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Borsalino: SOS légende

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Jeudi, 3 Mars, 2016 - 05:53

Reportage. La célèbre chapellerie piémontaise vient de passer en mains genevoises. A Alessandria, les ouvriers respirent: leur savoir-faire ancestral ne sera pas bradé. Visite émue.

Est-ce le Far West ou le Pays des merveilles d’Alice? La machine à mélanger les poils ressemble à un vieux moulin en bois, la machine à carder à une vénérable cabine de diligence. Mais quand vous essayez d’attraper la lasagne pileuse sortie des rouleaux en cuivre de la machine à souffler/trier, c’est un impalpable nuage de douceur qui s’envole sous vos mains. Bienvenue dans le monde magique des poils de lapin transformés en chapeaux.

Un peu plus loin, un véritable pizzaiolo du bibi démoule des cloches de feutre d’une espèce d’araignée à vapeur et les fait tournoyer sur sa main avant de les déposer toutes fumantes sur l’étal. Il y a aussi le chapeau flambé: d’un geste précis et rapide qui ne tolère pas l’erreur, l’ouvrière passe le feutre au chalumeau. C’est, avec le polissage au papier émeri, une des deux manières de raser le précieux poil compacté et feutré dont on fait les couvre-chefs. Et puis vient le moment le plus émouvant, celui de l’impression du logo sur le ruban: c’est une véritable feuille d’or qui alimente la machine.

Alors, si vous décidez un de ces jours d’acheter un Borsalino et que le vendeur vous vante un produit «fabriqué à l’ancienne», pour une fois, vous pouvez le croire: les chapeaux qui sortent de l’usine d’Alessandria, au sud-est de Turin, ont cheminé sept semaines à travers des engins datant de 1857, maniés par des maîtres ouvriers au savoir-faire ancestral. Certaines de ces machines ne sont simplement plus fabriquées: l’opération mécanique qu’elles effectuent a été remplacée, ailleurs, par l’usage de produits chimiques.

C’est, avec la marque Borsalino, cet appareil de production chargé d’émotion et de mémoire qui vient de passer en mains genevoises: à la tête d’un collectif d’investisseurs internationaux, les deux nouveaux propriétaires, Philippe Camperio et Edouard Burrus, coactionnaires de la société Haeres Equita S.R.L., n’ont pas 80 ans à eux deux. Tout le monde à Alessandria a poussé un soupir de soulagement, au printemps dernier, en les voyant arriver. Car le choix par le conseil d’administration de ces repreneurs-là signifie: il n’y aura pas de délocalisation.

Un sauvetage par les poils

Il était moins une: Borsalino a failli mourir. Son dernier propriétaire, Marco Marenco, a été arrêté en avril dernier à Lugano après une cavale digne d’un film de gangsters chapeautés. Accusé de faillite frauduleuse, l’homme d’affaires laisse, réparti sur ses nombreuses entreprises, un trou record de 3,5 milliards d’euros. Ces dernières années, sa gestion catastrophique a fait des dégâts: «Des commandes n’étaient pas honorées, la qualité baissait, raconte Michel Curchod, propriétaire des magasins Coup de chapeau à Lausanne et Genève et agent de Borsalino pour la Suisse. On aurait dit que des mauvais génies s’étaient ligués pour détruire de l’intérieur ce bijou de la chapellerie. J’en étais malade.»

Michel Curchod a aujourd’hui «bon espoir» de voir Borsalino renouer avec sa légende. Les priorités des nouveaux propriétaires sont celles qu’il a lui-même identifiées: retrouver la qualité d’avant et honorer une demande qui ne fait que croître. «La matière première de nos chapeaux se compose d’un mélange très précis de différents types de poils de lapin et de lièvre, explique Edouard Burrus. Or, certains fournisseurs, face aux factures impayées, avaient cessé leurs livraisons et la qualité s’en est ressentie. Mais le problème est réglé. Nous avons atteint notre premier objectif: restaurer la confiance.

La prochaine collection, livrée cet été, sera de la même qualité qu’avant la crise. Nous travaillons à l’optimisation de l’appareil de production et les commandes de la saison des ventes en cours sont excellentes.» Les nouveaux patrons ont également atteint l’objectif qu’ils s’étaient fixé l’an dernier: 14,5 millions de francs de chiffre d’affaires, soit un million de plus qu’en 2014. En fait, l’ultime étape de cette reprise complexe – soit l’accord final qui verra les deux associés devenir pleinement propriétaires – ne sera finalisée que dans les prochains mois. Mais «le processus suit son cours, sans accrocs».

A la réception du site de production d’Alessandria, Giorgio Ghelli, cinquante ans de maison, applaudit: «Les nouveaux patrons tiennent à cette usine, ils respectent notre savoir-faire.» Tous les candidats à la reprise, parmi lesquels plusieurs groupes de luxe internationaux, n’étaient pas dans le même état d’esprit: la majorité des offres, soit 37 sur 49, ne portaient que sur le rachat de la marque, indique Edouard Burrus, un Jurassien sensible, comme son nom le laisse deviner, à la thématique de l’héritage industriel.

Les rois d’Alessandria

Giorgio Ghelli, qui porte le chapeau comme s’il lui était tombé dessus quand il était petit, est entré chez Borsalino en 1966, sous le règne du dernier propriétaire de la famille fondatrice: Teresio Usuelli Borsalino, neveu de Teresio Borsalino, le fils du fondateur Giuseppe, qui avait appris son métier en France. En 1966, l’usine employait encore 600 ouvriers et trônait là où Giuseppe l’avait créée en 1857: c’était la cathédrale industrielle du centre-ville. A son apogée, dans les années 1920, elle avait compté 3500 ouvriers et produit jusqu’à 2 millions de chapeaux par an.

C’était le temps où les hommes ne sortaient que couverts. La montée en puissance de Borsalino avait accompagné celle de la bourgeoisie. Supplantant l’aristocratique chapeau melon, le fedora en feutre fut le premier chapeau de tous les jours pour tous les messieurs.

«Les Borsalino, c’était une lignée de seigneurs, dit Giorgio Ghelli avec ferveur. Ils ont donné du travail à toute la ville.» Et pas seulement du travail: l’hôpital, l’école et les colonies de vacances, les égouts, deux maisons de repos, trois immeubles d’habitation, la piscine, tout cela fut généreusement donné par les bons maîtres d’Alessandria aux citoyens reconnaissants.

En 1972, Giorgio Ghelli serre la main d’Alain Delon et de Jean-Paul Belmondo, venus visiter la mythique usine dans le sillage du succès de Borsalino, le film. Mais 1968 est passé par là et, malgré Delon et Belmondo, «la mythologie du cool» fait des ravages sur les têtes, note le consultant en mode Stéphane Bonvin: «Le chapeau est un marqueur de statut social, de hiérarchie. La tête nue, c’est tellement plus égalitaire.» En 1986, le fidèle Giorgio déménage avec son entreprise sur le site actuel, plus petit, en périphérie. De l’usine historique, il ne reste aujourd’hui qu’une petite partie, qui abrite l’Université du Piémont oriental et un modeste Musée du chapeau en attente de rénovation et d’agrandissement. Sur le fronton de l’alma mater, le nom «Borsalino, antica casa fondata nel 1857» n’a pas bougé.

Avenir du fedora

Borsalino emploie aujourd’hui 130 personnes et produit 150 000 chapeaux par an. Sur la scène de la mode, la déconfiture du couvre-chef est enrayée. La demande est repartie à la hausse et les femmes y sont pour beaucoup. N’empêche, le modèle d’origine, celui qui a fait le mythe Borsalino, fascine et intimide à la fois: beaucoup le trouvent trop habillé. Paradoxalement, même le banquier en costume-cravate – et peut-être surtout lui – penche actuellement pour la veste Grand Nord et le bonnet de laine, «des accessoires qui signalent la mâlitude et l’aventure», note Stéphane Bonvin.

Le fedora – pour homme ou pour femme – n’en reste pas moins le modèle le plus vendu chez Borsalino. L’autre grand succès de la maison est moins connu, c’est le chapeau noir des juifs orthodoxes, ponctuellement livré via les points de vente maison à Brooklyn et en Israël. En cet hiver 2015-2016, la collection s’est enrichie de bonnets de laine – qualité Zegna –, qui ont remporté un franc succès. Et à l’avenir? Faut-il diversifier encore les modèles au risque de diluer l’image de la marque? Viser de nouveaux marchés hors de l’Europe, du Japon et des Etats-Unis déjà bien investis?

Edouard Burrus: «Nous allons commencer par renforcer notre présence sur les marchés actuels. Et continuer de développer la collection pour les femmes: elles forment actuellement un quart de notre clientèle, mais cette part ne cesse d’augmenter. Nous devons aussi penser aux plus jeunes avec des modèles adaptés. Il faut être réaliste: pour les 30 ans et plus, Borsalino est un nom chargé de mythologie. Les ados, eux, ne le connaissent pas.» La collection 2016-2017, présentée il y a quelques jours à Milan, comprend donc, pour les séduire, des trilby à bord étroit façon DJ, des pork pie rigolos et une multitude de casquettes.

Mais le fedora d’Humphrey Bogart, cet accessoire par excellence du beau ténébreux, déclinera-t-il avec les amateurs de films noir-blanc ou retrouvera-t-il une branchitude? Stéphane Bonvin perçoit un frémissement dans ce sens: «Au dernier défilé Hedi Slimane pour Saint Laurent à Los Angeles en février, on a vu plein de rebelles maigres avec des chapeaux à large bord…» Pas pratique, grimacent volontiers les hommes, attirés et sceptiques à la fois. Pour leur information: il existe des fedoras que l’on peut enrouler, glisser dans la poche et qui retrouvent leur forme comme par miracle une fois dépliés. Si. Un bon poil de lapin, c’est magique, on vous dit.

Filmées à Alessandria, les étapes de la fabrication d’un Borsalino en vidéo:
 


Anatomie d’une légende

D’abord, le nom.«Borsalino» est le nom d’une marque, qui produit une large gamme de modèles, casquettes et bonnets compris. Mais il est aussi devenu un nom commun: il désigne alors le modèle fedora, celui d’Humphrey Bogart, James Stewart, Alain Delon, Brad Pitt et les autres.

Les caractéristiques du fedora: les yeux, la gouttière, le bord plus ou moins large (7,5 cm dans le modèle classique d’origine), le ruban, avec nœud à gauche pour les hommes, à droite pour les femmes. Mais une multitude de fabricants produisent ce modèle et, de fait, personne ne peut dire si Humphrey Bogart portait un Borsalino. Car ce qui fait la différence ne se voit pas sur une photo: un Borsalino se reconnaît au toucher, par la souplesse et la légèreté de son feutre. Et aussi au confort: il faut avoir l’impression de porter «une pantoufle sur la tête».

Origine de la gouttière: Cristiano Lobbia, député italien tendance Garibaldi, reçut un coup sur son chapeau melon lors d’une agression en 1869. Un chapelier toscan se mit à fabriquer des couvre-chefs «alla Lobbia» qui firent fureur auprès des partisans du patriote. Ainsi naquit l’ancêtre du fedora, que Borsalino immortalisa. 

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Vanessa Lam
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