Hector Lemieux
Reportage. Après plus d’un demi-siècle d’absence, les entreprises américaines reviennent sur l’île. Sans grandes ambitions comme leurs concurrents étrangers, mais avec des projets adaptés aux besoins. Le point à quelques jours de la visite du président américain à La Havane.
«Obama va passer par la rue Neptuno.» Le prédicateur, un immense Noir aux mains parcheminées, s’époumone dans les ruelles de Centro Habana, un quartier aux fortes traditions de Santeria, la religion afro-cubaine. Il pointe un doigt vengeur vers le ciel tandis que les habitants se moquent de l’illuminé. Obama se rendrait donc dans le sanctuaire d’une religion qui a résisté depuis le XVIe siècle à toutes les invasions? Centro Habana en a vu d’autres.
Voilà d’ailleurs les nouveaux conquistadors: un groupe de Yankees bien nourris qui lancent des «Oh my God!» tonitruants à la vue d’une Ford des années Roosevelt. C’est un printemps américain sur Cuba. Touristes des Etats-Unis en goguette bien qu’encore contingentés, le président les 21 et 22 mars prochains, et puis ce sentiment diffus, à La Havane principalement, que l’Amérique des affaires revient en force, comme avant la révolution. De manière américaine, pragmatique.
Tout a commencé en novembre dernier au pavillon des Etats-Unis de la FIHAV, la Foire internationale de La Havane, le grand rendez-vous annuel des affaires à Cuba. Cuentapropistas (petits entrepreneurs), guajiros (paysans), élégantes aux leggings multicolores, tous n’avaient d’yeux que pour un minitracteur rouge communiste, exposé au stand d’une entreprise américaine, Cleber LLC. Une machine que ses concepteurs américains ont appelée Oggun, en hommage à la déesse de la Santeria.
Oggun se joue des tracteurs géants des grandes exploitations. C’est un petit modèle adapté aux besoins des coopératives non gouvernementales et des agriculteurs privés cubains. «A Cuba, nous avons encore beaucoup d’animaux de trait. Rien n’est facile pour les agriculteurs, car même les tracteurs de l’époque des Russes (URSS) n’ont souvent plus de pièces pour fonctionner», confie Milena*, une jeune ingénieure agricole, qui a abandonné son emploi de fonctionnaire au Ministère de l’agriculture pour celui, plus rémunérateur, de serveuse dans une cafétéria privée.
Trois mois ont passé et Cleber LLC a obtenu le droit d’assembler ses tracteurs dans la zone économique spéciale de Mariel, près de La Havane. La première usine des Etats-Unis à s’installer à Cuba depuis 1958 résulte d’un investissement modeste, de l’ordre de 5 à 10 millions de dollars. Elle produira environ 1000 tracteurs par an, vendus à des prix allant de 8000 à 10 000 dollars.
«J’ai vu ces tracteurs dans la Granma (le journal du Parti communiste). Sans financement, je ne pourrais jamais en acquérir un. J’ai déjà eu du mal à acheter une machette, pas tellement à cause de son prix, mais parce qu’on n’en trouve pas…» déclare Ramon*, un agriculteur résidant à quelques kilomètres de La Havane.
Pragmatiques en investissement
Plutôt que de se lancer dans de gros programmes d’infrastructures, les Américains cherchent à répondre aux besoins d’une économie artisanale. «Nous devons nous rappeler que Cuba est un petit pays et un pays pauvre. Je ne crois pas que, dans un avenir proche, les perspectives économiques soient excitantes», a déclaré l’an dernier le sous-secrétaire au commerce international des Etats-Unis, Stefan M. Selig, devant un panel d’entrepreneurs du pays de l’Oncle Sam. Les exportations des USA vers Cuba restent modestes, soit un total de 180 millions de dollars en 2015.
Il faut répondre aux besoins des Cubains… et des entrepreneurs américains. Avant un éventuel décollage économique de Cuba, ces derniers visent à satisfaire tous azimuts les besoins des 496 000 cuentapropistas de l’île, les seuls dont le pouvoir d’achat et les besoins en produits américains sont réels: coiffeurs, salons de manucure, mécaniciens, réparateurs de laptops. Puisque les Cubains sont accros au téléphone portable, plusieurs sociétés de Floride proposent des services de recharge de crédit avec force promotions. L’entreprise nationale de télécommunications Etecsa y trouve son compte, mais les Américains occupent ce marché.
S’il est difficile de vérifier la part de marché d’Airbnb à Cuba, le site de location contrôle pourtant déjà une bonne partie du juteux marché des casas particulares (chambres chez l’habitant). «Il n’y a pas assez d’hôtels de luxe pour les Yumas (Américains) et, à Cuba, tout va lentement. Nous offrons quatre chambres climatisées aux touristes avec toutes les commodités pour 25 pesos convertibles (24 dollars) par nuit», confie Dayami, propriétaire en banlieue de la capitale. En attendant que les infrastructures de tourisme de masse prennent forme, avec la construction de milliers de chambres d’hôtel supplémentaires, ce qui peut prendre des années, l’Amérique monopolise tout ce qui est disponible en matière de casas particulares.
La stratégie est identique avec les paladares (restaurants privés) que visent les producteurs de vins californiens pour détrôner les vins chiliens et espagnols. Très prochainement, les clients des paladares seront essentiellement Américains, ce que vient de confirmer la signature d’un accord le mois dernier entre Cuba et les Etats-Unis pour la mise en service de 110 vols quotidiens entre les deux pays (soit plus du double des vols actuels entre le Canada et Cuba, alors que les touristes canadiens sont, avec 1,2 million de visiteurs annuels, les plus nombreux dans l’île).
Professeur au Centre de recherche sur l’économie internationale de l’Université de La Havane, Jorge Mario Sanchez Egozcue se demandait récemment dans la revue cubaine Temas «s’il est convenable que tout le monde […] se convertisse en serveurs de mojitos et en joueurs de la Guantanamera». Pour les entrepreneurs des Etats-Unis, le temps n’est plus à la réflexion. La troisième source de revenus de l’île, après l’envoi de personnel médical à l’étranger et le tourisme, est l’immense marché des remesas (l’envoi d’argent aux familles vivant dans l’île est évalué selon les sources entre 3 et 5 milliards de dollars). Il est quasiment devenu un monopole de la Western Union, qui possède de petits bureaux dans tous les quartiers des villes cubaines.
Petit à petit, l’Amérique gère Cuba depuis la Floride ou la Silicon Valley et évite la bureaucratie locale tatillonne. Washington occupe ainsi le terrain au risque de créer un monopole qui lui a finalement coûté bien cher il y a cinquante-huit ans et mené à la révolution cubaine. L’agriculteur philosophe qu’est Ramon est convaincu de ce danger. «Les Yumas n’ont jamais réussi à nous faire plier, même pendant cette période spéciale où l’on mangeait des feuilles de palmier, mais ils nous auront par le commerce», conclut-il.
* Prénom d’emprunt.