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Justice: Madame la bâtonnière, où va votre métier?

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Jeudi, 10 Mars, 2016 - 05:55

Interview. C’est la première femme à accéder à la tête des avocats vaudois. Antonella Cereghetti déplore la propension de notre société à légiférer à tort et à travers.

Ce vendredi 11 mars, les membres du Barreau vaudois éliront, pour la première fois de leur histoire, une femme à leur tête. Mais la féminisation n’est de loin pas la seule mutation subie par la profession, observe cette pionnière.

Une bâtonnière, c’est une première historique dans le canton de Vaud, mais y a-t-il eu des précédents ailleurs en Suisse romande?

Oui, d’abord en Valais, puis à Neuchâtel, puis à Genève et dans le Jura. Mais, pour l’instant, ce sont des cas isolés. La profession se féminise, mais plus lentement que celle de médecin, par exemple. Dans les années 1980, les femmes y étaient encore très peu nombreuses. Elles n’ont véritablement augmenté qu’au début des années 2000.

Pourquoi les bâtonnières restent-elles si rares?

Pour postuler, il faut être à la tête d’une étude. Or, les femmes tendent à s’en tenir au statut de collaboratrices. Quand elles restent avocates au barreau. Car on observe un autre phénomène: dix ans après avoir passé leur brevet, une bonne partie des femmes ont quitté la profession. Notamment en bifurquant vers la magistrature: en première instance, elles y sont déjà majoritaires. Quelle est l’ampleur, quelles sont les raisons de ces abandons? Nous espérons avoir bientôt des réponses à ces questions grâce à une étude lancée par l’Université de Lausanne et le Graduate Institute à Genève. Je suis heureuse que l’Ordre des avocats vaudois ait été appelé à y participer. Cela nous permettra de mettre en place des mesures qui encouragent les femmes à rester avocates.

Qu’y aurait-il de si masculin dans le métier d’avocat?

Il y a la difficulté classique à gérer une carrière tout en élevant des enfants. La magistrature offre un statut de fonctionnaire et des horaires plus réguliers. Je crois aussi que, pour faire sa place dans le prétoire, il faut savoir se mettre en avant et faire preuve d’une bonne dose d’agressivité, pour attaquer comme pour résister aux attaques. Ces différences de tempérament tiennent du cliché, j’en suis consciente, mais elles restent prégnantes.

On risque donc de se retrouver avec une majorité d’avocats agressifs face à une majorité de gentilles juges femmes?

L’absence de mixité n’est bonne pour personne. Lorsqu’un père se retrouve, dans un jugement de divorce, face à une présidente de tribunal, deux juges femmes, une greffière et l’avocate de son épouse, je peux vous dire qu’il n’a pas toujours le sentiment d’être entendu.

Les avocates sont-elles souvent cantonnées au droit de la famille?

C’était très frappant il y a encore quinze ans. Pour faire bouger les choses, nous avons créé, en 2001, l’association Avocates à la barre, et une prise de conscience a eu lieu. Aujourd’hui, je dirais que les divorces, dans une étude, sont confiés aux jeunes, hommes ou femmes. La parité y a gagné, mais les affaires familiales restent peu valorisées: à tort, bien sûr.

Pourquoi êtes-vous devenue avocate?

Pour réparer les injustices! Avec l’expérience, je suis devenue plus modeste dans mes ambitions. D’abord, j’ai compris que la notion de justice n’est pas si simple à cerner: la vérité, la justice et le sentiment de justice ne coïncident pas toujours. Ce qui est juste pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre. Vous connaissez la parabole des ados jumelles employées, durant leurs vacances, par un fleuriste qui rémunère 1 franc le bouquet. La première en fait 100, la seconde, plus maladroite, 50. Le fleuriste verse 150 francs aux parents, qui doivent décider: faut-il donner à chacune selon sa production ou partager équitablement pour que la moins rapide ne soit pas défavorisée?

Vous êtes également l’auteure de chroniques assez bouleversantes où vous racontez les coulisses humaines de la machine judiciaire…*

J’essaie de ne pas oublier que, derrière chaque cas, il y a un être humain unique. Ce qui ne me laisse pas indemne, c’est de rencontrer des gens dont le destin a basculé du jour au lendemain: un accident qui vous rend invalide, un enfant qui meurt. Il y a des injustices de la vie qui sont simplement irréparables. Ce qu’on peut faire, c’est accompagner les personnes et faire en sorte que l’Etat de droit soit respecté, y compris pour les pédophiles et les meurtriers. Sans quoi, c’est la porte ouverte à la justice privée et à l’arbitraire.

Il y a aussi des avocats cyniques qui aident les truands internationaux à spolier les plus démunis…

L’avocat est un mercenaire. Le choix de ses clients lui appartient. Ce qu’il ne doit en principe pas faire, c’est les aider à contourner la loi. Bien sûr, sur ce terrain, il arrive que les faits soient difficiles à démêler.

Avocat, c’est aussi un métier de plus en plus concurrentiel?

Oui. Il y a de plus en plus d’étudiants en droit et d’avocats. Le fait que, depuis 1995, la thèse n’est plus exigée pour exercer a favorisé cette augmentation dans le canton de Vaud. Puis il y a eu la libre circulation entre cantons et l’unification des procédures. L’ordre des avocats vaudois compte aujourd’hui 900 membres, ils étaient 280 il y a une quinzaine d’années.

Davantage d’avocats qui ont intérêt à davantage de conflits, on ne va pas vers la paix et l’harmonie!

Les avocats, c’est vrai, vivent des conflits. Mais leur accroissement est la conséquence d’un phénomène de société plus fondamental: on assiste à une surenchère législative inquiétante. Le volume des lois votées a triplé depuis cinquante ans. Et, derrière le législateur qui les vote, il y a des citoyens, qui poussent à la réglementation dans tous les domaines, des sorties scolaires à la sécurité sur les pistes de ski en passant par la hauteur des balustrades. La judiciarisation des rapports humains est une évolution regrettable, mais on ne peut pas se débarrasser du problème en mettant la faute sur les avocats. C’est un phénomène qui relève de la responsabilité de chacun.

A quoi sert un bâtonnier? A dénoncer les avocats malhonnêtes?

Il est l’ambassadeur de la profession, il en défend les intérêts et règle les litiges. Si un avocat viole la loi sur l’exercice de la profession, le cas relève de l’autorité disciplinaire. Le bâtonnier veille, lui, au respect du code de déontologie. Concrètement, les litiges portent par exemple sur le mode de fixation des honoraires ou le comportement avec des confrères. Ces litiges augmentent. Une des raisons, c’est que, devenus trop nombreux, les avocats ne se connaissent plus. La judiciarisation des rapports humains les touche aussi! L’autre conséquence de l’inflation législative, c’est que le métier se spécialise de plus en plus. L’avocat généraliste tend à disparaître.

Vous le regrettez?

Oui. Comme en médecine, on risque de perdre de vue la personne du client dans son ensemble. Mais c’est une évolution inévitable. Dans chaque domaine, les lois se complexifient et il devient difficile d’être généraliste sans risquer l’erreur.

* «Carnets d’une avocate». Ed. Buchet/Chastel, 2005.


Profil

Antonella Cereghetti

Sociologue, puis greffière, elle est depuis 1999 avocate associée au cabinet lausannois r&associés. Cofondatrice de l’association Avocates à la barre, elle se concentre d’abord sur les affaires pénales, dont elle raconte les coulisses dans «Carnets d’une avocate». Egalement spécialiste en droit de la responsabilité civile, elle devient vice-bâtonnière en 2014 et, à ce titre, est appelée à devenir bâtonnière dès le 11 mars.

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François Wavre / Lundi13
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