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Pologne: la révolution conservatrice

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Jeudi, 3 Mars, 2016 - 05:59

Frédéric Koller

Reportage. Le plus grand pays d’Europe de l’Est vire à droite toute. Le bon élève économique se transforme en cancre politique. Un danger pour la démocratie?

L’ordre nouveau

L’hiver anormalement doux de Varsovie est au diapason de la politique polonaise qui s’échauffe. Ce jour-là, devant le Sejm, la Chambre basse du Parlement, quelques centaines de manifestants munis de drapeaux polonais et européens scandent «Solidarnosc, Solidarnosc!» et «Touchez pas à notre Constitution!». Ils sont réunis à l’appel du Comité de défense de la démocratie, un mouvement né de la société civile, qui dénonce les dérives du nouveau pouvoir polonais. Dans l’hémicycle, les parlementaires mettent la dernière main à la réforme la plus ambitieuse des conservateurs: la mesure des 500 zlotys. Dès le 1er avril, chaque famille touchera mensuellement 500 zlotys (125 francs) pour chaque enfant à partir du deuxième, de sa naissance à ses 18 ans. Une allocation familiale qui représente près du tiers du revenu minimal polonais (1850 zlotys).

Pour le parti Droit et justice (PiS), dirigé par Jaroslaw Kaczynski – qui a remporté les élections législatives d’octobre dernier –, ce vote est la promesse d’un changement de paradigme. Célébrée comme la plus belle réussite d’arrimage des pays ex-communistes à l’Union européenne, la Pologne serait en réalité malade de ses inégalités et d’une perte de sens. Sa croissance comparable aux dragons asiatiques? Elle n’aurait, selon le PiS, bénéficié qu’à une minorité corrompue. Alors qu’il représentait moins d’un tiers de celui des Allemands en 1989, le revenu moyen polonais n’a-t-il pas doublé pour représenter 55% du niveau de vie allemand aujourd’hui? Cela s’est fait au prix d’une vaste émigration, rétorquent les conservateurs. Ajouté à un taux de fécondité (1,3 enfant par femme) parmi les plus faibles au monde, ce modèle économique libéral aurait précipité la Pologne vers le déclin démographique.

Alors, ces 500 zlotys vont non seulement rééquilibrer la société, mais repeupler le pays. «M. Kaczynski a la vision d’un Etat plus juste, d’une société un peu plus égale, explique Marek Magierowski, porte-parole de la présidence polonaise. Il y a un abîme entre la Pologne riche, la Pologne occidentale, la Pologne européenne et la Pologne de l’Est.» Ce tournant social, plébiscité par les Polonais, devrait permettre un rabaissement de l’âge de la retraite (qui venait d’augmenter à 67 ans pour les hommes) et la gratuité pour certains médicaments.

Tout cela a un prix. La seule mesure des 500 zlotys coûtera 5,5 milliards de francs par an. Pour participer à l’effort national, les banques et les commerces seront taxés davantage, on puisera dans les réserves du Trésor polonais, dont les finances sont saines, et on chassera les fraudeurs fiscaux. «Kaczynski est un illettré économique. Il copie les politiques sociales de Viktor Orbán, son modèle, en Hongrie. Ses mesures mettent en danger l’économie et la stabilité du pays», juge Marek Tatala, chef économiste du Forum du développement civil, un institut libéral de Varsovie, qui rappelle que, contrairement à ce qu’affirme le pouvoir, les disparités sociales ont diminué ces dernières années, comme en atteste le coefficient de Gini (0,345), instrument de mesure des inégalités.

Mais le grand œuvre de Jaroslaw Kaczynski, qui n’occupe aucun poste gouvernemental, est la «repolonisation» de son pays. Dans un Etat de 38 millions d’habitants ethniquement homogène et religieusement soudé autour du catholicisme depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, cela signifie un refus obstiné d’accueillir des réfugiés à l’heure où Bruxelles demande la solidarité dans ce domaine. L’an dernier, Varsovie avait accepté 50 familles de Syriens à condition qu’ils soient chrétiens. Elles auraient quitté le pays. Officiellement, la Pologne compte trois réfugiés.

Repoloniser la Pologne, pour le PiS, cela signifie moins d’Europe politique, à l’image des théories des conservateurs britanniques, prendre ses distances avec l’Allemagne, accusée d’impérialisme économique, se préparer à combattre la Russie, soupçonnée de visée territoriale. Repoloniser le pays, c’est aussi plus d’OTAN en Pologne, sécuriser l’Europe contre la menace islamiste, se protéger du multiculturalisme, de l’«endoctrine-ment libéral» et des mœurs «occidentales» pour affirmer sa différence. A un média allemand, le ministre polonais des Affaires étrangères Witold Waszczykowski a expliqué que «le monde ne peut aller dans un seul sens, celui d’un modèle marxiste, qui mélange les cultures et les races, qui mise sur les énergies renouvelables et combat la religion, un monde de cyclistes et de végétariens. Tout cela n’a rien à voir avec les racines polonaises traditionnelles.» La formule a fait florès, reprise par les médias polonais, souvent pour s’en moquer. La Pologne des conservateurs est une nation qui se définit par son opposition au mode de vie allemand.

Aleksander Smolar, politologue qui préside la Fondation Stefan Batory, à Varsovie, compare la vision de la Pologne de Kaczynski à celle du Portugal de Salazar, de l’Espagne de Franco ou de l’Autriche de Dollfuss. «Le PiS est un parti radical, antisystème, antiélite, qui déteste la démocratie libérale et ses instruments qui limitent le pouvoir. C’est un parti réactionnaire catholique. Ce n’est toutefois pas encore un parti dictatorial.» Mais aura-t-on des élections libres dans quatre ans? «Aujourd’hui, je ne sais pas.»

La résistance

La voïvodie de Lublin, aux confins de l’Ukraine et de la Biélorussie, est l’une des deux régions de Pologne qui a le plus massivement voté pour le PiS (49,9%). Dans ce bastion ultraconservateur et agricole, les curés sont au-dessus des lois et les évêques ont fait passer la consigne dans les églises d’appeler leurs ouailles à soutenir les candidats de Kaczynski. Mais son chef-lieu, la ville de Lublin, s’est distingué en reconduisant avec plus de 60% des voix son maire issu des rangs de la Plateforme civique (PO). Ce parti de centre droit, libéral et pro-européen, a dû céder le pouvoir au niveau national après huit ans de règne émaillés de scandales.

Une division ville-campagne que l’on retrouve à l’échelle du pays. «Au niveau local, la couleur politique a moins d’importance», juge toutefois Christopher Komorski, adjoint au maire chargé de la culture. Dans une région à la traîne sur le plan économique, la ville étudiante s’est distinguée par son dynamisme. Ces dernières années, le maire a inauguré un aéroport, un périphérique autoroutier, un stade de 60 000 places, une piscine et un parc d’innovation technologique.

Dans l’enceinte de l’Université catholique de Lublin s’élève une statue de Jean-Paul II. Durant vingt-cinq ans, Karol Wojtyla y enseigna l’éthique au département de philosophie, avant de devenir pape. Il a aussi son petit musée, une plaque indiquant qu’il a été financé par des fonds européens. Depuis la victoire du PiS, l’endroit est en ébullition, comme la plupart des universités du pays. Le gouvernement a révoqué de nombreux professeurs et veut réduire l’enseignement des sciences sociales. «A Varsovie, on peut nous considérer comme conservateurs, explique Jurek, assistant en philosophie, mais ici on est vus comme des gauchistes.»

Lublin est aussi la patrie de Marian Kowalski, principale figure du Mouvement national. Ce groupuscule d’extrême droite n’a pas de lien organique avec le PiS, mais il multiplie les actions de soutien aux conservateurs au nom de la race blanche. Le 23 janvier dernier, une trentaine de ses gros bras sont venus provoquer la foule qui manifestait sur la place du 3-Mai, aux abords d’une statue équestre du héros national Jozef Pilsudski. «Il n’y a finalement pas eu d’incident, explique Bartosz Sierpniowski, l’un des organisateurs de la manifestation. Sauf quand une vieille dame a commencé à frapper Kowalski avec son parapluie. Elle a voulu lui donner une leçon.»

Entrepreneur indépendant, Bartosz Sierpniowski a fondé la cellule locale du Comité de défense de la démocratie (KOD). «Nous ne voulons pas suivre la voie hongroise, explique-t-il. Kaczynski veut faire comme Orbán. Mais qu’a fait Orbán? Il avait promis de créer 500 000 emplois. Au lieu de cela, sa politique a fait fuir 500 000 Hongrois.» Le KOD a été lancé par un appel, sur Facebook, d’un ingénieur informaticien de Varsovie, Mateusz Kijowski. Le week-end dernier, il réunissait de nouveau des dizaines de milliers de personnes à Varsovie et à Gdansk. «Nous ne sommes ni de gauche ni de droite, nous sommes un mouvement citoyen, précise-t-il. A peine élu, le nouveau gouvernement a commencé à violer la Constitution. En une semaine, nous avons compris qu’ils allaient dans la mauvaise direction. Ceux qui ont la mémoire d’une autre époque, de régime non démocratique, ont vu les symptômes du changement.»

Deux mesures ont mis le feu aux poudres. L’annulation, d’abord, de la nomination de trois juges du Tribunal constitutionnel désignés par le gouvernement précédent. Le résultat en est la paralysie de cet organe, ce qui laisse la voie libre au Parlement de voter des lois au pas de charge. Les médias publics, ensuite, ont vu leurs directions changer du jour au lendemain au profit d’élus du PiS. «Nous n’avions jamais connu cela en Europe, expose Ingrid Deltenre, directrice générale de l’Union européenne de radio-télévision, basée à Genève, qui est en discussion avec les autorités polonaises. Cela peut avoir un impact sur d’autres pays de la région.»

La Commission européenne a dénoncé des procédures qui menacent l’Etat de droit. Pour la première fois, Bruxelles a ainsi déclenché un mécanisme de surveillance d’un membre de l’UE pour s’assurer de sa conformité avec les valeurs européennes. Selon la Commission de Venise du Conseil de l’Europe, chargée d’enquêter et de formuler des recommandations, la Pologne serait en situation de «crise institutionnelle».

«Il y a des tentatives très directes de changer la façon dont la Pologne est dirigée, constate pour sa part Adam Bodnar*, ombudsman ou commissaire aux droits de l’homme, une institution jusque-là très respectée en Pologne mais désormais aussi la cible des critiques du pouvoir. Ceux qui ont gagné les élections pensent avoir un mandat de la société qui leur donne un pouvoir sans limite. Depuis vingt-cinq ans, nous n’avons jamais assisté à de pareilles attaques contre des institutions judiciaires.»

L’ère des règlements de comptes

C’était début décembre, à Varsovie, devant le bâtiment de la Gazeta Wyborcza, journal fondé par l’historien et ancien opposant au régime communiste Adam Michnik. Un premier cortège, composé de catholiques accompagnés d’un exorciste, est venu prier pour sauver les âmes des journalistes qualifiés de «pécheurs devant la croix». Puis un second cortège, formé celui-là de nationalistes exhibant des drapeaux polonais, a fait à son tour le siège de la rédaction. «Ils nous accusaient d’être des fascistes. C’était très pittoresque. Nous, des fascistes!» raconte Jaroslaw Kurski, rédacteur en chef adjoint du quotidien.

La Gazeta Wyborcza («Journal des élections», en polonais) a été fondée en 1989, au moment des négociations dites de la table ronde entre Solidarnosc et le pouvoir communiste, qui déboucheront sur une transition pacifique vers la démocratie. C’est le journal de la révolution de velours. Pour le PiS, c’est la gazette des traîtres. Depuis sa création, en 2001, par les frères jumeaux Kaczynski (Lech Kaczynski élu président en 2005 est décédé dans un accident d’avion en 2010), le parti conservateur dénonce en effet ce compromis comme un coup de poignard dans le dos des Polonais qui refusaient le dialogue avec la dictature communiste. «Il y avait deux camps, rappelle Marek Magierowski: d’un côté les communistes et l’aile modérée de la révolution, de l’autre les radicaux et les conservateurs, qui considèrent ce qui s’est passé en 1989-1990 comme une erreur politique historique.»

Alors qu’il contrôle désormais tous les organes politiques du pouvoir (présidence, Parlement et gouvernement), situation inédite, le PiS tient sa revanche. Jaroslaw Kaczynski, qui avait lui-même joué un rôle secondaire au sein de Solidarnosc, veut la peau de deux personnes en particulier: Lech Walesa et Adam Michnik. Lech Walesa, l’ancien leader de Solidarnosc, vient d’être accusé de collaboration active avec les services de renseignement communistes sur la base de documents publiés opportunément par l’Institut de la mémoire nationale, un organe d’Etat. Le Prix Nobel de la paix a dénoncé des «faux grossiers».

La rédaction de la Gazeta Wyborcza craint d’être à son tour victime d’une forme de purge. «Nous sommes en guerre idéologique depuis vingt-cinq ans. Kaczynski sait qu’il doit nous détruire. Il n’a pas d’autre moyen de nous faire taire», analyse Jaroslaw Kurski, qui est l’objet de menaces de mort sur les réseaux sociaux. Premier acte: le PiS va intenter un procès à l’un des journalistes de la Gazeta Wyborcza pour avoir comparé le nouveau gouvernement à un Etat mafieux.

Dans un pays où les forces de gauche ont disparu du Parlement, cette lutte risque de fracturer une société qui s’était reconstruite autour d’une importante classe moyenne. «Le PiS dit qu’il veut changer le pays, on attend de voir, explique Michal Gorecki, un entrepreneur de 38 ans qui compte parmi les blogueurs les plus suivis du pays. Jusqu’ici, ma liberté d’expression n’est pas vraiment en danger.» Mais, parmi ses amis, une blague a commencé à circuler: «La prochaine fois qu’on frappe à ta porte, espérons que ce ne soit pas la police.» Bien que récente, la démocratie polonaise paraît solide. Mais combien de temps pourra-t-on encore plaisanter du pouvoir? La volonté d’hégémonie des conservateurs fait craindre une dérive autoritaire. A juste titre. 

Lire également l'interview d'Adam Bodnar.

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Renata Dabrowska Reuters / Agencja Gazeta
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