Reportage. Le pouvoir iranien attend beaucoup du tourisme pour créer des emplois et améliorer son image. Mais les obstacles demeurent: le voile reste obligatoire, même pour les étrangères. Et les hôtels manquent cruellement. Les mollahs vont-ils mettre de l’eau dans leur thé?
Depuis le balcon de l’hôtel, l’ancien Hilton de Téhéran, je vois le mont Tochal et son domaine skiable, à moins de 10 kilomètres à vol d’oiseau. Ce ne sont pas les meilleures pistes d’Iran. Mais, situées à près de 4000 mètres d’altitude, elles ont pour elles d’être praticables six à huit mois par année. Je projetais de louer un équipement pour faire quelques descentes. Malheureusement, ce lundi, les installations sont fermées. Une autre fois, lors d’un prochain voyage…
La télécabine du mont Tochal, qui part du nord de la capitale, est l’une des plus longues du monde avec ses 7 kilomètres. Et des plus lentes. C’est une destination prisée de la jeunesse dorée de Téhéran, le vendredi surtout, qui peut ainsi échapper à la surveillance des mollahs. Plusieurs entreprises, parmi elles des suisses, se pressent au portillon pour rénover ces installations qui datent d’un autre âge. Dans sa volonté de développer le tourisme, le gouvernement compte bien jouer aussi la carte des sports d’hiver. Venez en Iran, poudreuse et soleil garantis. Comme dans les Rocheuses!
Avec la levée des sanctions, le ministre responsable Masoud Soltanifar prédit un «tsunami de touristes». Il parie même sur ce secteur pour sortir l’économie de la récession et créer des dizaines, voire des centaines de milliers d’emplois. En particulier pour les jeunes dont le taux de chômage reste stratosphérique: 30% pour les hommes et 60% pour les femmes. Son objectif, donc: 20 millions de touristes dans dix ans. Il rêve, il se raconte des histoires, disent les experts du secteur. Ou alors, de sérieux changements s’imposent. Il faudra aussi commencer par corriger l’image d’un pays qui passe d’abord pour un sponsor du terrorisme international. Et qui, selon les mots de George W. Bush, appartiendrait à l’«axe du Mal». Les formules-chocs laissent des traces. Comme d’ailleurs la rhétorique récurrente des plus conservateurs de la République islamique sur la nécessaire disparition d’Israël.
La carte de l’hospitalité
L’Iran peut faire valoir d’immenses atouts. Au tourisme d’hiver, il faut ajouter le trekking, les excursions dans le désert et plus généralement des paysages d’une stupéfiante beauté, de l’Azerbaïdjan iranien à la frontière afghane. Avec 19 sites recensés par l’Unesco, les destinations culturelles cartonnent: Ispahan, Shiraz, Tabriz… Mais ce que les amoureux de ce pays mettent d’abord en avant, ce qui tranche avec la mine sévère des ayatollahs, c’est l’immense gentillesse et l’ouverture des Iraniens. Vous êtes arrivé depuis peu, vous prenez le métro à une heure de pointe, vous paraissez désorienté. Immédiatement, on s’enquiert: «You need help?»
Informaticien, Ali, 30 ans, vous aide à monter dans une rame déjà pleine à craquer – dans les transports publics, femmes et hommes sont séparés. Juste à côté, un étudiant en littérature et en poésie persanes vous questionne et se met spontanément à parler politique – c’est jour d’élection, les réformateurs gagneront 30 sièges sur 30 à Téhéran. Il parle fort et aligne les mots orduriers à propos des représentants de la vieille garde, avec un accent texan à couper au couteau. A-t-il vécu aux Etats-Unis? Il n’a jamais mis les pieds hors du pays. Son anglais, il l’a exercé avec un bon copain américain qui vit à Téhéran. «Fuck them!»
Ali l’informaticien vous emmène ensuite visiter le bazar, insiste pour vous offrir un plateau à thé en souvenir de cette rencontre. Il vous invite à dîner. Vous refusez, vous avez un rendez-vous que vous ne pouvez pas manquer. Emotion. Vous prenez congé: «God bless you!»
A tous ceux qui vous demanderont si l’Iran est un pays dangereux, vous répondrez qu’à aucun moment vous ne vous êtes senti menacé. Il faut reprendre les statistiques de la peine de mort pour se souvenir: la République islamique enregistre, en proportion de sa population, l’un des nombres les plus élevés d’exécutions, loin devant la Chine et très loin devant les Etats-Unis. Principalement des meurtriers et des trafiquants de drogue. Et la prison d’Evin, de sinistre réputation, ne détient pas seulement des criminels, mais aussi des dissidents politiques.
Pour les touristes, à commencer par les femmes qui voyagent seules, il n’y a pas de pays plus sûr. Le hic? Pas question de sortir dans les lieux publics sans voile et sans un ample habit pour dissimuler ses formes. Y compris pour les étrangères. Provocantes, beaucoup de femmes iraniennes, souvent plus maquillées que des voitures volées, flirtent avec les limites quand elles épinglent leur hijab au sommet d’un chignon. Mais l’obligation de porter le voile ne souffre pas d’exception. «Tant qu’il n’est pas levé, prévoit Reza Nafissy, cet impératif vestimentaire restera l’obstacle principal.» Selon lui, l’Iran galvaude ainsi les trois quarts de son attractivité. «On peut passer dix jours sans boire une goutte d’alcool, même la bière reste interdite de vente. Mais le voile et la baignade séparée sur les plages, c’est rédhibitoire.» Et sans offre balnéaire, difficile de faire du pays une destination du tourisme de masse.
Le rôle de la diaspora
Reza Nafissy, 59 ans, fait partie de cette diaspora iranienne qui contribuera au rattrapage économique du pays. Comme d’autres jeunes Iraniens, il a débarqué en Suisse en 1976 pour étudier. Sa bourse a été suspendue à la révolution, trois ans plus tard. Ce fils d’un général de l’armée du shah a alors dû travailler pour financer la fin de son cursus. «Je suis tombé de haut.» Licence en sciences politiques, maîtrise en gestion à HEC Lausanne, représentation pour la Suisse romande de la compagnie aérienne américaine TWA, il se lance ensuite dans l’organisation de voyages. C’était il y a presque trente ans. Son agence Tech Travel est aujourd’hui installée à l’EPFL à Dorigny et travaille sur mandat pour l’Office du tourisme iranien.
C’est comme un retour aux sources, une sorte de redécouverte du pays de son enfance et de ses ancêtres – il vient de l’Azerbaïdjan iranien, son arrière-grand-père était le gouverneur militaire de cette province. Après deux ans de bataille bureaucratique, il a dernièrement obtenu une licence pour ouvrir un bureau à Téhéran. Enfin.
Pourquoi l’Iran? Pourquoi maintenant? «Parce que ce pays, grand comme trois fois la France, repose sur une civilisation de 9000 ans, insiste Reza Nafissy. Et il recèle des sites antiques, préislamiques et islamiques d’une richesse incomparable dans la région…»
Parmi les villes d’Iran, Ispahan est sans doute la plus belle. Elle draine 90% des touristes qui visitent le pays. Il faut débarquer tôt le matin ou au crépuscule sur la grande place royale, longue de 512 mètres et large de 163 mètres. Avec l’immense mosquée de l’imam et le palais Ali Qâpu. «Dans l’urbanisme musulman traditionnel, qui ignore les grandes places, elle est d’une nouveauté radicale; elle devance aussi nombre de réalisations des villes européennes», écrit Patrick Ringgenberg, l’auteur d’un Guide culturel de l’Iran, une sorte de mini-encyclopédie, un tour de force d’érudition.
Ce Vaudois, historien de l’art, partage son temps entre Téhéran et la Suisse et s’apprête à donner à l’EPFL, dans le cadre du Collège des humanités, un cours destiné à élargir l’horizon des ingénieurs. «Comme des étoiles qui ornent les tapis ou les céramiques, poursuit-il, la civilisation iranienne a rayonné loin autour de ses frontières actuelles. […] Ce que les savants nomment le monde iranien est un espace culturel qui s’étend de l’Inde du Nord à l’est de l’Irak en passant par l’Asie centrale: de ce monde, l’Iran est le noyau historique et le cœur battant.»
Le paradoxe, c’est qu’Ispahan la bleue, malgré la force de sa séduction, manque cruellement d’hôtels. Et les rares quatre ou cinq-étoiles abusent outrageusement de la situation. Il en faudrait le double pour accueillir tous les groupes de touristes, notamment les Chinois, largement la nationalité la plus représentée. Surtout des femmes, qui combinent avec audace le voile et le chapeau de plage ou la casquette de baseball. Une clientèle souvent bourrée aux as et prompte à la dépense, si l’on en croit les témoignages des marchands de tapis du bazar.
Qui dit pénurie dit aussi piètre qualité du service. On se croirait de retour dans les pays de l’Est avant la chute du mur. D’ailleurs, le bras consulting de l’Ecole hôtelière de Lausanne vient de signer un Memorandum of Understanding (MOU) avec les autorités locales. L’objectif : aider à la création d’un centre d’apprentissage des métiers du tourisme et de l’accueil. Dans ce domaine comme dans d’autres, le label suisse est imbattable. Mais il y a pourtant des villes qui font déjà mieux qu’Ispahan.
Chez le roi de l’eau de rose
Située dans le désert du Dacht-e Kavir, Kashan a longtemps été snobé par les touristes. Cette ville recèle pourtant plusieurs monuments qui méritent le détour. L’emblématique jardin de Fin, avec ses élégants pavillons et ses bassins. Et une mosquée qui abrite une école coranique importante. C’est là que nous rencontrons trois étudiants qui y vivent et qui s’y forment depuis plusieurs années. Ils diront leur obéissance totale à Dieu et au Guide suprême. Mais, une fois encore, sans la moindre hostilité. Dans leur bouche, l’islam est une religion de paix. «Et les chiites n’ont rien en commun avec les fous de Daech», disent-ils, avec cette obsession de corriger ces idées reçues et ces amalgames qui les accablent.
A Kashan, ce sont pourtant les maisons traditionnelles des princes et des commerçants qui constituent le principal motif de séjour. Elles témoignent de la richesse de cette région située sur l’un des tracés de la route de la soie. Plusieurs d’entre elles sont ouvertes à la visite, d’autres ont été transformées en hôtels de charme. Une tendance qui rappelle la transformation des riads de Marrakech.
«La plupart de ces établissements ont été créés par des femmes. Elles sont emblématiques de ces entrepreneurs qui boostent l’économie privée», explique Mahin Madani Raheb. Elle-même a hérité de la maison familiale et l’a transformée en un établissement d’une vingtaine de chambres qui porte son nom. Installé dans une autre maison historique, un hôtel spa devrait ouvrir l’an prochain et constituer l’embryon d’une chaîne.
Son fils Sharam dirige désormais l’ensemble du groupe familial, le plus gros producteur mondial d’eau de rose, entre autres activités. Il fournit aussi les parfumeurs de Grasse en huiles essentielles. Depuis sept ans, la société Raheb décroche le prix du plus gros exportateur du pays dans la catégorie agroalimentaire.
Marié à une Brésilienne, ce quadragénaire aux allures de golden boy, qui roule dans un spectaculaire Range Rover jaune citron, partage sa vie entre l’Iran et Dubaï. Ses parents s’y sont réfugiés après la Révolution islamique. Comme beaucoup d’enfants des riches familles iraniennes, il est passé par l’Institut Le Rosey, près de Rolle, dans le canton de Vaud, et a poursuivi ses études à San José, en Californie, puis à Paris. Ce n’est pas comme s’il était un opposant politique.
Les photos des dirigeants affichées au mur de son bureau, qui vont d’Ahmadinejad à Rohani en passant par le très populaire ministre des Affaires étrangères Zarif, témoignent de ses bonnes relations avec le pouvoir. Il se dit convaincu que le régime va évoluer. «Vous verrez, l’Iran est le prochain marché émergent.» Ou plutôt réémergent. Le shah avait entamé un effort de modernisation qui représente aujourd’hui un bon capital de départ. Et les mollahs, contrairement aux idées reçues, ont favorisé un système de formation d’une qualité assez exceptionnelle dans la région.
L’AirBnB iranien
Mehrzad Khoi partage cette conviction. Ce serial entrepreneur est notamment le fondateur du site OrientStay, une version locale et adaptée aux contraintes iraniennes de la plateforme de location d’appartements Airbnb. Il faut bien pallier les lacunes de l’offre hôtelière. Une façon aussi de favoriser un tourisme d’immersion, qui permet aux visiteurs de côtoyer le quotidien des habitants.
Survolté, ce Suisse d’adoption qui partage son temps entre l’Arc lémanique et l’Iran semble avoir quinze idées à la minute. Après OrientStay, il ambitionne de lancer, dès que le système bancaire le permettra, une plateforme de commerce en ligne pour les exportateurs iraniens. Un site calqué sur le modèle d’Alibaba, l’entreprise du mythique Jack Ma. «D’accord, l’Iran n’est pas la Chine. Mais si vous additionnez tous les marchés de la région, vous arrivez à un bassin de population de 400 millions de personnes. Pas mal, non?» Si la base opérationnelle de la société se trouve à Téhéran, son siège se situe à Lausanne. Et il compte bien, lui aussi, capitaliser sur l’extrême popularité du label helvétique. Dans le tourisme comme dans d’autres business. N’a-t-il pas baptisé son entreprise OrientSwiss?
Dans cette start-up à la mode irano-suisse, donc, la majorité des collaborateurs sont des femmes. «Neuf fois sur dix, elles sont mieux formées et plus travailleuses, poursuit Mehrzad Khoi. Et plus loyales.» C’est bien connu: l’avenir économique passe par elles. Prenez Niloofar Razavi. A 26 ans, elle gère les 5000 appartements répertoriés sur OrientStay. L’un de ses jobs: organiser l’inspection des logements proposés. Il ne faudrait pas qu’un client loue un appartement sans toilettes européennes, «l’hygiène est une priorité». Ou qu’il craigne pour sa sécurité.
Si Niloofar Razavi n’est pas encore mariée, c’est aussi qu’elle veut d’abord progresser dans sa carrière. «J’adore ce que je fais.» Pas une seule seconde cette diplômée de l’école de tourisme de Téhéran n’a songé à quitter le pays comme tant de ses amis. «L’exode des cerveaux est un sacré problème, mais je pense que beaucoup de jeunes manquent de patience et de persévérance.» Et de plaindre ceux qui ont tout vendu pour partir à l’étranger: des ingénieurs, des dentistes, qui finissent chauffeurs de taxi. Beaucoup s’exilent au Québec. C’est d’ailleurs ce qui explique, entre autres raisons, le retour en vogue du français.
Avec le développement du tourisme et l’arrivée programmée de nombreux expatriés, l’Iran se trouve à une période charnière. Le Guide suprême Khamenei tente un délicat exercice d’équilibre entre l’ouverture et la tentation toujours bien réelle de remettre le couvercle sur les aspirations d’une majorité. Dispenser les étrangers du port du voile? Ce serait ouvrir la boîte de Pandore. Impensable pour l’heure.
Niloofar Razavi fait pourtant partie des optimistes. Et elle aussi tient à corriger les clichés sur son pays. D’ailleurs, selon elle, tous ceux qui le visitent, forcément séduits, en seront les meilleurs ambassadeurs. «Qu’allez-vous écrire dans votre magazine?» Je lui ai répondu: «Je reviendrai.»
Ce reportage a été rendu possible grâce au soutien de l’Office du tourisme iranien et de l’agence Tech Travel.