Dossier. La voiture de demain sera connectée, autonome, partagée, rechargeable, sûre, ainsi qu’un rien nostalgique de son passé révolu. Quelques pistes à l’occasion du Salon de Genève (3-13 mars).
Dans un monde aussi machiste que celui de l’automobile, il vaut la peine d’entendre la voix d’une femme: «Notre industrie changera plus dans les cinq prochaines années qu’elle n’a changé dans les cinquante dernières», prédit à raison Mary Barra, présidente de General Motors. Dinosaures analogiques projetés dans le monde numérique, les voitures n’ont d’autre choix que de se remettre fondamentalement en question. Parce qu’elles sont trop nombreuses, trop dangereuses (1,3 million de morts par an dans le monde), trop polluantes. Comme le maillon faible du trafic contemporain est l’être humain au volant, et qu’un cerveau artificiel sera bientôt beaucoup plus fiable que lui, ses heures, à ce conducteur, sont comptées.
Cette délégation de responsabilité, progressive, aura des conséquences innombrables, certaines positives, d’autres en forme de point d’interrogation, quelques-unes négatives («Pas touche à ma bagnole!»). Du symbole de la liberté hédoniste, voire égoïste, la voiture va migrer vers le statut d’objet mobile connecté, partagé, autonome, aussi rechargeable que le sont les assistants personnels que nous baladons dans nos poches. Autant s’y préparer, se faire une raison et éclaircir quelques pistes à l’orée du 86e Salon automobile de Genève.
1 Electrique, mais démocratique
Trois cents kilomètres d’autonomie, 30 000 francs, compacte: la voiture électrique tentera de plaire au plus grand nombre en 2017.
La voiture partagée, connectée, autonomisée et dépolluée fera le jeu de la propulsion 100% électrique, tôt ou tard. Pour l’heure, l’équation est difficile. L’infrastructure des bornes de recharge est insuffisante, particulièrement en Suisse. Les modèles disponibles sur le marché sont plutôt onéreux, surtout dotés d’une autonomie trop réduite (de 100 à 150 km), qui freine sec l’acte d’achat. Une seule voiture propose un rayon d’action non anxiogène de 400 km: le Model S de Tesla, mais payé au prix fort. Il en sera de même pour le Model X, le SUV de la marque californienne qui sera commercialisé en cours d’année en Suisse.
Mais Tesla dévoilera fin mars les premières esquisses de son Model 3, un véhicule plus compact et plus économique, qui sera lancé l’an prochain. L’équation commence à devenir intéressante: une autonomie d’un peu plus de 300 km et un prix de vente entre 30 000 et 35 000 francs. Environ 300 km, environ 30 000 francs: autant de variables qui constituent le seuil psychologique à l’acquisition enfin plus large de la technologie électrique.
La Chevrolet Bolt et sa sœur jumelle l’Opel Ampera-e proposeront en 2017 la même performance et le même coût. Là aussi, il s’agira de voitures compactes à cinq portes. Comme la Bolt/Ampera-e sera commercialisée avant le Model 3, la lutte entre le dinosaure General Motors et le petit nouveau sera passionnante. Surtout que les autres constructeurs ne s’en laisseront pas conter. Quitte à jouer la carte de l’originalité, comme la Citroën E-Mehari (200 km d’autonomie), réincarnation d’un fameux véhicule de loisirs apparu en… mai 1968.
2 Pilote automatique
Test de la conduite autonome du Model S de Tesla. Pas encore cela, mais prometteur.
Sur l’autoroute du Léman, à 100 km/h, le Model S de Tesla s’inscrit seul dans les grandes courbes à l’approche de Chexbres. J’ai les mains sur le volant, comme l’exige (encore) la loi, mais elles ne guident rien. Le système Autopilot a pris le relais. Un coup de clignotant et la voiture déboîte sur la ligne de gauche pour un dépassement. Les caméras avant et arrière, le GPS, le radar et douze capteurs se chargent de guider le Model S. La trajectoire est précise. La vitesse, fixée au préalable, y compris pour le choix de la distance aux autres véhicules, est d’une stabilité imperturbable. Bienvenue dans demain, lorsque les automobiles s’émanciperont de leurs occupants.
Ce n’est pas encore cela. L’Autopilot de Tesla, le système de guidage autonome le plus perfectionné à l’heure actuelle, est destiné aux trajets sur autoroute. En ville, sur de petites routes, il peine ou ne fonctionne pas. Il lui faut des rubans de goudron clairement délimités par des lignes blanches. Et si, après une sortie d’autoroute, une voiture déboule vivement sur la droite, désirant rejoindre l’A9, l’Autopilot ne bronche pas. Au pilote pas du tout automatique d’anticiper un éventuel brusque changement de trajectoire de l’autre énergumène. Mais le système se désactive à la moindre pression sur les freins ou léger coup de volant. C’est un début d’autonomisation, une prise progressive de pouvoir, comme un exercice d’échauffement algorithmique. Déjà très impressionnant.
3 Intelligence artificielle
Un cerveau informatique est déjà un conducteur comme un autre.
C’est une note qui risque de passer dans l’histoire de l’intelligence artificielle. Le 4 février dernier, l’autorité américaine de la sécurité routière a considéré que le système autonome de la Google Car pourrait être juridiquement considéré comme un «conducteur». Une machine vigilante à la place d’un humain pour se diriger, prendre des décisions, éviter des accidents. Un cerveau informatique capable d’apprendre par lui-même. C’est déjà le cas. L’Autopilot de Tesla s’améliore sans cesse, tout seul, par exemple sur un trajet effectué quotidiennement, gagnant à chaque fois en efficacité. Toyota, qui investit un milliard de dollars dans un centre de recherche sur l’intelligence artificielle dans la Silicon Valley, a un système similaire en cours de test.
La Google Car, dans sa dernière version en forme de pois, n’est pas une voiture un peu ou semi-autonome. Elle l’est complètement, se passant de volant, de pédales, de rétroviseurs. Elle pousse à bout l’automatisation, avec les gains espérés en sécurité routière, fluidité du trafic, mobilité des plus âgés, facilités de partage. Le saut géant au lieu de la politique des petits pas adoptée par les constructeurs automobiles. L’intelligence artificielle progresse vite, n’est-ce pas, Siri? Plus vite que n’avancent les lois. Ne faudra-t-il pas un jour créer une catégorie juridique intermédiaire entre l’homme et le robot? Introduire de l’éthique dans l’informatique, en particulier quand la machine devra choisir entre deux situations périlleuses?
4 De la possession au partage
La «sharing economy» contraindra les constructeurs à revoir leur modèle économique.
Voilà un siècle que l’économie automobile repose sur l’acte d’achat, depuis que Henry Ford a mis son modèle T à disposition du plus grand nombre. Le modèle du partage, couplé à celui de l’autonomisation des véhicules, pose un défi majeur aux constructeurs. L’idée d’être dépendants des systèmes made in Silicon Valley leur est intolérable. C’est pourquoi GM a racheté Lyft (concurrent d’Uber), Daimler a mis en place son système Car2Go (autopartage), BMW s’allie avec Sixt, Audi commence à proposer à ses clients de se grouper pour l’achat d’une voiture, Ford…
Les marques n’ont pas le choix. La montée en puissance de la valeur d’usage, soutenue par l’intelligence artificielle, signifie une baisse programmée des ventes. Un déclin que les marques veulent compenser en fournissant davantage de véhicules de flotte. Et les services qui leur sont liés. Le partage, c’est aussi la fin du véhicule personnel immobilisé pendant 90% du temps et qui ne transporte qu’une personne à bord. Une optimisation qui mettra au final moins de voitures sur le territoire urbain, mangera moins d’espace pour les parkings, grèvera moins les budgets, réduira le stress, améliorera la sécurité. Tout cela venant buter sur une autre valeur séculaire: le plaisir d’avoir une machine à soi, condition – réelle ou imaginaire – de sa propre liberté.
5 L’hydrogène remet les gaz
La tentative précédente a échoué, l’actuelle est plus prometteuse: le carburant gazeux a de sérieux atouts.
C’était il y a quinze ans. Les constructeurs automobiles promettaient le lancement prochain de véhicules à hydrogène. Un carburant qui ne rejette que de la vapeur d’eau, offrant une solution de rechange vertueuse au pétrole. On n’a rien vu, tant les difficultés étaient grandes. Coût, fragilité et complexité des piles à combustible qui fournissent de l’électricité, absence d’infrastructures de distribution de l’hydrogène, questions sur le bilan énergétique de ce gaz, souvent produit à partir d’hydrocarbures. Voilà que les marques parient de nouveau sur le carburant, proposant même des modèles à la vente. Tous les points soulevés ci-dessus ont été marqués de progrès, encore timides. Mais la voiture à hydrogène est, grâce à son grand rayon d’action, plus de 500 km, le complément idéal du véhicule électrique, lui plus propice à la ville. Et si le gaz peut être produit grâce à des énergies renouvelables, son avenir n’en apparaît que plus intéressant.
6 La route est un écran
Adieu aux compteurs analogiques, bienvenue aux surfaces tactiles ou gestuelles aux multiples usages.
L’écran tactile est l’icône rétroéclairée de l’époque: pas de raison que l’automobile échappe à son emprise lumineuse. En lui trouvant toutefois de nouvelles fonctions. Il remplacera peu à peu les bons vieux rétroviseurs (en montrant les images prises par des caméras vidéo) ainsi que les compteurs analogiques. Audi propose déjà son «cockpit virtuel», un écran digital installé dans l’axe du volant, aux multiples configurations possibles.
Son concurrent BMW va encore plus loin en explorant les commandes d’écrans par gestes de la main, y compris pour les informations visuelles (la navigation par exemple), qui seront projetées sur le pare-brise, selon le principe de la réalité augmentée. Un mouvement de la main, comme si on éloignait une mouche, et la surimpression disparaîtra. Selon le principe que plus courte est l’attention requise pour regarder un écran, plus sûre est la conduite. Sauf si l’automobile se passe de conducteur. Là encore, rien ne vaut les écrans à LED ou OLED, de toutes tailles, pour communiquer et se distraire. Tout en jetant, à l’occasion, un œil à la route.
7 Questions de style
De l’habitacle conçu comme un «lounge» à la forme petit pois sur roues, pour la conduite autonome.
Les Google Cars, telles qu’elles avalent désormais des dizaines de milliers de kilomètres de tests chaque mois, avec l’espoir d’être commercialisées en 2020, sont une provocation adressée aux designers automobiles. Un petit véhicule sphérique, dépourvu de volant, commandes ou pédales, pensé pour être guidé par une intelligence artificielle plutôt qu’un cerveau humain. Le principe de la forme-fonction poussé à son terme automobile. Un jour peut-être, lorsque le droit de conduire n’existera plus, ou sera jugé superflu, toutes les voitures ressembleront à ces «pods» si rationnels.
En attendant, les constructeurs imaginent des habitacles qui ressemblent de plus en plus à des lounges, jambes sur des supports confortables, sièges tournés face à face lorsque le pilotage autonome est enclenché. C’est l’idée d’un salon roulant tout seul, convivial, luxueux, immunisé contre le monde extérieur. Ce n’est pas qu’une image. Le nouveau SUV de Tesla, le Model X, propose une fonction «bioweapon defense». En cas d’attaque bactériologique, le système de bord crée une pression positive dans l’habitacle, isolant les occupants de l’environnement. Le design paranoïaque, il fallait y penser. Le Model X a beau proposer une ligne fluide et calme, la peur panique reste toujours une possibilité.
8 Hybride, mais rechargeable
La voiture à essence se met au «plug-in». Un compromis rassurant.
C’est une solution technique qui plaira sans doute en Suisse, car basée sur le compromis. Un meilleur des mondes entre la voiture électrique et celle à essence, tout en s’inscrivant dans l’époque de l’appareil qui se recharge à intervalles réguliers. L’automobile plug-in est avant tout un modèle à moteur thermique qui embarque des batteries plus puissantes que la moyenne, ainsi qu’un ou plusieurs moteurs électriques. Celles-ci permettent au véhicule de parcourir une trentaine de kilomètres en mode 100% électrique, une solution qui abaisse au final la consommation et les émanations nocives tout en permettant l’accès aux centres-villes, qui se ferment progressivement aux autos traditionnelles, et en supprimant l’angoisse liée au faible rayon d’accès des automobiles électriques.
Ensuite, les batteries se rechargent comme n’importe quelle Leaf, Zoe ou Tesla, une régénération dont se charge aussi le propulseur à bord de la voiture. Des constructeurs comme BMW et Mercedes-Benz sont en passe d’étendre le plug-in à l’ensemble de leurs gammes. D’autres, comme Hyundai avec sa Ioniq, lance des plateformes qui reçoivent, au choix, une propulsion hybride, une plug-in et une électrique. Une marque comme Mitsubishi propose même un pesant SUV rechargeable, l’Outlander PHEV, aux performances étonnantes. Avec en option l’installation à la maison d’une borne rapide fournie par l’entreprise romande Green Motion, le seul constructeur suisse de ce type de dispositif. Solution transitoire, peut-être, mais une étape qui risque de durer une bonne dizaine d’années au moins.
9 Smartphone, rôle moteur
Plus smart que l’automobile, l’appareil connecté impose son modèle à la vieille industrie.
C’est un symbole du grand chambardement, une économie prenant le dessus sur l’autre. Après avoir mégoté sur le nombre de prises USB, ou proposé du Bluetooth faiblard, les constructeurs automobiles se plient désormais en quatre pour mieux accueillir les smartphones. Incorporant au passage les technologies de Google et d’Apple, qui permettent de retrouver le contenu de son téléphone sur l’écran de bord. «Un effet miroir», disent les marques, qui tentent de signifier une égalité entre la lourde machine et le petit appareil. Sans succès. Pour l’heure, le smartphone est le plus malin des deux. Il se transforme peu à peu en une commande à distance qui lui ôte une à une ses prérogatives. Dernier exemple en date: la clé. Volvo lance une application sécurisée qui fait office de clé d’ouverture et de démarrage.
Le smartphone est surtout l’emblème de l’automobile qui rejoint en vitesse l’internet des objets, connectés entre eux, contrôlables à distance. Il est déjà possible de préchauffer l’habitacle d’une voiture électrique depuis son salon, ou de vérifier l’état de la batterie. Chez BMW, une autre application permettra bientôt d’appeler à distance sa voiture parquée, le guidage semi-autonome du véhicule jouant le rôle de valet. L’autopartage ne se conçoit également qu’avec des applications, liens obligatoires vers les métadonnées stockées dans le cloud. Décrire l’automobile contemporaine comme un smartphone sur roues est à la fois juste et loin du compte, surtout dans les années à venir.
10 Retour vers le futur
Se projeter en avant, c’est aussi se souvenir d’un passé (révolu) où l’auto était un symbole d’insouciance.
Attendue, la remise en question des fondamentaux automobiles encourage les références à un passé glorieux, où l’hégémonie de l’industrie n’était pas contestée. Certains osent couper les ponts, comme la marque DS, de Citroën: elle présente au Salon de Genève une étude de coupé sportif électrique, l’E-Tense, dont le style s’émancipe totalement de la fameuse DS des années 60. Renault joue en revanche la carte de la nostalgie sportive en provoquant la renaissance de la marque Alpine, dont le premier modèle, la Vision, sera lancé l’an prochain.
Inspirée de très près par la berlinette A110, produite en 1962 et 1977, la Vision propose un dosage équitable de touches rétros et contemporaines, de fidélité au passé et de mentions à l’étalon de la catégorie: la Porsche 911. Citroën, en ressuscitant la Méhari des plages apparue en mai 1968, se calque sur sa propre histoire, surtout l’époque où l’automobile était encore un symbole d’insouciance. Le même réflexe est à l’œuvre chez VW, sérieusement secoué par l’affaire de ses moteurs diesels, qui réinterprète son petit bus de l’époque hippie, bien sûr en version électrique. Présenté lors du récent Salon de Detroit, sans doute commercialisé en 2019, le microbus Budd-e veut de nouveau «rendre les gens heureux».
En s’adaptant à l’internet des objets (le véhicule communique avec la maison, signalant par exemple un oubli dans l’habitacle) et à l’économie numérique. Y compris celle du partage: dans le coffre du Budd-e, un espace a été conçu pour acheminer des paquets commandés en ligne, type Amazon, à leurs divers destinataires. Se trouver un rôle dans le monde qui s’annonce, tout est là.
86e salon de l’automobile
Palexpo-Genève, du 3 au 13 mars. Du lundi au vendredi de 10 h à 20 h, samedi et dimanche de 9 h à 19 h. www.salon-auto.ch