Mathilde Farine
Enquête. Constatant que le pays est très en retard dans la représentation des femmes dans les hautes fonctions des sociétés, Berne a lancé en fin d’année le débat sur les quotas de femmes dans les entreprises, soulevant une opposition massive. Presque toute l’Europe a déjà pris des mesures plus ou moins strictes, et même les plus virulents opposants y ont vu des avantages. Tour d’horizon des différents modèles.
C’est presque mécanique. Plus une entreprise dispose d’un «leadership féminin» fort, plus ses performances augmentent. Cela vaut pour le cours de l’action comme pour les résultats financiers. Les études se multiplient pour le démontrer. L’une des plus récentes, venant du think tank américain Peterson Institute, a passé au crible 22 000 sociétés dans 60 pays. Verdict: des bénéfices de 15% plus élevés en moyenne si le directeur général est une directrice générale ou si le conseil d’administration compte au moins trois femmes. L’histoire ne dit pas ce qu’il se passe si le leadership est entièrement féminin.
Un scénario qui ne risque pas de se produire de sitôt en Suisse. Le pays affiche une représentation parmi les plus faibles de femmes dans les conseils d’administration et les directions générales. Par rapport à l’Europe, mais pas seulement.
C’est bien ce que regrette et veut changer Simona Scarpaleggia. L’Italienne est à la tête d’Ikea Suisse depuis presque six ans et a fondé l’association Advance, qu’elle préside et qui promeut la place des femmes dans l’économie suisse. Cette association d’entreprises – elle insiste sur le fait qu’un groupe de sociétés peut avoir beaucoup plus d’impact que des individus – a pour objectif de réveiller les consciences sur l’intérêt d’une plus grande diversité, de s’interroger sur les raisons du manque de diversité dans les fonctions dirigeantes et de proposer des soutiens. Surtout, et c’est ce qui prend du temps, elle veut mettre son énergie à «changer les cultures».
Il faut dire que Simona Scarpaleggia peut se fonder sur un modèle parfaitement égalitaire, qui a fait ses preuves. «A Ikea, toutes les fonctions de cadre sont réparties entre hommes et femmes. Pour y parvenir, il est essentiel d’être toujours à la recherche de talents afin d’alimenter un pipeline de femmes prêtes à prendre des postes à responsabilités, plutôt que de se soucier uniquement des plus hautes fonctions.» C’est souvent là où les statistiques sont à la fois les plus fournies et les plus cruelles.
Au point que le consultant Guido Schilling, qui décortique la centaine des plus grandes entreprises suisses et la composition de leurs hautes fonctions, s’est fendu d’un rappel à l’ordre pour les milieux économiques début mars, lors de la publication de son étude annuelle. «La proportion de femmes présentes dans les directions d’entreprises suisses continue à stagner, avec très peu de nouvelles recrues féminines», a-t-il déclaré. Dire que la participation reste basse est un euphémisme: sur 886 membres de directions, 51 sont des femmes. Soit 6% du total. Le résultat est plus encourageant dans les conseils d’administration, où le consultant a compté 16% de femmes.
Tout est question d’échantillon. Plus on l’élargit pour intégrer des sociétés de taille moyenne, plus le tableau s’assombrit. Selon l’étude du Peterson Institute, publiée à l’occasion de la dernière journée mondiale des droits de la femme, la Suisse pourrait recevoir un bonnet d’âne: elle n’atteint même pas la barre des 10% (9,1% de femmes dans les conseils d’administration et 8,3% dans les directions générales). Soit quatre fois moins de femmes dans des conseils qu’en Norvège (40%), qui se trouve en tête du classement, suivie de la Lettonie (25%) et de l’Italie (24%). Les pays nordiques ne mènent d’ailleurs pas toujours le bal: la Bulgarie (37%), la Lettonie (36%), les Philippines, la Slovénie (les deux à 33%) disposent des directions générales les plus diversifiées.
Ces études sont récentes, mais le diagnostic avait déjà été posé. Il a conduit le Conseil fédéral à présenter, l’automne dernier, un projet visant à imposer 30% de femmes dans les conseils d’administration et dans les directions générales des entreprises. La consultation a poussé le gouvernement à céder sur un point: les directions générales ne devront atteindre qu’un quota de 20%. Le Conseil fédéral compte maintenant rédiger son projet d’ici à la fin de l’année, avant de le soumettre aux Chambres.
Un cadre juridique
En réalité, la Suisse n’a pas seulement pris du retard dans les chiffres, mais dans le débat lui-même. Presque tous les pays d’Europe ont légiféré ou pris des mesures, et l’Union européenne s’apprête à introduire une obligation de compter 40% de femmes dans les conseils d’administration d’ici à 2020. Ce dossier a été ouvert il y a des décennies en Norvège, pays pionnier en la matière. En 1981, Oslo a obligé les comités ou conseils nommés publiquement à compter au moins 40% de femmes dans leur conseil d’administration. Une directive ensuite élargie aux entreprises d’Etat en 2004, puis aux grandes firmes cotées en Bourse en 2006.
La France s’est inspirée de ce modèle et s’est fixé 2017 comme limite pour arriver au minimum de 40% pour 900 sociétés comptant au moins 50 millions de chiffre d’affaires et 500 employés. «Pour les plus grandes sociétés cotées, nous sommes déjà à 34%, et nous sommes confiants d’atteindre notre but. Mais c’est plus difficile pour les plus petites entreprises», explique Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle, qui a joué un rôle central dans la mise en place des quotas. «Nous avions essayé une forme d’autorégulation, avec un code de gouvernance, mais nous nous sommes rendu compte que, sans loi, rien ne bougerait», poursuit celle qui a écrit, en 2009, un Petit Traité contre le sexisme ordinaire. Surtout, l’idée avait eu le temps de faire son chemin. «Il y avait déjà eu les quotas en politique, et les femmes, même parmi les très réfractaires qui craignaient d’être des «femmes quotas», ont commencé à le demander, parce qu’elles se sont rendu compte que c’était le seul moyen de se défaire de la cooptation qui prévalait dans les conseils.»
Sept ans plus tard, Brigitte Grésy voit un changement majeur: «L’introduction des quotas a conduit les entreprises à vraiment réfléchir à ce qui définit un bon administrateur, aux qualifications ou expériences dont elles avaient besoin pour leurs conseils, qui se sont largement professionnalisés», souligne l’ancienne inspectrice générale des Affaires sociales.
L’autorégulation
La France, comme l’Allemagne encore plus récemment, a choisi les quotas classiques, là où la Grande-Bretagne a voulu innover et ménager les craintes des entreprises. En 2011, le gouvernement prévient: les sociétés ont jusqu’en 2015 pour atteindre 25% de femmes dans leurs conseils d’administration. Sinon? Sinon de vrais quotas, avec de vraies sanctions, seront introduits. La menace fonctionne, cinq années plus tard, les administratrices sont passées de 12 à 26% au sein des conseils et l’objectif a été relevé à 33% d’ici à 2020, tandis que les directions générales doivent viser les 20%. La clé du succès? L’engagement et la collaboration des milieux économiques eux-mêmes, prêts à tout pour éviter de nouvelles règles venant, par exemple, de Bruxelles. Lord Mervyn Davies, à qui le projet a été confié, est d’ailleurs l’ancien patron de la banque Standard Chartered. Selon son rapport, une très large majorité des présidents de conseil jugent cette plus grande diversité bénéfique. «Good for the boards, good for business, good for the economy», conclut-il.
Un exemple qui a suscité un grand intérêt en Suisse. «Je suis persuadé que cette voie pourrait correspondre à la Suisse, si les quotas ne sont pas introduits. C’est dans notre tradition que le Parlement évite de réglementer si l’économie elle-même peut trouver un moyen de s’autoréguler», soutient le consultant Guido Schilling. Sans forcément recommander des quotas purs et simples, de plus en plus de consultants poussent pour des mesures dans ce domaine, voyant que rien ne change et que la démonstration d’une meilleure diversité dans les conseils n’est plus à faire. Ce d’autant que les lois, quand il y en a eu, n’ont pas conduit aux désastres annoncés. Cité par The Economist, Idar Kreutzer, ancien patron de Storebrand, un assureur norvégien, l’a admis: «Par principe, je n’aime pas les quotas, mais je n’ai pas pu trouver de défauts à cette loi dans la pratique.»
Les quotas, une simple affaire de principe? De moins en moins. Signe aussi que les points de vue évoluent, la professeure de finance Rajna Gibson expliquait récemment avoir toujours été contre. «Maintenant, je vois la question de façon plus nuancée. Cependant, ce ne sont pas des quotas mais des objectifs que les entreprises devraient se fixer pour promouvoir les femmes», soutient la responsable de l’Institut de recherche en finance de l’Université de Genève. De même, Simona Scarpaleggia se dit neutre. Pourtant, «je peux vous dire une chose: dans notre entreprise, nous avons atteint la parité aux postes de cadre, et ce n’est pas grâce à des quotas».
Une méthode «trop rigide»
L’opposition au Conseil fédéral ne manque pas. «Bien sûr que la question de la représentation des femmes dans l’économie me tient à cœur, mais je ne suis pas une fan des quotas», souligne Monika Rühl. La directrice d’economiesuisse ne croit pas à cette méthode, «trop rigide», qui «ne permet pas de recruter les profils nécessaires» et «retire aux entreprises leur nécessaire liberté entrepreneuriale». Pour elle, la solution se trouve dans des cours de perfectionnement, des aménagements de la vie professionnelle et familiale, mais certainement pas dans une intervention de l’Etat.
«Il n’y aurait rien de plus nuisible pour la promotion des femmes que de cautionner des candidates alibis», prévient-elle, ajoutant que des femmes qualifiées, il y en a. «On demande aux femmes d’avoir un profil qui corresponde à 150% des critères. On sait qu’une adéquation totale n’existe pas et, avec un homme, on est toujours plus pragmatique, on ne le lui demande pas», souligne Monika Rühl. A l’inverse, les femmes doivent se montrer moins sévères avec elles-mêmes et se lancer. Plus de courage des deux côtés, donc.
Même circonspection du côté d’Avenir Suisse. Directeur pour la Suisse romande, Tibère Adler estime que «la pression publique et dans le comportement des clients, des médias, des investisseurs – s’ils estiment que la sous-représentation féminine est un véritable problème – sera plus efficace que de nouvelles mesures légales».
Un point met tout le monde d’accord. Si quotas il doit y avoir, mieux vaut les retirer dès que possible. Et cela s’est déjà produit. Au Danemark, par exemple, lorsque l’égalité est véritablement entrée dans la pratique.