Enquête. Près de 100 millions de dollars de pots-de-vin versés à des cadres de la société pétrolière PDVSA ont transité par une dizaine de banques suisses. L’ombre du narcotrafic plane sur ces transactions suspectes.
Des dizaines de milliers de pages de documents, plus de 730 comptes bancaires: l’arrestation de l’homme d’affaires Roberto Rincón, près de Houston, au Texas, le 10 décembre dernier, a permis aux autorités américaines de remonter la piste d’un immense système de corruption impliquant des cadres de la société pétrolière nationale du Venezuela, PDVSA.
Roberto Rincón est accusé d’avoir organisé le versement de plus de 1 milliard de dollars de pots-de-vin, de 2009 à 2014, en échange de contrats d’équipement fournis par sa société d’exploitation pétrolière, Tradequip. Cinq dirigeants de PDVSA seraient impliqués, ainsi qu’au moins trois autres intermédiaires non identifiés.
Sur le milliard de dollars en question, plus de 100 millions auraient transité par la Suisse. Les Etats-Unis ont adressé une demande d’entraide à la Suisse dans cette affaire, comme l’a confirmé l’Office fédéral de la justice (OFJ) à L’Hebdo. «Cette requête vise huit banques pour des obtentions de preuves, une de plus pour des blocages de comptes, ainsi que 20 personnes morales et physiques», indique Folco Galli, porte-parole de l’OFJ. Mais le Département de la justice américain s’inquiète déjà des lenteurs de la procédure. Ses enquêteurs, qui envisagent de se rendre en Suisse pour poursuivre leurs recherches, craignent qu’une partie des fonds n’ait déjà été transférée vers d’autres horizons.
Par son ampleur, cette affaire rappelle le cas du géant étatique brésilien Petrobras. Des centaines de millions versés par la société de construction Odebrecht avaient transité par des banques suisses, faisant dire au Ministère public fédéral (MPC) que la place bancaire helvétique avait été «sérieusement exposée» par ce scandale.
Par certains aspects, l’implication des banques suisses dans l’affaire PDVSA est plus inquiétante encore car, si les fonds en question consistaient apparemment en de «simples» pots-de-vin destinés à gagner des marchés publics, l’argent de la drogue n’est jamais loin quand il s’agit du Venezuela.
Trafic contrôlé par l’armée
Le pays s’est peu à peu transformé, ces dernières années, en narco-Etat. Le phénomène s’est accéléré depuis la mort du président Hugo Chávez, qui a laissé derrière lui un régime clanique contrôlé par des militaires corrompus. La situation s’est encore aggravée, depuis 2014, avec la chute de 70% des prix du pétrole, principale source de revenus du pays.
Selon Leopoldo Colmenares, professeur d’économie à l’Université Simón Bolívar de Caracas, les principales caractéristiques de la politique mise en place par Hugo Chávez ont été maintenues malgré sa disparition: militarisation des institutions, soutien implicite de la corruption et création de réseaux parallèles au sein de l’appareil d’Etat. Ces modalités se sont encore renforcées sous son successeur, Nicolás Maduro, notamment les activités criminelles d’un ensemble de réseaux à l’intérieur du gouvernement national.
Le trafic de drogue serait aujourd’hui totalement contrôlé par l’armée, dirigée par une caste de généraux réunie au sein du Cartel de los Soles (le cartel des soleils). Cette organisation est soupçonnée par les Etats-Unis d’organiser le transport de la drogue depuis la Colombie et le Pérou vers le Mexique pour le compte du cartel mexicain de Sinaloa.
Roberto Rincón, l’homme d’affaires texan arrêté en décembre, détenteur de trois comptes crédités de 25 millions de dollars chez Credit Suisse, est décrit comme un ami très proche d’un des plus puissants de ces généraux, le célèbre Hugo Carvajal, alias El Pollo (le poulet), ancien chef des services secrets.
En juillet 2014, des agents de l’agence antidrogue américaine (DEA) avaient tenté d’arrêter Hugo Carvajal lors de son passage sur l’île d’Aruba, dans les Caraïbes néerlandaises. L’armée vénézuélienne avait aussitôt dépêché des navires de guerre au large de l’île, et Caracas avait menacé de couper les lignes aériennes ainsi que l’approvisionnement en pétrole. Les autorités néerlandaises avaient relâché Hugo Carvajal dès le lendemain; il avait été accueilli en héros dans son pays et congratulé par le président Nicolás Maduro. Lorsqu’il s’était rendu à Aruba, Hugo Carvajal voyageait dans le jet privé de Roberto Rincón. Le général a donné une interview à la télévision vénézuélienne le 16 février, assurant que «tout ce dont les Etats-Unis m’accusent est faux».
Les soupçons sur l’implication des militaires vénézuéliens dans le trafic de drogue remontent à 2008, quand le Trésor américain avait désigné plusieurs d’entre eux, dont Hugo Carvajal, pour leur rôle en tant qu’intermédiaires entre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et les cartels mexicains. Depuis, plusieurs trafiquants et anciens membres du gouvernement ont collaboré avec les enquêtes américaines en échange de réductions de peine. En 2011, Walid Makled, un narcotrafiquant vénézuélien arrêté en Colombie, avait déclaré: «Quand je donnais 200 millions de bolivars par semaine, 100 millions allaient pour le général Hugo Carvajal.»
D’autres ont suivi. Rafael Isea, ancien ministre des Finances et gouverneur de l’Etat d’Aragua, a fait défection en 2013 et collaboré avec les Etats-Unis. Il accuse l’actuel ministre de l’Intérieur, Tareck El Aissami, d’avoir organisé des transports de cocaïne. Et ce n’est qu’un début. Les filets du Département de la justice se resserreraient aujourd’hui sur Diosdado Cabello, ancien vice-président de Hugo Chávez, aujourd’hui président de l’Assemblée nationale, le deuxième homme le plus puissant du Venezuela. Selon le Wall Street Journal, il serait considéré par les Etats-Unis comme le dirigeant du Cartel de los Soles.
Transferts d’or
La protection de l’appareil d’Etat offre des avantages considérables. L’immunité diplomatique, qui a permis au général Hugo Carvajal d’échapper aux agents de la DEA à Aruba, n’est qu’un exemple anecdotique. La légitimité apparente des institutions permet aux autorités vénézuéliennes de maintenir des relations financières très importantes, notamment avec la place bancaire suisse.
Les données de SwissLeaks avaient déjà montré l’étendue de ces liens. Le président d’une banque d’Etat y disposait par exemple du plus gros compte jamais vu chez HSBC Private Bank à Genève, garni de 11,7 milliards de dollars.
Et ces relations se poursuivent aujourd’hui. Depuis quelques années, le Venezuela transfère peu à peu ses réserves d’or vers la Suisse. Ces mouvements ont surpris, puisque le président Chávez s’était fait une fierté de rapatrier toutes les réserves du pays de Londres à Caracas en 2011. Aujourd’hui, c’est le mouvement inverse qui s’opère. La banque centrale du Venezuela a transféré 4 tonnes de métal jaune vers la Suisse en 2012, 10 en 2013, 12 en 2014 et 24 l’année suivante. Puis, durant le seul mois de janvier dernier, cette banque centrale a encore exporté un record de 36 tonnes d’or en Suisse. Ces opérations serviraient à garantir des crédits. Selon les indicateurs économiques, le pays serait aujourd’hui proche de la banqueroute.