Marie Maurisse
Enquête. Le rachat de Syngenta par le groupe ChemChina pourrait représenter une opération record.
L’automne arrive à petits pas sur La Chaux-de-Fonds. Nous sommes en septembre 2013 et, face aux vitres immaculées de la société horlogère Corum, les feuilles des arbres commencent à pâlir légèrement. Au petit matin, les ouvriers passent par grappes la porte de l’entreprise, enfilent leur blouse blanche et entament leur labeur de haute précision. On entend à peine quelques murmures dans les laboratoires. Dehors, tout est calme. Pourtant, au-delà des apparences, la marque suisse vit l’un des plus grands bouleversements de son histoire. Après avoir survécu à la mort de son propriétaire en 2008, l’entreprise et ses 130 collaborateurs doivent maintenant faire face au rachat par le groupe chinois Haidan, récemment renommé Citychamp Watch & Jewellery.
L’annonce a eu lieu en avril 2013. A peine quelques mois plus tard, en cette paisible matinée d’automne, deux Chinois sonnent à la porte de Corum. Ils sont expressément envoyés par le nouveau propriétaire, Hon Kwok Lung, pour faire comprendre aux Suisses les méthodes managériales chinoises et remettre l’horloger suisse sur les rails de la croissance. Le premier de ces envoyés spéciaux est le beau-fils de Hon Kwok Lung. L’homme a étudié à l’étranger et parle donc anglais. Quant au second, il dirige une des sociétés du groupe en Chine et ne connaît absolument rien à la Suisse, ni ses langues, ni ses coutumes. A La Chaux-de-Fonds, l’ambiance est tendue.
Un ancien employé de Corum se souvient comme si c’était hier de l’arrivée de cet étrange binôme. «Nous ne nous comprenions pas, explique-t-il. Dans les séances, ils donnaient leur avis sans nous écouter, notre expérience ne les intéressait absolument pas. L’honneur est une valeur très importante dans leur culture et, lors des discussions, il était impensable pour eux de perdre la face. Ils ont raison quoi qu’il arrive, et cela rendait la communication impossible.»
Pour ce cadre, ce n’est que le début des problèmes. Contrairement aux autres acquéreurs dans les secteurs horlogers ou du luxe qui s’étaient montrés un temps intéressés par un rachat, les Chinois ne semblent pas avoir de projet concret ni même de vision d’avenir. L’apport de liquidités promis pour investir dans le développement de Corum se fait attendre, les budgets publicitaires sont coupés à la hache et les fournisseurs sont payés de plus en plus tard. Malgré ses années d’ancienneté, ce Suisse décide alors de partir. Là encore, ses nouveaux patrons ne lui facilitent pas la tâche en ne respectant pas les indemnités auxquelles il a droit. Avec plusieurs autres collègues démissionnaires, il est encore aujourd’hui en procédure contre Citychamp Watch & Jewellery.
La conquête ne fait que commencer
L’aventure de Corum n’est pas un cas isolé. En effet, la conquête de la Suisse par les conglomérats d’Etat et les milliardaires chinois ne fait que commencer. Certes, en volume, les investissements directs chinois en Suisse restent tellement minuscules qu’ils n’apparaissent même pas dans les statistiques de la Banque nationale suisse (voir l’infographie en page suivante). Selon José Mata, professeur de stratégie internationale à la HEC de Lausanne, les apports chinois ont représenté environ 2% des investissements étrangers en Suisse ces quatre dernières années. Mais leur augmentation est forte dans la mesure où s’opère un effet de rattrapage, relève Gérald Béroud, spécialiste de la Chine et fondateur du site sinoptic.ch. «La Chine est désormais la deuxième puissance économique mondiale et, comme les autres, elle veut avoir droit à sa part du gâteau. Le gouvernement incite fortement les entreprises à se développer à l’international.»
Et le pays en a largement les moyens: en 2015, il affichait un excédent commercial de 600 milliards de dollars. Autre raison invoquée par les experts, la légère surévaluation du yuan, qui pousse les détenteurs de capitaux à vouloir réaliser des achats en monnaie étrangère afin de réaliser une marge intéressante.
Selon Gérald Béroud, la Suisse compterait aujourd’hui entre 60 et 70 entreprises chinoises. L’Hebdo a répertorié les rachats les plus importants depuis 2008. Au total, les grands patrons chinois ont effectué 24 acquisitions ou importantes prises de participation dans notre pays. La dernière en date est celle du groupe Syngenta, un des leaders mondiaux de l’agrochimie, par le mastodonte ChemChina. Celui avait déjà acheté le spécialiste des machines Netstal Maschinen AG en début d’année et possède aussi 12% de Mercuria, groupe genevois actif dans les matières premières. Mais avec Syngenta, le patron de ChemChina, Ren Jianxin, réalise son plus beau coup. Si elle est acceptée par les autorités américaines, qui devraient se prononcer d’ici à trois mois, cette acquisition serait la plus grosse jamais effectuée par un groupe chinois.
A Monthey, la plus grande usine de Syngenta en Suisse, le syndicaliste d’Unia Blaise Carron est inquiet. «Chinois ou Américains, peu importe! Leur objectif est toujours le même, dégager des bénéfices. Bien sûr, nous craignons que cela ne se fasse au détriment des 900 employés du site.» Une rencontre est prévue avec la direction dans les semaines à venir, afin d’obtenir des garanties sur ce point.
S’il observe les exemples de rachat chinois en Suisse, Blaise Carron a de quoi se faire du souci. Chez Swissmetal, repris fin 2012 par Baoshida, les Chinois ont d’abord licencié 20 personnes sur 250 à Reconvilier (Jura bernois) et à Dornach (SO). La semaine dernière, la RTS a révélé que la société employait six ouvriers chinois non déclarés sur sol suisse. Chez Addax Petroleum, société genevoise rachetée en 2009 par Sinopec pour 8 milliards de francs, 70 licenciements ont eu lieu à la fin de l’année dernière, soit le tiers des effectifs. La chute des prix du pétrole est-elle seule responsable de cette saignée? Les méthodes quelque peu radicales de la direction avaient déjà été pointées du doigt deux ans auparavant, alors que plusieurs employés avaient été forcés à partir dans des conditions conflictuelles. Plusieurs avaient porté plainte aux prud’hommes, relevait Le Temps.
Stratégie balbutiante
Avant de reprendre Corum, le groupe Haidan dépensait 23 millions de francs pour acquérir une autre entreprise horlogère suisse, Eterna, à Granges, en 2011. Là non plus, l’idylle n’a pas eu lieu: plusieurs membres clés du personnel ont été remplacés, la stratégie était pour le moins balbutiante. L’opération n’a pas été un succès commercial pour les Chinois, qui ont perdu 21 millions de francs en 2013 avec Eterna. A leur décharge, ni Eterna ni Corum n’étaient en bonne santé avant la reprise. Un ancien employé de Corum, qui a assisté aux négociations en vue du rachat, utilise une métaphore pour le moins explicite. «La mariée était moins jolie quand on soulevait la jupe, dit-il.
La direction avait bien tenté d’enjoliver la situation de Corum avant la vente, notamment en créant de toutes pièces un poste de directeur du développement, pour donner l’impression que nous avions de fantastiques projets innovants, mais une fois l’opération faite les Chinois n’ont pas été dupes, ils ont compris que les résultats de l’entreprise n’étaient pas bons, que les stocks étaient pleins et que les techniques utilisées étaient bien trop complexes par rapport aux ventes réalisées.» Désavoué, le directeur, Antonio Calce, est mis à la porte au printemps 2014. Pour son successeur, Davide Traxler, qui travaille en bonne entente avec Pékin, ce sont les Chinois qui sont victimes de discrimination en Suisse, et pas l’inverse...
Il est vrai que tous les rachats ne sont pas aussi cauchemardesques. Chez Swissport, repris par HNA Group Co. Ltd. à l’été 2015, les premiers retours sont très positifs. Dans l’horlogerie aussi, certaines synergies réussissent: cité par le mensuel PME Magazine en mai dernier, le fondateur de la marque Emile Chouriet, Jean Depéry, affirme que «la présence managériale chinoise est très discrète. On ressent davantage la volonté d’apprendre que d’imposer.» Le groupe Fiyta est devenu actionnaire majoritaire en 2010.
Même si la priorité des grands patrons chinois reste de s’implanter au sein de l’Union européenne, la liste des conquêtes chinoises en terre suisse n’est pas près de se terminer. Selon le site Business Montres et Joaillerie, la maison Maurice Lacroix serait sur le point d’être rachetée par un groupe chinois. Les hommes d’affaires de l’Empire du Milieu aiment la Suisse pour plusieurs raisons: outre sa situation centrale, elle abrite de très belles marques dans le secteur du luxe, qu’il est chic, au même titre qu’un domaine bordelais, d’avoir dans son portefeuille. Elle héberge aussi des entreprises très pointues dans les secteurs de la chimie ou des machines, dont les technologies sont de vrais trésors, que leurs nouveaux propriétaires peuvent transférer chez eux.
Philippe Monnier est l’ex-directeur du Greater Geneva Berne area (GGBa), l’organe de promotion économique de Suisse occidentale. Il est aujourd’hui administrateur de plusieurs entreprises internationales et consultant; à ce titre, il reçoit régulièrement des entrepreneurs chinois souhaitant faire des affaires en Suisse. Pour lui, les grands patrons venus de Pékin ou de Shanghai ont bien la volonté de «conquérir le monde», mais ils ont plusieurs handicaps. Contrairement aux Américains ou aux Français, les Chinois n’ont pas encore de grande expérience de la mondialisation. Créer de toutes pièces une filiale ou un siège européen en Suisse est plus long et compliqué, car ils n’en ont simplement pas l’habitude.
C’est pourquoi ils préfèrent souvent racheter des sociétés ou des marques existantes. Le problème, c’est que leurs codes culturels sont à rebours des nôtres. «Même si un Chinois vous parle anglais et que vous compreniez chacun de ces mots, cela ne veut pas du tout dire que vous avez compris ce qu’il veut vous communiquer, relève Philippe Monnier. Les différences sont plus fortes qu’avec un Russe ou un Indien.»
Conseils culturels
Pour ce spécialiste, «le plus important, dans une acquisition, c’est de réussir à gagner le cœur des futurs employés et clients. Cela commence par une attitude de respect sincère. Mais si l’acheteur est un nouveau riche qui n’a pas bâti sa société pierre après pierre et qui ne sait pas respecter les autres, cela fait généralement des ravages lors d’une acquisition.» Selon Philippe Monnier, la plupart des reprises par des Chinois se passent mal. «Par exemple, lorsque j’étais au GGBa, je n’ai jamais hésité à glisser des conseils culturels de comportement – voire sur la manière de s’habiller ou de manger – à nos investisseurs chinois potentiels avant leurs rendez-vous dans les cantons.»
Installé à Shanghai, Nicolas Musy a créé deux entreprises ainsi que China Integrated, qui aide les sociétés désirant faire des affaires au sein de l’Empire du Milieu. «La Chine est un pays qui rattrape, donc tout doit aller très vite, et les décisions se prennent du haut vers le bas.» Des méthodes qui heurtent souvent les mœurs helvètes.
C’est pourquoi en Suisse nombre de Chinois préfèrent investir dans une entreprise qui fonctionne, afin d’avoir à y intervenir le moins souvent possible. Ils ne sont pas des redresseurs dans l’âme, sans compter que, malgré leur fortune, ils ne sont pas prêts à dépenser plus que de raison. Cela pourrait expliquer l’échec des Chinois dans le redressement de firmes à la peine comme Corum ou Eterna. Et en ce sens, le rachat de Syngenta n’augure peut-être pas de mauvaises nouvelles: dans la mesure où la multinationale a donné la preuve de son efficacité, les dirigeants de ChemChina ne devraient pas apporter beaucoup de changements.
Encore faut-il l’espérer, parce que si ce n’est pas le cas, Berne n’aura pas vraiment de marge de manœuvre. L’accord sino-suisse de libre-échange signé il y a deux ans comprend certes un renforcement de la propriété intellectuelle et protège la confidentialité des données pendant six ans dans le milieu agrochimique. Mais une fois que les Chinois seront les seuls à la barre, il sera difficile d’influer sur leurs choix stratégiques.
Sauveurs de banques?
Deux poids, deux mesures. Si l’emprise des Chinois est mal perçue dans les secteurs à succès de la Suisse comme l’industrie de pointe ou l’horlogerie de luxe, il est un domaine dans lequel le pays les courtise sans relâche, c’est celui de son industrie bancaire, pour le moins fragilisée. Pourtant, les relations bancaires sino-helvétiques sont parties sur un mauvais pied. En 2008, l’arrivée de la Bank of China à Genève avait été saluée par des hourras. Première banque chinoise à obtenir une licence bancaire en Suisse, l’établissement comptait s’implanter «dans le long terme» sur le marché de la gestion de fortune. Mauvais timing, «difficultés managériales», «accident industriel», les observateurs peinent encore à comprendre pourquoi ce projet a finalement échoué. Les portes de la succursale genevoise de Bank of China ont été fermées à l’été 2012 et une partie des activités reprises par Julius Bär.
Malgré ce premier échec, l’Association suisse des banquiers et les offices de promotion économique ne ménagent pas leur peine pour convaincre les banques chinoises de tenter à nouveau l’aventure. L’argumentaire n’évoque plus la gestion de fortune, mais le financement du négoce et le rôle que la Suisse veut se donner comme place d’échange du renminbi, la monnaie chinoise.
Le 16 janvier, la China Construction Bank a inauguré sa succursale de Zurich, la première en Suisse depuis l’abandon de la Bank of China. «Le savoir-faire suisse en matière bancaire est très valorisé en Chine, se réjouit Vincent Subilia, directeur adjoint de la Chambre de commerce genevoise (CCIG). Après les compétences industrielles, dans l’hôtellerie et le luxe puis dans le trading de matières premières, des investissements chinois dans le secteur bancaire et financier serait une progression logique. Toutes les planètes seraient alignées.» Pour l’heure, ce vœu reste pieux.