Marie Maurisse
Enquête. De plus en plus de citoyens suisses sont condamnés pour avoir hébergé un migrant sous leur toit. La statistique mélange passeurs et résidents aux motivations humanitaires.
Ils ont déplié leur canapé pour leur cousin, venu de Syrie. Préparé la chambre d’amis pour la voisine de leur mère, débarquée d’Erythrée. Gonflé un matelas d’appoint pour un Afghan sans permis qui dormait dans la rue, sur un tas de cartons.
Pour avoir ouvert leur porte à un étranger sans papiers, ces résidents suisses ont été condamnés par la justice de leur canton. Héberger un clandestin est strictement interdit au titre de l’article 116 de la loi fédérale sur les étrangers sur «l’incitation à l’entrée, à la sortie ou au séjour illégaux». La peine peut aller jusqu’à un an de prison mais, dans la plupart des cas, les coupables écopent de jours-amendes, qui viennent noircir leur casier judiciaire et grever leur compte en banque.
En 2014, 875 personnes ont été condamnées au titre de cet article 116 en Suisse. Un chiffre qui est en forte hausse ces trois dernières années: en 2013, elles n’étaient que 807 et 582 en 2012, selon les données de l’Office fédéral de la statistique.
Lorsqu’elle a été promulguée, la loi sur les étrangers était censée renforcer la lutte contre les trafics d’êtres humains. A l’origine, l’article 116 permettait de punir notamment les passeurs et autres intermédiaires qui s’enrichissent sur le dos des migrants, en leur faisant payer très cher le chemin vers la liberté – et la Suisse. Mais depuis son entrée en vigueur, en 2008, les arrestations de trafiquants ont été rares.
Nombreux cas romands
L’article 116 est utilisé d’une tout autre façon. A Berne, le Ministère public ne donne pas de détails sur la manière dont il est appliqué. Mais, selon les informations de L’Hebdo, les affaires dont il est question concernent en grande majorité des citoyens qui ont offert le gîte à un migrant, qu’il soit clandestin illégal ou requérant en attente d’un permis.
Entre un quart et un tiers de ces condamnations ont lieu en Suisse romande. En 2014, on n’en comptait pas moins de 107 dans le canton de Vaud au titre de l’article 116 alinéa 1 a, qui concerne en particulier les habitants hébergeant un étranger sans permis. La proportion est sensiblement la même à Genève.
Chasse aux sorcières?
Comment expliquer l’entêtement de la justice à traquer ces familles, alors même que les tribunaux manquent de moyens ? Sans parler de «chasse aux sorcières», l’avocat Arnaud Moutinot estime qu’il y a une volonté ferme de poursuivre ces personnes, sans exception. «Avant la nouvelle loi sur les étrangers, les habitants qui hébergeaient des clandestins n’étaient que rarement embêtés, explique ce spécialiste, membre de la Commission des droits de l’homme de l’Ordre des avocats de Genève. Mais la nouvelle législation a durci la politique criminelle vis-à-vis des migrants et donc, par ricochet, également vis-à-vis de ceux qui les soutiennent.»
Lorsqu’un clandestin entré illégalement en Suisse est arrêté par la police, il est immédiatement soumis à un interrogatoire. Mais, souvent, les officiers ne lui demandent pas s’il a eu recours à un passeur et combien il a payé pour franchir la frontière. En revanche, ils cherchent à savoir où il dormait. Une fois l’adresse donnée, le locataire, ou propriétaire, de l’appartement est systématiquement poursuivi. Arnaud Moutinot mentionne le cas d’une personne qui hébergeait un ami, étudiant à l’université. Le permis de séjour de son hôte n’a pas été renouvelé et le logeur a dû payer une amende… Pour l’avocat, mettre une telle énergie dans ces affaires est «regrettable, alors qu’on pourrait déployer ces ressources pour lutter contre les réseaux de passeurs et la criminalité autour de la migration».
D’autres avocats spécialisés dans les droits de l’homme confirment la multiplication des cas, mais ne les suivent que rarement dans la mesure où, souvent, ils sont traités par ordonnance pénale et ne finissent pas en procès.
Pas de mobilisation en suisse
Quelques affaires sont cependant remontées jusqu’au Tribunal fédéral. L’une d’entre elles est particulièrement parlante. En 2008, un Vaudois rencontre une Camerounaise, avec qui il a une relation amoureuse. A plusieurs reprises, elle dort chez lui, sans cependant s’y installer. «Il a prétendu ignorer totalement le fait que cette personne était sans papiers, expliquant qu’on ne demandait pas ses papiers à la personne avec qui on entretenait une relation amoureuse», est-il mentionné dans le jugement. L’homme a finalement été acquitté par le Tribunal fédéral. Mais, fréquemment, les condamnés paient leur amende et ne font pas recours.
En France, depuis 2013, il n’est plus interdit d’aider un sans-papiers en lui offrant le gîte et le couvert. Le «délit de solidarité», comme la presse le surnommait, a été supprimé après les plaintes des associations qui viennent en aide aux clandestins de la jungle de Calais. En Suisse, aucune mobilisation politique n’a encore eu lieu sur le sujet.