Frédéric Koller
Adam Bodnar occupe la fonction d'ombudsman ou commissaire aux droits de l'homme, un organe d’État créé en 1987 et très respecté en Pologne. Ses services emploient 300 personnes dont deux tiers de juristes qui ont le pouvoir de questionner la constitutionnalité des lois.
L’État de droit est-il menacé aujourd'hui en Pologne ?
Oui. Le Tribunal constitutionnel ne peut plus opérer comme il devrait. Il est en état de paralysie. Son fonctionnement est remis en question par de nouveaux amendements. De plus, sa composition est incomplète après le refus du président de la République, Andrzej Duda, d'assermenter trois juges nommés par le gouvernement précédent. Mon rôle est de montrer quel dommage crée cette situation de paralysie. Le Tribunal est manipulé par le parlement.
Qu'en est-il du contrôle des médias ?
La nouvelle loi sur les médias crée la possibilité de changer les comités de supervision et les comité de gestion des radios et télévisions publics. Elle subordonne ces comités au ministère du Trésor. Cette mesure crée un pouvoir de contrôle politique illimité des médias publics. Le ministère d’État au Trésor fait partie du gouvernement qui décide qui sera président de la télévision et de la radio. Ces décisions ont de plus été adoptées sans consultation, ni prise en compte de la position constitutionnelle du Conseil de radiodiffusion nationale, un organe régulé par la constitution polonaise et qui a le pouvoir de superviser le cadre des médias. Mais cette loi contourne le pouvoir du Conseil national. Tous ces changements sont adoptés dans une situation de paralysie du tribunal constitutionnel. On ne peut donc pas vraiment les questionner. La loi a été adoptée aux dernières heures du réveillon. Le Sénat a fini son travail à 18 heures le 31 décembre. C'était une forme de show politique pour montrer que l'on travaille dur. Le président a validé la loi deux jours plus tard. Et un jour plus tard les responsables de la télévision et de la radio avaient changé.
Les médias publics risquent-ils de se transformer en outil de propagande ?
Ce n'est pas un point de vue légal mais politique, et ce n'est pas mon rôle de le dire.
Votre propre position est-elle menacée ?
C'est le rôle de l'ombudsman de questionner certaines décisions qui bousculent le droit. Mais le gouvernement dans son ensemble a dû mal à accepter mon travail. La question n'est pas d'accepter ou pas des changements, mais celle de la dé-construction des contre-pouvoir. La réforme du bureau du procureur, la réforme de la fonction publique, celle des médias, amènent à une concentration du pouvoir qui pourrait être questionné devant le Tribunal constitutionnel. Mais ce dernier n'est plus opérationnel.
Tente-t-on de faire barrage à votre action ?
J'avais demandé une augmentation de 18 % de mon budget qui était jusqu'ici de 38 millions de Zlotys (9 millions d'euros). Nous devons rénover nos bâtiments, créer de nouveaux postes et augmenter le salaire des juristes. Non seulement je n'ai pas eu d'augmentation mais on a coupé mon budget de 5 %. J'ai finalement 35 millions de zlotys. On me reproche de promouvoir l'idéologie de genre. La droite utilise cette notion - gender, en anglais – pour mettre sous la même étiquette les questions d'égalité entre les sexes, des couples homosexuels, de la violence domestique. Ils disent que toutes ces nouvelles inventions viennent de l'Ouest. La droite m'accuse d'être un gauchiste, un radical.
La Pologne est-elle en train de régresser?
Il y a des tentatives très directes de changer la façon dont la Pologne est dirigée. L'idée générale est que les gagnants des élections ont un mandat du peuple qui leur donne un pouvoir sans limite. Depuis 25 ans nous n'avions jamais connu de pareilles attaques contre des institutions judiciaires.
Des fonctionnaires ont refusé de nous parler. Un climat de peur s'installe-t-il en Pologne?
Les fonctionnaires ont un devoir de réserve, c'est normal. Pour ma part, je suis célibataire, indépendant, le seul risque est de perdre mon emploi.
Que signifie la re-polonisation du pays défendue par les conservateurs?
Cela signifie que nous avons désormais le pouvoir de définir ce qui est polonais. C'est une question d'unité nationale, une vision de l'histoire qui écarte certaines erreurs du passé, la réévaluation de certains héros. Ils apprécient peu le fait que nous soyons partie de la culture européenne, du «demos» européen, de l'intégration européenne.
Etes-vous sous pression de l’Église ?
On peut s'attendre après ces élections à ce que l’Église profite de la situation pour faire passer ses idées contre l'avortement, la fécondation in vitro, les idées libérales. Dans mon rôle, je dois coopérer avec l’Église car elle crée un sens de la communauté malgré les différences idéologiques. Certains évêques, par exemple, ont le courage de dire que c'est une erreur de discriminer les migrants.
Intervenez-vous dans le débat sur les réfugiés ?
Je l'ai fait à quelques reprises, mais personne n'écoute. Il y a une tradition dans les partis conservateurs en Pologne de créer un ennemi pour s'unifier. L'antisémitisme persiste même s'il n'y a quasiment plus de juifs. Si vous voulez accuser quelqu'un vous dites qu'il est juif. Ces vingt dernières années, c'était devenu politiquement incorrect dans le débat public. Au tournant des années 2000, le nouveau groupe cible a été les LGBT. L'homophobie a alors remplacé l'antisémitisme. Désormais c'est le discours anti-immigrés qui a pris le dessus. Vous pouvez être contre les réfugiés sans être taxé d'être raciste. Mais si vous allez dans les couches inférieures de la population cela prend une tournure de discours de haine inimaginable. L'immigrant est l'ennemi imaginaire de la droite aujourd'hui.
Ces discours se renforcent-ils?
Oui. Vous ne pouvez pas critiquer ceux qui tiennent ces discours sans être immédiatement attaqué à votre tour. Il y a une énorme polarisation dans la société autour de ces questions. J'ai vraiment peur qu'un jour un pauvre gars va se faire tuer.
Que pensez-vous de la procédure lancée par Commission européenne pour vérifier la conformité de la Pologne avec les valeurs européennes?
Cet intérêt de l'UE est considéré par le pouvoir comme une intrusion dans les affaires internes polonaises. On oublie qu'on fait partie de cette communauté. Le parlement européen est aussi notre parlement, la commission européenne est aussi notre gouvernement, même si c'est à un autre niveau de gouvernance. Ce n'est pas une force hostile étrangère. En intégrant l'UE nous avons accepté ces règles.