Richard Werly
Analyse. Comment instaurer, au niveau de l’espace Schengen, une coordination des services de police et de renseignement capable de contrer les incursions djihadistes? Depuis janvier 2015, les attentats survenus en France et en Belgique démontrent surtout l’inadéquation entre le bouclier sécuritaire et la menace terroriste.
Trois initiales pour deux «échecs». Pour les détracteurs de l’Union européenne et de l’espace Schengen, que la Suisse a intégré depuis 2008, l’incapacité des 28 Etats membres de l’UE à faire adopter le PNR (Passenger Name Record) et à rendre plus efficace le SIS (Système d’information Schengen) témoigne des fissures sécuritaires dans lesquelles les djihadistes vont pouvoir continuer à s’engouffrer.
D’un côté, un registre informatique européen des passagers aériens toujours en rade dans les dédales de l’Europarlement, qui continue de tergiverser sur son adoption malgré le vote favorable de sa Commission des libertés civiles le 10 décembre 2015. De l’autre, la base de données centralisée des individus recherchés et interdits de séjour dans l’espace Schengen. Une base de données percluse de bugs malgré près de 500 millions d’euros d’investissements en dix ans, et toujours dépourvue d’une connexion adéquate avec les registres policiers nationaux, comme l’a de nouveau déploré le ministre français de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, dans l’après-midi qui a suivi les attentats de Bruxelles.
Les lenteurs législatives
Le PNR et le SIS sont deux piliers supposés de la sécurité européenne, aujourd’hui surtout perçus comme des béquilles trop fragiles face à la nature des menaces terroristes et à l’agilité de la criminalité transfrontalière qui, du trafic de drogue à la fraude à la TVA en passant par les escroqueries sur le marché du carbone, a prouvé qu’elle sait exploiter toutes les brèches communautaires. «En matière de lutte contre le terrorisme, les propositions que nous avons faites, les décisions prises, bien que partiellement appliquées, ne sont que les maillons d’une chaîne qui doit être plus solide», a logiquement reconnu, au lendemain de la tragédie bruxelloise du 22 mars, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. Traduisez: même en bon ordre de marche, faire face à l’islamo-gangstérisme restera très compliqué…
La réalité, dix jours après les 35 morts de l’aéroport de Zaventem et de la station de métro Maelbeek, est que le décalage demeure patent entre le bouclier sécuritaire déployé au niveau européen et la percée djihadiste, au sujet de laquelle les experts répètent à juste titre qu’elle n’est pas extérieure mais «intérieure». C’est-à-dire logée au cœur de certains Etats membres, souvent à l’abri de quartiers à forte densité de population musulmane.
Sur le plan de la sécurité, quatre trains de mesures sont sur la table du Conseil des ministres depuis les attentats parisiens de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher: l’adoption rapide du PNR (à l’image de ce qu’ont fait les Etats-Unis après le 11 septembre 2001 pour filtrer les arrivées par avion); l’accélération du passage du SIS deuxième génération au SIS troisième génération (SIS III) pour qu’il intègre aussi des données biométriques et plus d’informations nationales relatives à la moyenne criminalité; le renforcement de la législation communautaire pour prohiber et punir le trafic et la détention d’armes; et enfin l’adoption de nouvelles mesures pour assécher les circuits financiers de la terreur et le blanchiment.
Problème: hormis l’annonce de quelques mesures symboliques – comme la décision d’abaisser à 1000 euros le plafond des cartes de crédit prépayées, dont une avait servi à louer une voiture utilisée lors des attentats du 13 novembre – et la présentation par la Commission d’une proposition contre le trafic d’armes le 18 novembre 2015, cette offensive sécuritaire bute sur les inévitables lenteurs législatives communautaires et sur la motivation à géométrie variable des Etats membres. Mais aussi sur la nature de la menace: des groupes criminels composés en partie de ressortissants de l’UE déjà dotés d’armement lourd et d’explosifs.
Et ces bandes, entraînées lors de séjours en Syrie ou en Irak, sont terrées dans des quasi-zones de non-droit où elles bénéficient de protections locales, comme l’a démontré la cavale de Salah Abdeslam durant quatre mois, entre sa commune bruxelloise d’origine de Molenbeek ainsi que les localités voisines de Schaerbeek, Forest, Laeken et Anderlecht.
Trois piliers
Concrètement, trois instruments fonctionnent plutôt bien aujourd’hui au niveau européen, y compris pour la Suisse qui y contribue sur les plans financier et humain.
Le premier est Eurojust, l’unité de coopération judiciaire de l’UE – avec laquelle Berne a signé un accord en 2008, entré en vigueur en 2011 – dont le but est d’accélérer les procédures entre Etats membres et Etats associés, comme la Confédération. Créée en 2002, Eurojust, basée à La Haye, est en particulier l’opérateur du mandat d’arrêt européen, en vigueur depuis 2004, dont l’avantage est de rendre quasi automatique l’extradition de criminels entre Etats signataires. Sauf objection motivée de l’autorité judiciaire du pays où le criminel appréhendé a été arrêté.
Sans surprise, François Molins, procureur de la République de Paris et coordinateur des 22 magistrats mobilisés par l’enquête sur les attentats parisiens du 13 novembre, a rendu hommage à Eurojust lors de sa conférence de presse du 13 mars, confirmant l’émission d’un mandat d’arrêt européen à l’encontre de Salah Abdeslam. Lequel devrait être acheminé vers la France sous trois mois au plus tard.
Eurojust est en outre, depuis novembre 2015, saisie d’une demande des 28 Etats membres pour étendre le casier judiciaire européen (ECRIS) aux ressortissants hors UE, via Interpol. Un changement rendu urgent par l’arrivée massive de migrants, dont l’identification systématique a enfin commencé l’an dernier avec l’instauration des hot spots, ces points de contrôle installés notamment sur l’île grecque de Lesbos par laquelle a transité un des kamikazes du Stade de France.
Le deuxième instrument prometteur est l’existence, depuis 2007, d’un coordinateur européen pour la lutte antiterroriste, poste actuellement occupé par le juriste belge Gilles de Kerchove. «On n’imagine pas à quel point la collecte de renseignements dans l’UE était fragmentée jusqu’à son arrivée, explique un ancien conseiller de la présidence française. Même s’il ne dispose pas de pouvoirs exécutifs, le coordinateur européen assure le suivi des décisions prises par les ministres de l’Intérieur dans l’urgence, et souvent oubliées. Il est aussi utile dans des domaines comme la lutte contre le financement du terrorisme, ou la coopération avec des pays tiers très importants comme le Maroc.»
Difficile, toutefois, d’imaginer pour l’heure passer à la vitesse supérieure que serait une «CIA européenne», comme l’a de nouveau proposé en janvier dernier le président du Conseil italien, Matteo Renzi. Le tsar du renseignement européen dispose, en tout et pour tout, d’une équipe d’une dizaine de fonctionnaires et le «centre d’intelligence» du service d’action extérieure de l’UE (la diplomatie des 28) est avant tout dédié à la production d’analyses.
Troisième instrument, dérivé de l’intensification de la lutte contre la fraude fiscale et du démantèlement du secret bancaire: les moyens accrus à la disposition de l’UE pour assécher les circuits financiers internationaux des organisations terroristes. En plus de l’échange automatique d’informations bancaires, qui verra le jour à partir de 2017, Michel Sapin, le ministre français des Finances, est notamment depuis des mois à la manœuvre pour convaincre son homologue allemand, Wolfgang Schäuble, d’abaisser le plafond des transactions autorisées en espèces (jusqu’à 5000 euros en Allemagne, 1000 euros désormais en France).
Terrorisme de proximité
Problème néanmoins: la modicité des sommes engagées pour financer les attentats du 13 novembre 2015 et du 22 mars 2016, soit quelques milliers d’euros tout au plus, y compris l’achat des détonateurs et des composants pour fabriquer les explosifs. «C’est la grande différence entre l’Etat islamique et ses franchises, explique un adjoint du coordinateur antiterroriste Gilles de Kerchove. Pour faire vivre son administration sur ses territoires, l’EI a besoin de vendre du pétrole, d’engranger des ressources et de les redistribuer. Il est donc vulnérable.
Les commandos qui sont passés à l’action en France et en Belgique n’ont eu besoin, eux, que d’«argent de poche» et ils ont opéré au grand jour. Les frères Abdeslam ont loué des voitures et une planque à leur nom. Najim Laachraoui (mort à l’aéroport) a fait transférer le 17 novembre sous sa vraie identité 750 euros à un bureau Western Union de Bruxelles pour la cousine d’Abdelhamid Abaaoud (tuée avec ce dernier à Saint-Denis). C’est une caricature de terrorisme de proximité.»
Défiance entre services
L’avis est d’ailleurs partagé par presque tous les experts. En plus du défi particulier du contrôle des frontières Schengen à l’heure des flots de migrants engendrés par le conflit en Syrie, si le filet sécuritaire européen est troué, c’est parce qu’il n’a pas anticipé les deux mutations profondes de la terreur islamiste depuis le début des années 2000: son «européanisation» et son imbrication avec la petite criminalité face à laquelle les justices nationales sont débordées.
Paradoxalement, ce type de menace a pourtant déjà été à l’œuvre dans les années 90, lorsque les groupes islamiques algériens avaient exporté leur guerre en France, avec l’attentat contre le métro Saint-Michel du 25 juillet 1995. L’un des protagonistes, abattu par la police près de Lyon, n’était autre que Khaled Kelkal, un jeune délinquant franco-algérien dont l’itinéraire rappelle celui de Salah Abdeslam: «On a trop vite oublié les leçons de la guerre civile algérienne. Or, les ingrédients sont les mêmes. Jeunesse manipulée, soutiens familiaux en Europe et au pays, fascination de la violence…» explique le criminologue français Alain Bauer, consultant pour l’unité antiterroriste de la police de New York.
L’autre fantasme que l’Union européenne doit cesser d’entretenir, affirment les spécialistes consultés par L’Hebdo, est celui de la coordination parfaite. «Tant que nous n’aurons pas un parquet fédéral européen, ou un service de renseignement communautaire, nous buterons toujours sur les limites de l’exercice à 28, a fortiori lorsqu’un Etat membre aussi bien informé en matière d’antiterrorisme que le Royaume-Uni envisage de quitter l’Union», note le leader français du centre droit Jean-Christophe Lagarde, rare voix à plaider encore pour une relance du fédéralisme.
Les services de renseignement, malgré l’urgence, continuent de ne pas se faire confiance. «C’est une règle, les grands pays dotés de moyens importants de collecte d’informations ne font pas confiance aux petits dans ces domaines. Et cela demeurera», poursuit Alain Bauer. Idem pour les forces de police qui, malgré la constitution d’une équipe commune d’enquête franco-belge après les attentats du 13 novembre, demeurent résolument nationales, tant elles peinent déjà à centraliser les informations sur leur territoire.
Intensifier les partenariats
«Vu l’état actuel de l’Union européenne et la défiance qui s’est installée à tous les niveaux entre pays membres, la bonne solution est de faire preuve de réalisme, explique l’un des enquêteurs belges. Il faut redonner de l’intensité aux partenariats policiers entre pays frontaliers, car ils font face aux mêmes menaces, et mettre le paquet au niveau communautaire sur la coopération judiciaire. Les magistrats savent mieux gérer les échanges d’informations sur les flics car ils connaissent à la fois les failles et les forces du droit. Ils sont aussi les mieux équipés pour affronter l’autre versant de la lutte: la détention, les interrogatoires, le partage d’informations et les extraditions.»
Et de conclure: «Le filet de l’antiterrorisme européen doit être conçu comme une nasse. Il doit empêcher les terroristes d’échapper aux mailles des filets nationaux. Il ne pourra jamais remédier à l’incompétence de tel ou tel Etat membre. Ni, malheureusement, à la malédiction policière qui consiste à ne pas disposer au bon moment du bon renseignement sur la bonne personne…»