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Horlogerie: le réveil agité des fabricants de mouvements

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Jeudi, 10 Mars, 2016 - 05:51

Reportage. Contraints par Swatch Group à se remettre sérieusement en question, les producteurs de mouvements horlogers indépendants prennent du poil de la bête. Mais une mauvaise conjoncture pourrait sensiblement les contrarier.

Miguel García, président de Sellita, entreprise horlogère spécialisée dans la construction et l’assemblage de mouvements mécaniques, à La Chaux-de-Fonds, glisse un soupçon d’ironie dans un discours empreint de fierté: «Depuis 2003, j’ai mis en place ce que Nicolas G. Hayek avait demandé: que les horlogers investissent dans un outil industriel suisse pour permettre aux marques d’avoir une autre source d’approvisionnement que Swatch Group.»

Et Laurent Besse, directeur R&D Mouvements de Soprod SA, une société du groupe espagnol Festina, dans le Jura bernois, de renchérir: «Hayek a rendu service à l’industrie horlogère suisse.» Si, de l’autre côté du miroir, feu Nicolas G. Hayek s’intéresse encore à l’horlogerie, ses oreilles devraient siffler de bonheur. Lui qui a toujours insisté sur l’indispensable maîtrise de la fabrication du mouvement, cet ensemble de pièces permettant de faire fonctionner une montre, cœur invisible aux yeux des acheteurs qui se focalisent sur la marque.

Que de changements depuis 2002! Quand, cette année-là, ETA SA, la fabrique de composants horlogers de Swatch Group, annonce par courrier à certains de ses clients sa volonté de réduire ses livraisons d’ébauches (mouvements en kit) dès le 1er janvier 2003 pour les interrompre totalement en 2006, Miguel García et les dirigeants de plusieurs dizaines de sociétés sous-traitantes voient leur existence sérieusement compromise. Sans ébauches à transformer en mouvements terminés destinés aux marques, c’est le début de la fin. Aux yeux de ces assembleurs, Nicolas G. Hayek n’est à ce moment-là plus vraiment considéré comme le sauveur de l’horlogerie suisse.

Miguel García, déjà présent chez Sellita depuis plus de quinze ans, prend alors les rênes de l’entreprise. Il ambitionne de produire des mouvements mécaniques à des prix comparables à ceux d’ETA. Le pari semble fou face au bras industriel de Swatch Group, qui fabrique et développe des mouvements pour l’horlogerie depuis 1973. Mais, pour Sellita et ses alliés, un ballon d’oxygène rend une telle prouesse moins impossible à réaliser: après maints rebondissements, les protagonistes parviennent à un compromis approuvé par la Commission de la concurrence (COMCO) en 2013. ETA peut réduire, de façon échelonnée, ses livraisons de mouvements mécaniques aux clients tiers jusqu’à fin 2019. Un sursis salutaire.

Assembleurs devenus producteurs

Aujourd’hui, les assembleurs de jadis sont devenus, à des degrés divers, des fabricants de mouvements. En plus des 50 000 à 60 000 pièces réalisées à partir des composants provenant d’ETA, la société Soprod assure désormais une production propre de 150 000 mouvements. «A l’externe, nous n’achetons que des rubis, des amortisseurs de choc et des ressorts de barillet», souligne Laurent Besse, qui tient à préciser: «Contrairement à d’autres concurrents, nous ne faisons pas des clones de mouvements ETA.» La profession ne se fait assurément pas de cadeau. Soprod bénéficie grandement de la force de frappe du groupe Festina, aux mains de l’industriel espagnol Miguel Rodríguez, auquel elle appartient.

Pour la partie mécanique, c’est aux Reussilles, dans le Jura bernois, que sont assemblés les mouvements et que se trouve le département recherche et développement; à Saignelégier (JU) se font les rouages, à Maîche (dans le Doubs français) les ébauches. Et c’est à Muriaux (JU) que sont produits les spiraux et les échappements, le cœur du cœur de la montre. Avoir le contrôle de ces derniers, les concevoir et les produire en toute indépendance, c’est le rêve de tout horloger digne de ce nom. «C’est notre Nivarox-FAR de Swatch Group», dit fièrement Laurent Besse.

Nivarox-FAR, né en 1984 de la fusion entre les entreprises Nivarox et Fabriques d’assortiments réunis, a longtemps été presque le seul producteur des composants de l’organe réglant des montres mécaniques en Suisse. Ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui. Les entreprises horlogères cherchent à être moins dépendantes de cette société membre de Swatch Group. Mais elles doivent pour cela procéder à de gros investissements difficilement rentables.

Nivarox-FAR jouit en effet d’un énorme savoir-faire de plus de quarante ans et produit des quantités permettant une offre à des prix compétitifs. «Nous n’achetons plus rien à cette société et produisons 95% des composants horlogers», soutient Jean-Daniel Dubois qui, à 64 ans, dirige gaillardement depuis 2011 la manufacture de mouvements mécaniques Vaucher, à Fleurier (NE). Avec seulement 20 000 mouvements haut de gamme vendus annuellement dès 800 francs, cette société contrôlée par la Fondation de famille Sandoz (75%) et Hermès International (25%) ne joue pas sur le même terrain que Sellita. Laquelle fabrique 1,5 million de mouvements dont, selon Miguel García, les deux tiers en production propre.

Que l’on fabrique des dizaines ou des milliers de mouvements, les coûts fixes sont identiques. Concevoir et industrialiser un mouvement automatique nécessite un investissement pouvant aller jusqu’à 5 millions de francs sur une durée de cinq ans. On mesure dès lors les prouesses fort onéreuses réalisées par Vaucher qui, heureusement pour elle, profite de la présence du Pôle horloger (développé autour de la marque Parmigiani) dont elle est membre. Avec, notamment, la fabrique Atokalpa, à Alle (JU), qui conçoit les fameux organes réglants.

Fini l’euphorie

Sellita, Soprod et Vaucher, pour ne citer que ces trois principaux producteurs de mouvements, se sont apparemment donné les moyens de régater face à une société ETA dominante, dont la production annuelle, non divulguée, est estimée entre 5 et 6 millions de pièces. Pourtant, après des années d’euphorie, les exportations horlogères suisses sont en repli, pour la première fois depuis 2009. L’an dernier, le premier marché, celui de Hong Kong, a chuté de près d’un quart en valeur.

«Nous souffrons. Des commandes auprès de gros clients ont baissé. Nous avons gelé les embauches», explique Miguel García, dont la société Sellita emploie 400 collaborateurs. Plus les marques sont tournées vers l’Asie, plus elles sont exposées à des revers de fortune. Craignant, lors de ces dernières années de surchauffe, de manquer de mouvements disponibles, les entreprises en ont acheté en veux-tu en voilà. Elles se trouvent maintenant avec de gros stocks sur les bras, bien difficiles à écouler. «2016 sera une année compliquée», souligne Laurent Besse (Soprod). «Les horlogers ne vendent quasiment plus rien en Russie», se désole Jean-Daniel Dubois (Vaucher). Ils ne parlent pas encore de crise, un terme intimement lié à leur histoire, mais ils en pressentent les signes avant-coureurs.

Un autre phénomène pourrait fragiliser à terme les producteurs de mouvements: la multiplication des marques qui se mettent à fabriquer leurs propres calibres et qui, de ce fait, n’ont plus besoin d’avoir recours à des tiers. «L’industrie horlogère suisse ferait une énorme erreur en n’ayant que des manufactures. Cela ferait exploser le prix des montres», prévient Miguel García. Certes, celui-ci prêche pour sa paroisse, mais son constat est néanmoins fondé. Toutes les maisons n’ont pas l’histoire et l’expérience de sociétés telles que Jaeger-LeCoultre, Patek Philippe ou Rolex, qui ont mis des années à consolider un savoir-faire technologique hors du commun. Ce n’est bien souvent pas le cas des nouveaux acteurs venus sur le marché.

Investir contre la crise

Face à une conjoncture plutôt morose et une certaine difficulté à s’ancrer dans le paysage horloger suisse encore largement dominé par ETA, les fabricants de mouvements ne plient pas l’échine. Bien au contraire, ils investissent. Sellita construit un nouveau bâtiment pour élargir ses activités. «Si, fin 2019, ETA arrête de livrer des mouvements mécaniques, nous devrons produire nous-mêmes les 500 000 pièces qu’elle nous livre aujourd’hui et prendre la responsabilité que ses dirigeants ne veulent plus assumer», assure Miguel García. Qui souligne qu’en plus de ses 400 collaborateurs l’entreprise fait appel à une centaine de fournisseurs (dont trois seulement sont asiatiques) qui donnent du travail à plus de 2000 personnes en Suisse. Quand le sens du devoir rejoint celui des affaires, c’est une pierre deux coups! Sellita entend par ailleurs renforcer son département recherche et développement et consolider ses 17 références de produits.

«Notre usine tourne à fond pour nos nouveaux produits, notamment pour les deux mouvements lancés en 2015», souligne Laurent Besse (Soprod), qui espère que, d’ici à dix-huit mois, les anciens stocks des marques se seront enfin dégonflés. Le groupe Festina, auquel sont attachées les marques Lotus, Calypso, Jaguar, Candino et Festina, mise également sur l’antenne valaisanne de Soprod, à Sion, qui développe des mouvements pour montres connectées. Cette technologie d’avenir pourrait bien devenir la vache à lait de l’ensemble du groupe horloger qui, à côté de la mécanique, a aussi développé des compétences dans le quartz.

À la pointe de la recherche

Quant à la manufacture Vaucher, elle se veut aussi à la pointe de la recherche. Preuve en est son projet Senfine, qui fait appel à des technologies du silicium développées avec le Centre suisse d’électronique et de microtechnique (CSEM), à Neuchâtel. Oscillateur à très faible consommation d’énergie, le mouvement Senfine devrait assurer une réserve de marche allant jusqu’à un mois!
Sauf nouvelle grave crise horlogère qui devrait tout faire basculer, les producteurs de mouvements horlogers devraient avoir toujours plus de pain sur la planche.

Pour ravitailler les marques reconnues et aussi les traders de tout poil. Comme il est impossible de pister tous les mouvements qui sortent de Suisse, certains d’entre eux vont à coup sûr équiper les vraies fausses montres de la contrefaçon. C’est aussi cet argument que, dans le passé, Nicolas G. Hayek a mis en avant pour justifier l’arrêt de la vente d’ébauches à des tiers non-membres de Swatch Group, hormis certains clients triés sur le volet.

Qui est l’ange, qui est le démon? Pour le savoir, il faudrait mettre un policier derrière chaque trader, qui suivrait à la trace le parcours sur les marchés de tous les mouvements horlogers. Bonne chance!

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