Reportage. Autrefois cantonné au rôle de fournisseur d’infrastructures téléphoniques bon marché, le groupe chinois s’est mis à innover sur tous les fronts, du cloud computing aux smartphones en passant par la 5G. Voyage au cœur de la machine Huawei.
Le robot blanc et orange ressemble à un énorme fer à repasser. Son job consiste à transporter une caisse métallique contenant une multitude de composants électroniques. Du matériel qui servira à fabriquer des serveurs. A ses côtés, un autre robot. Lui, il s’appelle «la mangeoire». Il contient des milliers de puces électroniques qu’il décharge à l’intérieur d’une énorme machine carrée en se collant contre elle. Celle-ci aspire les puces et les soude quasi instantanément sur une plaque de couleur verte, générant l’une des pièces maîtresses du futur serveur.
Et, toujours dans le même environnement, un long bras orange saisit les serveurs terminés – de grandes boîtes rectangulaires blanches – et les pose à la vitesse de l’éclair dans un système qui va en tester la qualité, avant qu’une échelle mouvante munie d’une pince rouge ne s’en empare et les pose sur une étagère.
«Auparavant, il fallait six employés pour vérifier la qualité des serveurs, explique Annie Yu, responsable de cette aile de l’usine. Aujourd’hui, un seul robot suffit. Nous avons beaucoup économisé.» Et gagné en efficacité. Cette chaîne a doublé sa production.
Cette modernisation illustre la récente transformation de Huawei, une multinationale du secteur des technologies de l’information et de la communication basée dans une banlieue de Shenzhen, au sud de la Chine. A sa création en 1987, la compagnie se contentait d’importer depuis Hong Kong des commutateurs téléphoniques bon marché. Puis, dans les années 2000, elle s’est mise à vendre des infrastructures télécoms en Chine et dans le reste du monde. Elle est alors devenue le symbole du made in China honni des Occidentaux: un fabricant d’outils informatiques bon marché, soupçonné par des concurrents de voler leurs inventions ou encore d’espionner pour le compte du gouvernement chinois.
Ce passé, Huawei veut le mettre derrière elle et s’imposer comme la firme chinoise la plus innovante de tous les temps. L’égale de Google, Apple ou IBM. Rien que ça.
Cette ambition peut s’incarner par le couloir à innovations de Huawei. Cet espace blanc se trouve au cœur du gigantesque campus situé au siège de la firme. Il sert à exposer ses dernières inventions. Un film au montage hollywoodien, projeté sur un écran de trois mètres de large, montre par exemple l’arrestation de terroristes présumés ayant pu être repérés grâce à un système de caméras de surveillance qui reconnaît automatiquement les visages. Egalement présenté, ce talkie-walkie qui permet de communiquer par vidéo en direct, ou encore cette étiquette numérique qui indique les variations du prix d’un produit en temps réel. Clou de l’exposition, un système d’entreposage de serveurs mobile. Composé de containers, il peut être monté en une semaine.
Association avec Swisscom
Outre ces prototypes, la société a prouvé ces dernières années qu’elle pouvait inventer des produits originaux et commercialement viables. Elle a ainsi développé des solutions de connectivité rapides et peu chères qui lui ont permis de devenir le plus important fournisseur d’infrastructures télécoms de la planète, devant Ericsson et Alcatel-Lucent-Nokia. En Suisse, elle s’est associée à Swisscom pour mettre en place un réseau G. fast, qui fournira une connexion internet ultra-haut débit à 85% des ménages helvétiques d’ici à 2020. «Ce nouveau réseau va transformer la façon dont les Suisses se servent de la Toile, explique Jack Zhu, responsable marketing des réseaux chez Huawei. Ils pourront diffuser des vidéos en streaming au standard le plus élevé, tout en surfant sur d’autres pages.»
Et Huawei planche sur de nouvelles innovations, comme la création d’un réseau ultra-rapide de téléphonie mobile 5G, qui devrait être disponible dès 2020. Une vidéo pourra alors être téléchargée sur un portable en moins de cinq secondes, contre huit minutes aujourd’hui avec la 4G.
La firme a aussi démontré son génie dans le secteur des smartphones. Quasi inexistante sur ce créneau en 2010, Huawei est aujourd’hui devenue le troisième plus important vendeur de smartphones de la planète, derrière Samsung et Apple. Des appareils performants, au design réussi, qui sont notamment distribués en Suisse.
Désormais, elle prévoit de s’attaquer au marché des smartphones haut de gamme, dominé par l’iPhone 6S et le Samsung Galaxy S6. Elle vient de signer un partenariat avec Leica pour améliorer les caméras de ses smartphones. «C’est très intelligent, remarque Jessica Ding, une analyste pour Canalys. L’appareil photo est l’un des critères principaux pris en compte par les consommateurs lors de l’achat d’un smartphone.»
Son succès, Huawei ne le doit pas au hasard. En 2014, le groupe a investi 6,6 milliards de dollars en recherche et développement, soit 29% de plus que l’année précédente. Tant en chiffres absolus qu’en pourcentage de ses revenus, elle y consacre désormais davantage d’argent que Facebook, Apple ou IBM.
Le quartier général de Huawei, un bâtiment anguleux aux fenêtres couleur émeraude, domine le campus parsemé d’arbres qui abrite plus de 40 000 employés. Un lieu qui rappelle les bureaux de Google ou d’Apple à la Silicon Valley, mais en plus sobre. Dans les bureaux, on trouve des tables de ping-pong, que le personnel peut utiliser selon un horaire précis. Et, clin d’œil à leurs concurrents américains, une énorme maison blanche ornée de larges colonnes abrite un laboratoire de recherche.
Les nouveaux employés sont accueillis à la Huawei University, un centre de formation de 275 000 mètres carrés. Le jour de notre visite, une centaine de jeunes hommes sont réunis sur la pelouse devant le bâtiment. Tous sont vêtus d’habits militaires verts et bleus. Ils courent, se jettent sur des matelas gonflables et hurlent des slogans. «C’est notre manière de promouvoir l’esprit d’entreprise», glisse Ricky Wang, un jeune employé chargé de l’accueil des clients pour la firme en Chine.
Cette rigoureuse philosophie de travail est l’œuvre du fondateur de Huawei, l’énigmatique Ren Zhengfei, un ancien ingénieur au sein de l’armée chinoise. «Il a inculqué aux employés une mentalité qui stipule qu’il ne faut jamais être indulgent envers soi-même, toujours travailler plus et mieux, se souvenir qu’on est plus faible que les autres pour ne pas perdre sa motivation», explique Edward Tse, l’auteur du livre China’s Disruptors.
Participation aux bénéfices
Des principes que des panneaux rappellent partout sur le campus. Et dans les bureaux de recherche et développement, on aperçoit des lits d’appoint qui révèlent que les employés dorment souvent sur place. Selon des données récoltées par Siemens, les équipes de R&D de Huawei travaillent 2800 heures par année, deux fois plus que leurs collègues européens.
Ces employés sont aussi ultra-motivés pour une autre raison: Huawei leur appartient. «Ren Zhengfei ne possède que 1,4% de la firme, explique Roland Sladek, chargé des relations avec la presse internationale. Le reste appartient aux travailleurs, c’est très incitatif. Ils savent que si la firme se porte bien, ils gagneront plus d’argent.»
Huawei n’étant pas cotée en Bourse, elle peut en outre se permettre de réfléchir en décennies plutôt qu’en trimestres comme ses compétiteurs. Le groupe se différencie encore par son système de management innovant: trois personnes se partagent le poste de CEO en alternance. Chacune dirige son propre domaine d’expertise (marketing, finance, ingénierie) et l’une peut remplacer l’autre en cas de problème.
Les résultats de Huawei sont aujourd’hui uniques en Chine. Malgré un ralentissement de la croissance, son chiffre d’affaires est passé de 46 milliards de dollars en 2014 à plus de 60 milliards en 2015. «La moitié de ses revenus proviennent de l’étranger, ce qui est très rare pour une entreprise chinoise», complète Edward Tse.
Dans le couloir de l’usine de Shenzhen, le robot aux airs de fer à repasser s’arrête pour recharger ses batteries. Quelques minutes plus tard, il se réveille et continue son bonhomme de chemin, sans hésitation. A l’image de Huawei.