un ancrage du franc à un panier de devises. En est-il question?
Nous avons abandonné le cours plancher parce qu’il n’était plus tenable et il n’y a pas de sens à embrasser un nouveau concept très rigide.
Un nouvel ancrage atténuerait le risque de déflation. Après tout, l’introduction d’un cours minimal était avant tout justifiée par les risques de déflation.
Nous avons introduit le cours plancher parce qu’à l’été 2011 le franc avait très vite grimpé face à toutes les devises. Cette force du franc par rapport à toutes les devises constituait une grande menace pour l’économie et la stabilité des prix. C’était la raison du cours plancher. A partir de l’automne 2014, l’euro a faibli face à toutes les devises importantes. Cette faiblesse a fait qu’à partir du début de 2015 le cours plancher n’était plus viable et que nous avons dû le supprimer. Nous aurions dû intervenir à coups de centaines de milliards sans réussir à calmer le jeu et, finalement, cela ne nous aurait rien rapporté.
C’est un scénario hypothétique.
Non, c’est ce qui se serait produit. L’évolution actuelle de l’euro confirme que notre appréciation avait été la bonne. L’euro a fortement plongé face au dollar en 2014 déjà. Début 2015, il a continué de reculer, tombant même temporairement à 1,05. Il aurait été beaucoup plus coûteux d’en sortir plus tard.
Mais votre scénario était et reste une reprise de la zone euro et un affaiblissement du franc. Si vous aviez défendu le plancher de façon crédible, vous auriez pu le suppri-mer sans choc quand le but a été atteint.
C’est une vision erronée. Le maintien d’un taux plancher serait devenu de plus en plus difficile à légitimer s’il n’y avait plus eu de surévaluation face au dollar et à la livre. Le cours plancher n’était plus l’instrument adéquat dans le cas, survenu, d’une faiblesse générale et nette de l’euro.
Mais, lors de l’assemblée générale 2014, vous disiez: «Une mesure comme le cours plancher ne peut atteindre son but que lorsqu’il est crédible qu’une banque centrale le défendra en cas de besoin. Les mots peuvent certes exercer quelque influence sur les marchés financiers, mais cela ne marche que si, en cas de besoin, les mots sont suivis d’actes. Dans le cas du cours plancher, il s’agit d’interventions illimitées, en cas de besoin, sur le marché des devises.»
Cette déclaration reste valable. Mais, au début de 2015, la situation avait radicalement changé. Le cours plancher n’était plus l’instrument adéquat. Et mettre en œuvre un instrument quand cela n’a plus de sens est erroné et nous n’aurions pas pu l’expliquer à la population.
Votre principal instrument contre le franc fort, ce sont les taux négatifs. Qu’est-ce que ça donne?
Dans la situation présente, ils sont un instrument très important pour contrer la surévaluation du franc.
L’ancien chef économiste de la BNS Kurt Schiltknecht demande leur suppression: il les juge moins performants et voit en eux un fardeau injuste pour les épargnants et les rentiers LPP.
Pour l’épargnant, c’est le taux d’intérêt réel qui est primordial. Or, grâce à l’inflation négative, la situation est relativement positive.
Vos décisions font de vous l’homme le plus puissant de l’économie. Tant de pouvoir, ce n’est pas très suisse…
La BNS n’accapare pas de pouvoir, elle accomplit ses tâches dans le cadre de la loi. Nous rendons des comptes à propos de tout. Nous expliquons notre politique monétaire de façon très détaillée au Parlement et au public.
Vos collègues de la Bank of England, de la BCE et de la Fed publient les procès-verbaux des séances de leur directoire. Pourquoi pas vous?
Cela aurait des effets négatifs sur la façon dont nous fonctionnons en tant que collège. Cela aurait une influence négative sur le débat et cela affaiblirait la Suisse et notre politique monétaire. Au sein d’un collège, le débat doit pouvoir rester ouvert. On doit pouvoir y adapter son opinion. Le but est d’arriver ensemble à la meilleure solution possible. Quand la décision est prise, elle est défendue face à l’extérieur.
Vous avez été très durement critiqué par de grands entrepreneurs pour avoir supprimé le taux plancher.
Les exportateurs défendent tous des intérêts spécifiques. Mais la tâche de la BNS est de concrétiser une politique monétaire dans l’intérêt général de la Suisse, pas uniquement pour l’industrie d’exportation. La BNS a montré qu’elle avait le courage de prendre au bon moment des décisions difficiles mais, au bout du compte, inévitables.
© Bilanz
Traduction et adaptation Gian Pozzy