Reportage. La ville-région de Bruxelles vient d’être horriblement frappée par des attaques terroristes. En son sein une commune de 100 000 habitants, où certains auteurs des tueries de Paris ont grandi, a connu ces dernières années une grave dérive djihadiste. Rencontre avec ceux qui luttent contre ce fléau.
C’était vendredi dernier, avant les attentats meurtriers qui ont frappé la capitale belge. C’était à Molenbeek, commune bruxelloise de 100 000 habitants, l’un des principaux foyers européens du djihadisme. Ce 18 mars, Salah Abdeslam, seul survivant du commando terroriste qui a ensanglanté Paris et Saint-Denis le 13 novembre dernier, venait d’être appréhendé par la police en fin d’après-midi dans la ville qui l’a vu naître vingt-six ans plus tôt. Cueilli sur le trottoir, au 79 de la rue des Quatre-Vents, l’adresse de sa planque fournie par l’une de ses nombreuses connaissances, Abid Aberkane, qui a été également interpellé par les forces de l’ordre. Des jeunes du quartier ont voulu en découdre avec les policiers lors de l’arrestation du fugitif, alors en cavale depuis plus de quatre mois. Le calme est vite revenu. Mais l’on sait à ce moment-là que des complices présumés du terroriste sont encore en liberté.
On espère toujours en avoir fini avec les attentats lorsque leurs auteurs sont mis hors d’état de nuire. C’est oublier l’idéologie mortifère qui les motive, contre laquelle une armada se mobilise, et parmi elle des musulmans, jusqu’à des mères de djihadistes que L’Hebdo a rencontrées à Molenbeek. Quand l’islam et sa déviance, l’islamisme radical, sont au cœur du sujet, c’est sur l’un et sur l’autre qu’il faut se pencher, et c’est ce que fait l’islamologue français Rachid Benzine, à Bruxelles justement, avec des éducateurs au contact de jeunes musulmans souvent séduits par des «idées simples».
Mais, pour l’heure, le jour ne s’est pas tout à fait levé sur Molenbeek, au lendemain de l’interpellation de Salah Abdeslam. Les maisons, blotties les unes contre les autres, larges de deux fenêtres, hautes de deux étages, ont les paupières encore baissées. Rue des Quatre-Vents, Monique (prénom fictif) s’en va acheter son pain chez un artisan qui approvisionne les commerces alentour. «C’est 60 cents la grande baguette, moins chère qu’ailleurs », dit-elle. La plupart des habitants et pour ainsi dire tous les commerçants du coin, boulangers, bouchers ou poissonniers, sont originaires du Maroc. Une immigration déjà ancienne. «Je n’ai jamais eu de problèmes avec les voisins, avec les gosses dans le square en bas de chez moi où je promène mon chien, c’est curieux, mais c’est ainsi, constate-t-elle, comme se parlant à elle-même. Remarquez, si j’avais les moyens, je partirais. Ailleurs, ça a quand même un autre standing.»
Les ferments de la radicalisation
«Ça a été bien, Molenbeek. C’est après qu’on a nettoyé le cerveau des gamins», se lamente un homme, pendant que, près de lui, un vendeur de fruits et légumes installe sa zone de chalandise, sur le trottoir. «Tous les jours, c’est Molenbeek, tous les jours, on accuse l’islam, mais l’islam ne dit pas qu’il faut tuer les gens innocents», reprend l’habitant, petite moustache, épaules tassées, cinquante ans de vie en Belgique, très fier de la réussite professionnelle de ses fils. Musulman pratiquant, se rendant un vendredi sur deux à la mosquée, les exactions commises au nom de sa religion lui sont insupportables.
Alors, comme d’autres, comme beaucoup, il cherche les «coupables», les «vrais», et pense les avoir trouvés: «Qui a créé Daech? Les Américains, les Anglais et les juifs, répond-il à sa propre question. Al-Baghdadi (le calife autoproclamé de l’Etat islamique, ndlr) ne s’appelle pas al-Baghdadi, mais Simon Elliot. Il suffit d’aller voir sur internet.» Pensant laver l’islam de tout opprobre, ce père de famille assurément méritant, qu’on embrasserait comme du bon pain, en réalité fabrique les ferments de la radicalisation qu’il dit combattre.
Montasser Alde’emeh, 28 ans, deux de plus que Salah Abdeslam, a tourné la page de l’antisémitisme. Il a ouvert un centre de déradicalisation à Molenbeek, où ses parents se sont installés en 1990. Né en Jordanie dans un camp de réfugiés palestiniens, arrivé enfant en Belgique, il a longtemps nourri un sentiment hostile aux juifs et à Israël en particulier. «Le premier juif à qui j’ai parlé, c’était un professeur, à l’université, en 2008, explique-t-il. Cette année-là, je me suis rendu à Auschwitz. A la suite de cette visite, mes idées ont changé petit à petit. J’ai lu des auteurs juifs, Kafka, Hannah Arendt. Je ne dis pas que les attaques israéliennes sur Gaza, c’est bien, non, au contraire, mais je n’ai plus de haine.»
Ce dimanche matin, portant costume et cravate en vue d’un passage à midi sur la chaîne de télévision RTL, Montasser Alde’emeh reçoit le visiteur dans son centre, un local situé dans une cour intérieure du boulevard Léopold II, dont les immeubles joliment ouvragés témoignent d’une société bourgeoise partie, semblet-il, vivre ailleurs. La lutte contre le djihad, à laquelle il se consacre, est devenue une vitrine. L’intéressé a essuyé des critiques, a même été entendu par la justice en janvier, qui le soupçonnait d’avoir établi un «faux certificat de déradicalisation» au bénéfice d’un présumé djihadiste. Pour sûr, le terrain est miné. Mais le jeune homme n’a cure des procès d’intention, et continue d’avancer.
En 2014, il effectuait un séjour à Alep, en Syrie, dans la partie contrôlée par le front al-Nosra, considéré comme la branche syrienne d’al-Qaida. Il y rencontrait des djihadistes belges, francophones et flamands. En ramenait un livre au titre provocateur, Pourquoi nous sommes tous des djihadistes (Editions La Boîte à Pandore).
Le Belgo-Palestinien est aujourd’hui en liaison avec une cinquantaine de familles de Molenbeek touchées par la radicalisation d’un des leurs. Il connaît la mère de Bilal Hadfi, l’un des kamikazes du Stade de France, où il était prévu que Salah Abdeslam active sa ceinture d’explosifs. Il a connu des aspirants au djihad qui sont allés au combat. Mais à présent, assure-t-il, aucun de ceux qu’il suit dans l’antenne du boulevard Léopold II n’a rejoint Daech ou d’autres groupes islamistes radicaux. En revanche, un individu rentré de Syrie et fréquentant le centre «continue de soutenir l’Etat islamique», déplore celui qui prépare actuellement une thèse sur Daech et donne des cours à l’Université de Nimègue, aux Pays-Bas.
Dans le local, de grandes feuilles posées sur un chevalet, recouvertes d’inscriptions au feutre bleu, renseignent sur la leçon précédemment dispensée. Il s’agit de démonter l’image du mécréant à abattre, l’obsession du discours djihadiste. Montasser Alde’emeh doit s’en aller. Deux dames arrivent. Ce sont des mères de djihadistes. Géraldine est de Molenbeek, Véronique de la commune voisine de Laeken. Elles ont apporté des viennoiseries, offrent du jus d’orange sorti du frigo.
Géraldine, mariée à un Marocain, convertie à l’islam il y a vingt-cinq ans, ne portant pas le voile, a fait la connaissance de Montasser Alde’emeh en février 2015, à la mort de son fils Anis, en Syrie, dans les rangs d’un «groupe libyen», croit-elle savoir. Un bombardement américain l’aurait tué. Son nom de djihadiste avait été Abou Ibrahim, puis Abou Omar Brams. Il avait 18 ans et 6 mois lorsqu’il est parti, en janvier 2014. «Il allait commencer des études de kiné sportif, raconte Géraldine. Mon mari et moi étions au courant de ses intentions de départ, nous avions prévenu la police et demandé qu’il soit interdit de sortie du territoire. Mais le magistrat saisi de la demande n’en a rien eu à faire, avec l’argument que mon fils était majeur.»
Le basculement
Plus tôt, les parents d’Anis n’ont pas vraiment vu venir le basculement dans l’islamisme radical. «Pris séparément, les changements qu’on avait pu constater chez lui ne nous semblaient pas constitutifs d’une radicalisation, explique sa mère. Mis bout à bout, ils l’étaient. Il a commencé à faire la prière, cinq fois par jour, à nous parler de la Palestine, à nous alerter sur le sort des populations civiles en Syrie. Il s’est mis à nous parler du Coran, en sortant des éléments de leur contexte. Il avait des fréquentations qu’on ne connaissait pas. On a essayé de lui faire rencontrer un imam…» Véronique intervient: «Un imam modéré.» «Non, Véro, je t’ai déjà dit qu’il n’y a pas d’islam modéré, tient à rectifier Géraldine. Il y a l’islam ou pas d’islam du tout, et l’Etat islamique, ce n’est pas l’islam.»
Véronique, retraitée, est plus âgée que Géraldine. Depuis le 16 août 2015, elle n’a plus de nouvelles de son fils Sammy, qui a rejoint la Syrie à l’automne 2012 déjà. Il avait 23 ans à l’époque. «Il savait ce qu’il faisait; à 23 ans, on sait ce qu’on fait, affirme Véronique. Il s’est marié avec une Syrienne, il a eu deux enfants avec elle. Il s’était converti à l’islam à l’âge de 14, 15 ans. Son père, dont j’étais déjà séparée au moment du départ en Syrie, est un Ivoirien catholique. Il avait un discours anti-islamique total. Chez le converti, ça pousse encore plus à la radicalisation. Mon fils n’a plus voulu voir son père, m’a demandé de lui trouver un logement. Il n’a plus voulu non plus venir aux repas de famille, parce que la nourriture n’était pas halal.»
Un besoin de réconfort
Les premiers vendredis de chaque mois, 49 mères de Molenbeek concernées par le djihad se rencontrent dans une salle mise à leur disposition par la Municipalité. Elles se réconfortent, font le point, décident d’actions à mener. Neuf d’entre elles, dont Géraldine, ont perdu un fils. D’autres fils, supposés vivants, sont dans les rangs de l’Etat islamique. D’autres encore sont revenus en Belgique ou n’en sont pas partis mais projettent un «voyage» en Syrie.
Les mères ont appris à «jongler» avec les outils de communication, les Snapchat et autre WhatsApp. Ce ne sont jamais elles qui appellent. Les fils ne veulent pas parler à leur père, car ils estiment que leur place d’homme est au combat, avec eux. Dans la rue, les mères essuient parfois des insultes, mais reçoivent aussi des encouragements. Le 23 avril, Géraldine se rendra au National Theatre, à Londres. Elle y verra une pièce intitulée Another World. Losing Our Children To Islamic State, dont les personnages sont inspirés du vécu de trois mères de djihadistes belges; parmi elles, Géraldine.
C’est une autre pièce, beaucoup plus longue, décisive, qui se joue à Bruxelles même, dans le quartier des ambassades. A l’un des étages d’un immeuble de bureaux, une douzaine de professeurs et éducateurs auprès de jeunes pour la plupart musulmans, certains habitant Molenbeek, sont réunis samedi 19 mars sous la houlette de l’islamologue et professeur Rachid Benzine. Les participants, six hommes et cinq femmes, dont quatre portent un voile islamique, se frottent à une lecture peu commune du Coran. C’est un «voyage» dans le texte auquel les invite Rachid Benzine, qui est aussi l’auteur de l’essai didactique Le Coran expliqué aux jeunes (Editions du Seuil), dont la démarche consiste en une approche historique et anthropologique des écrits sacrés. Autour de la table commence un travail d’avant-garde.
À la recherche de sens
Il s’agit de repérer dans le Coran des thématiques et de voir comment elles évoluent chronologiquement. Par exemple, les notions de paradis et d’enfer. Cela permet de contextualiser les versets, de les entendre dans leur contingence historique, autant que faire se peut. A l’heure des produits audiovisuels promouvant un islam à la fois rigoriste et magique, propice à toutes les dérives, y compris les plus sanglantes, c’est une bataille théorique de longue haleine qui a été entamée là, après les attentats de novembre, et qui doit se poursuivre jusqu’à la fin de l’année, à raison d’une dizaine de sessions de formation.
«Ça, Rachid, je ne crois pas que ça passera auprès de mes élèves, c’est pour eux une trop grande remise en question», s’inquiète un participant, faisant remarquer que ce qui marche beaucoup auprès des jeunes, ce sont «les petits bouquins salafistes à 5 euros». «Ce qui compte pour le moment, c’est que vous, vous adhériez à ce qu’on fait ici», répond le «prof».
Ce serait beaucoup dire que le soleil brille sur Molenbeek. La bourgmestre Françoise Schepmans, une libérale, semble en rechercher la compagnie ce dimanche sur la place Communale, un grand carré ceint d’immeubles. Dans l’un d’eux ont grandi Salah Abdeslam et son frère Brahim, lequel s’est fait exploser le 13 novembre boulevard Voltaire à Paris. La première magistrate entend «dézinguer les réseaux de délinquants en lien avec les réseaux radicaux, c’est ma priorité. L’islam est ici trop communautaire», dit-elle pour se démarquer de son prédécesseur socialiste dont elle ne partage pas l’approche «multiculturaliste» du vivre-ensemble.
«Nous avons été des parents responsables, nous avons affaire aujourd’hui bien souvent à des parents dépassés, parfois peu instruits, observe-t-elle. Nous sommes déterminés à agir contre le trafic de drogue, le travail au noir, la fraude sociale.» Et contre «un conservatisme religieux» qui, selon elle, domine dans les mosquées. Sur la place Communale où c’est jour de marché, les vendeurs de tissus, de fruits et de légumes commencent à remballer la marchandise. Dans le ciel, un hélicoptère semble surveiller Molenbeek.