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Ces trois Suisses au service du géant mondial de la finance

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Jeudi, 7 Avril, 2016 - 05:50

Erik Nolmann

Récit. Sans bruit et dans le plus grand secret, l’américain BlackRock est devenu la plus grande entreprise financière de la planète. On vous raconte ici comment trois Suisses y jouent les premiers rôles.

Il y a des manifestations où Philipp Hildebrand, 52 ans, ex-patron de la Banque nationale suisse, se sent parfaitement dans son élément. Au WEF de Davos, par exemple, où il fait ce que son salaire (estimé à 7 millions de francs) requiert de lui: réseauter. Il apprécie l’ambiance des montagnes grisonnes, sa maison de Klosters est devenue son domicile, il accompagne de temps à autre à des réceptions sa compagne Margarita Louis-Dreyfus, qui vient d’accoucher de leurs jumelles. Mais c’est encore avec son patron, Larry Fink, qu’Hildebrand se sent le plus à l’aise.

Larry Fink a fondé BlackRock, Philipp Hildebrand en est son vice-président. BlackRock est «La Pieuvre», ainsi que l’on surnomme en un mélange de respect et de méfiance le colosse américain de la finance, plus grand gestionnaire de fortune de la planète. Fondé en 1988, ce dernier gère des avoirs à hauteur de 4700 milliards de dollars, plus qu’UBS et Credit Suisse additionnés. Comme l’entreprise doit investir des sommes astronomiques pour ses clients, elle a des parts dans pratiquement toutes les grandes entreprises du monde, y compris en Suisse.

Rien que dans les vingt sociétés suisses de l’indice boursier SMI, BlackRock a placé quelque 40 milliards, notamment chez les poids lourds: 3,74% chez Nestlé (valeur 8,57 milliards), 3% chez Novartis (5,57 milliards), 5% chez Zurich Insurance (1,64 milliard), etc. Rien d’étonnant que les représentants du groupe se présentent à Davos avec assurance: après tout, ils sont de facto copropriétaires de «Corporate Switzerland». Reste que ces messieurs ont connu des temps durs: après une fâcheuse histoire de devises, Philipp Hildebrand a dû lâcher en 2012 son poste de président de la BNS. Et Larry Fink a été ignominieusement chassé en 1986 par son employeur d’alors, Credit Suisse, pour avoir causé une perte de 100 millions dans son job de courtier.

Tous deux s’en sont remis et se complètent désormais idéalement. Mieux, le Suisse a pu assister Fink, taxé d’arriviste, de «nouveau venu sans pedigree» avec son «empire acquis de bric et de broc», comme l’écrit la correspondante du Wall Street Journal Heike Buchter dans son livre consacré à BlackRock: «Grâce à Hildebrand, des portes se sont ouvertes d’un coup pour Fink, qui lui étaient restées fermées jusqu’alors malgré ses milliards.» Du coup, Larry Fink ne cesse de tresser des couronnes à son subordonné.

Les rôles de David Blumer et de Mathis Cabiallavetta

Philipp Hildebrand n’est pas le seul Suisse à jouer un rôle dans l’empire de Larry Fink. Ancien de Swiss Re et du CS, David Blumer gère depuis 2013 les opérations de BlackRock en Europe, le secteur le plus important du géant hormis les Etats-Unis. Patron de la région EMEA (Europe, Moyen-Orient, Afrique), il est responsable d’un tiers des affaires et règne sur 3300 employés, sur un total de 12 900. Lui aussi a trouvé là une sorte de réhabilitation.

Au Credit Suisse, David Blumer travaillait depuis 2006 comme chef de l’asset management quand, en 2008, Walter Kielholz, président de Swiss Re après avoir été vice-président du CS, le nomme responsable des investissements auprès de la réassurance. Un golden hello de 7 millions et un salaire annuel de 7,4 millions de francs le propulsent alors comme l’employé le mieux payé. La crise financière fait de lui une icône: ascension fulgurante, bilan mitigé, indéboulonnable. Reste que chez Swiss Re, David Blumer réalise un travail irréprochable. Mais en 2013, il démissionne à la surprise générale. Et, peu après, on le retrouve chez BlackRock.

Il y tombe sur une personnalité qu’il avait bien connue chez son ex-employeur, Swiss Re: Mathis Cabiallavetta, troisième homme à jouer un rôle important dans l’entourage de Larry Fink.

Mathis Cabiallavetta est aussi passé par des expériences amères. En 1998, il dut renoncer à son poste à la tête d’UBS après la débâcle du hedge fund LTCM. Il se releva, passa chez l’assureur Marsh & McLennan, puis à divers postes d’administrateur prestigieux. Il siège chez Swiss Re et en fut d’ailleurs le vice-président jusqu’à l’an dernier. Chez BlackRock, il appartient au board of directors depuis 2007 déjà et œuvre actuellement au sein du crucial comité des nominations.

Même si, selon les initiés, Cabiallavetta n’a pas joué de rôle dans l’arrivée de Blumer, il lui aura certainement servi de référence: les deux hommes ont étroitement collaboré au sein de Swiss Re où le Grison était responsable au conseil d’administration du contrôle de la division des investissements, fort malmenée par la crise financière. Le lien entre Swiss Re et BlackRock est aussi géographique: les deux sociétés cohabitent dans le même immeuble new-yorkais!

C’est la présence des trois Suisses qui a fortement accru la notoriété du géant américain dans notre pays. Quand bien même la société est active en Suisse depuis 1996, ce n’est qu’avec l’arrivée de trois compatriotes que le public a compris combien BlackRock était devenu puissant en Suisse. C’est ainsi que Zurich est aujourd’hui la quatrième filiale en importance du groupe en Europe, devant Francfort et Paris. Seules les trois succursales britanniques la surpassent.

Sûre d’elle, l’antenne zurichoise s’est installée avec ses 100 collaborateurs sur quatre étages à la Bahnhofstrasse 39, à un bloc du siège central d’UBS. Pour le client, les bureaux dans cette rue prestigieuse n’ont guère de sens. BlackRock est avant tout l’asset manager de clients institutionnels tels que les caisses de pension et les assureurs, mais il n’a pas de clients finaux, donc pas de clientèle de passage. Mais sa présence à cet endroit est un symbole.

Cette succursale suisse est dirigée par Christian Staub, un ancien du concurrent Pimco. Responsable pour la Suisse, l’Allemagne, l’Autriche et l’Europe de l’Est, Staub est subordonné au chef de l’EMEA, David Blumer. Faut-il y relier l’importance au-dessus de la moyenne de la filiale zurichoise? «Cela n’a strictement rien à voir avec le passeport de certains managers», assure un porte-parole. Selon lui, la Suisse est une des régions où ont été identifiés des marchés de croissance, de même qu’en Allemagne et en Italie.

Deux acquisitions en Suisse pour un saut quantique

Il n’en demeure pas moins que c’est particulièrement grâce à deux acquisitions dans notre pays, pour lesquelles les trois Suisses ont joué un rôle essentiel, que BlackRock a effectué un saut quantique.

En juillet 2012, BlackRock a repris les activités de marché privé de Swiss Re. Selon les initiés, Mathis Cabiallavetta a été le moteur de l’opération, lui qui avait la tâche au sein du conseil d’administration, depuis la crise financière, de remettre de l’ordre dans le secteur des placements. La stratégie consistait à se débarrasser des activités qui ne faisaient pas partie du cœur de métier. Dans ce repositionnement, David Blumer jouait un rôle clé en tant que chief investment officer. En outre, à l’instar de pas mal de CIO d’assureurs suisses, il était à la fois client et interlocuteur direct de BlackRock.

Puis, au début de 2013, le groupe rachète les activités ETF du Credit Suisse, occupé à condenser son portefeuille.

Les exchange traded funds (ETF) sont, pour BlackRock, des produits typiques qui conviennent avant tout au placement de fortune d’investisseurs passifs. Un ETF est un panier de participations qui réplique simplement un indice d’actions. Le principal produit BlackRock sur le marché suisse étant un ETF indexé sur le SMI, cela explique que le géant américain apparaisse dans de grandes sociétés comme Nestlé et Novartis. Deux tiers des positions sont gérés passivement: on y a une part simplement parce que la société est intégrée à l’indice.

Un positionnement influent

Et il y a encore des fonds à gestion active, autrement dit des paniers de participations caractérisés par une certaine approche d’investissement dans lesquels sont placées des valeurs sélectionnées. Exemple: le fonds de croissance européen qui incorpore les actions du géant zougois du private equity, Partners Group. C’est le fait de participer à ce genre d’investissement qui confère à BlackRock sa puissance, puisque son vote s’exprime aux assemblées générales en fonction du nombre de ses actions. BlackRock exerce son pouvoir assez subtilement. «Nous ne sommes pas un investisseur activiste», assure un porte-parole. Le représentant de BlackRock ne se lève pas aux assemblées générales pour discourir. Il préfère faire connaître à l’avance son opinion, souvent par le biais d’un mandat de vote confié à un représentant indépendant.

Entre juillet 2014 et juillet 2015, BlackRock a voté dans pas moins de 4200 assemblées générales de la région EMEA et, dans 42%, il s’est prononcé contre l’une ou l’autre des recommandations de la direction générale. On ne connaît pas les chiffres pour la Suisse, mais ils devraient être du même tonneau.

David Blumer ne s’occupe pas de ce genre de chose: le portefeuille de participations planétaire est tellement diversifié que BlackRock a mis en place son propre département gouvernance d’entreprise, doté de vingt collaborateurs qui se bornent à contrôler que les propositions des diverses sociétés correspondent, lors des assemblées générales, aux principes de la bonne gouvernance. Les deux hommes de l’unité de gouvernance d’entreprise responsables du marché suisse siègent à Londres. Ils vérifient les propositions en fonction d’un échantillon de règles simples. Lorsqu’une proposition déroge aux directives, un clignotant rouge s’allume et le représentant chargé du vote reçoit instruction de s’y opposer.

Pas mal d’entreprises concernées estiment que cette procédure est trop mécanique et que, trop souvent, elle intervient sans connaissance approfondie de la marche des affaires. C’est ce qu’a vécu Partners Group en 2015 quand Londres a décidé de refuser deux propositions à l’assemblée générale. BlackRock estimait notamment que le budget consacré aux futures rémunérations du conseil d’administration était beaucoup trop élevé. Or le modèle de ces messieurs de Londres ne tenait pas compte du fait que la majeure partie des rémunérations consistait en une part des gains liés au succès des placements réalisés par Partners Group. Pour tenir compte des résultats des clients à l’assemblée générale, le budget devait donc être préventivement accru.

Mandaté par Washington comme par la BNS

Si chez Partners Group, où les fondateurs dominent l’actionnariat, de telles interventions ne constituent qu’une vaine protestation qui ne réunit aucune majorité, il en va différemment des entreprises dont l’actionnariat est largement dispersé. Comme la banque Julius Bär en a fait l’expérience. En 2013, le CEO de l’établissement bancaire, Boris Collardi, a voulu payer des primes supplémentaires après une reprise. L’initiative a donné lieu à des discussions confidentielles avec les représentants de la gouvernance d’entreprise de BlackRock, où la banque s’est vu signifier qu’elle serait catégoriquement rejetée.

Boris Collardi ne se laissa pas intimider et conserva l’objet tel quel à l’ordre du jour, avant de se prendre une baffe, car l’assemblée avait été sensible aux arguments de BlackRock: deux tiers des actionnaires refusèrent les primes proposées. De telles manifestations de puissance effraient les patrons d’entreprises en Suisse. BlackRock est conscient de son influence, notamment Philipp Hildebrand qui s’occupe personnellement de certains clients.

Ces dernières années, le géant américain s’est imposé à la vitesse grand V dans le monde de la finance. Pierre angulaire de son expansion, la crise financière. A l’époque où les banques vacillaient et perdaient des milliards par pleines poignées, seul le «Rocher noir» semblait incarner la stabilité. Avec son véhicule de négoce Aladdin, une plateforme de gestion du risque sophistiquée, il avait plusieurs longueurs d’avance.

C’est d’ailleurs BlackRock que le gouvernement américain a appelé au secours quand les banqueroutes se sont multipliées. Il a été omniprésent dans les opérations de sauvetage, aussi bien pour la banque d’investissement Bear Stearns que pour le géant de l’assurance AIG et le spécialiste des hypothèques Fannie Mae. BlackRock a aidé à déterminer la valeur des portefeuilles faits de débiteurs défaillants et en a assumé la gestion. Volume total: 135 milliards de dollars. «Dans la plupart des cas, nous avons réduit les actifs avec succès et le contribuable américain y a même gagné», disait Larry Fink cinq ans plus tard.

Le patron du fonds de gestion savait jouer des faiblesses de certains acteurs de la finance, notamment lorsqu’il a acquis en 2009 le département investissements de la grande banque britannique Barclays, sévèrement touchée, et qu’il a ainsi pu booster d’un coup son volume d’affaires. En Suisse aussi, BlackRock a gagné sa vie en pleine crise: en 2008, il a acheté pour 15 milliards de dollars les titres pourris d’UBS, au bord de la faillite après ses placements dans les subprimes. UBS avait payé ces titres 22 milliards et encaissait ainsi une perte d’un tiers. Lorsque le marché s’est rétabli, BlackRock a pu revendre les titres avec profit. C’est encore lui qui a été mandaté par la BNS, alors dirigée par Philipp Hildebrand, pour estimer la valeur du portefeuille que la banque nationale avait repris d’UBS pour le mettre à l’abri dans son fonds de stabilisation.

En ces années de crise, relève le Financial Times, le secrétaire américain au Trésor, Timothy Geithner, téléphonait régulièrement à Larry Fink, notamment durant l’été 2011. Au point que Fink était l’un des deux hommes que Geithner informait le plus souvent, l’autre étant Ben Bernanke, le puissant patron de la Réserve fédérale.

«Gouvernement de l’ombre»

L’influence grandissante de BlackRock lui vaut aussi de plus en plus de critiques. La presse qualifie Larry Fink et ses hommes de «gouvernement de l’ombre». Et nombre d’experts jugent que sa prééminence constitue un risque, évoquant notamment sa plateforme Aladdin qui fut si utile durant les années de crise. Car, de nos jours, 15 000 milliards d’actifs sont gérés par le biais d’Aladdin, l’équivalent de 7% de toutes les actions et obligations qui circulent de par le monde. BlackRock réplique qu’il ne travaille que fiduciairement, comme gérant d’actifs, dans le seul intérêt de ses clients.

A la différence des grandes banques, il ne pratique pas d’opérations pour compte propre. Il affirme ne pas être menacé par des risques importants, contrairement aux banques d’investissement. Son portefeuille est géré de façon très décentralisée, par le biais de plus de 120 équipes d’investissement tout autour de la planète. «Il n’y a pas de pensée unique», argumente-t-on.

BlackRock n’a pas pour autant l’intention de limiter ses ambitions. Au contraire, puisque le géant annonce dans plusieurs régions d’ambitieux plans de croissance, notamment en Europe. Et en Suisse, où il s’attend à une croissance organique, alors même que l’Association suisse des banquiers, l’ASB, a désigné en 2012 la gestion d’actifs comme l’élément clé de son repositionnement stratégique au lendemain des multiples scandales fiscaux.

Il se peut qu’à plus ou moins longue échéance le siège de la Bahnhofstrasse devienne trop étroit. BlackRock en occupait trois étages en emménageant en 2013, il en a déjà ajouté un quatrième. Christian Staub, le patron pour la Suisse, annonce benoîtement sur son site internet: «Les investisseurs ont besoin d’un partenaire qui joue un rôle de leader dans le monde entier.»

©Bilanz
Traduction et adaptation Gian Pozzy

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