Propos recueillis par Michael Thumann et Thomas Assheuer
Interview. Le philosophe, économiste et politologue américain Francis Fukuyama commente la percée du parti d’extrême droite AfD lors des élections régionales en Allemagne. Et n’imagine pas Donald Trump en président des Etats-Unis.
De Donald Trump aux Etats-Unis à l’AfD en Allemagne, le populisme pousse les politiciens établis dans leurs retranchements. Quel est le danger?
Le danger est sérieux. Les partis populistes ont une base électorale commune: pas seulement les classes défavorisées, mais surtout l’ancienne classe ouvrière et la classe moyenne inférieure, qui perdent du terrain et craignent que ça aille de mal en pis. Elles forment les troupes qui votent Trump aux Etats-Unis, Kaczynski en Pologne, Orbán en Hongrie et Marine Le Pen en France.
Mais il y a des différences entre l’Europe et les Etats-Unis?
Les Européens jouissent d’une meilleure protection sociale, mais la multiplication des problèmes attise partout le ressentiment. Les électeurs des partis populistes sont sûrs d’être les laissés-pour-compte de la globalisation.
Qu’en sera-t-il de l’Amérique si Donald Trump est élu président?
Si je devais faire un pronostic, je dirais que Hillary Clinton sera la prochaine présidente. Mais, suivant le scénario, Trump pourrait y arriver: Hillary Clinton est assez vulnérable. Il se peut que quelque chose sorte encore de son histoire d’e-mails envoyés depuis son ordinateur personnel et que d’autres détails désagréables émergent de son passé. On ne lui fait pas confiance, cela pourrait suffire à la discréditer.
Trump président, qu’en serait-il de votre prédiction que, à long terme, le libéralisme s’imposera partout?
Ce serait clairement un pas en arrière. Mais je crois que la foi des Américains dans les institutions est assez forte pour que Trump ne parvienne pas à ruiner tout le système. Ce qui me rend optimiste, c’est le fait que Trump est un opportuniste et n’a pas d’idéologie profondément ancrée. C’est un homme d’affaires. S’il arrive au pouvoir, il trouvera des accommodements. Mais bien sûr, la seule pensée qu’un tel homme pourrait devenir président est horrifiante.
Le succès de Trump traduit-il une crise culturelle?
Absolument pas. Ses partisans proviennent surtout de l’ancienne classe ouvrière blanche, des gens dont les revenus sont aujourd’hui inférieurs à ceux de leurs parents. Ils se perçoivent comme une nouvelle sous-classe, comme les Afro-Américains il y a vingt ou trente ans. Et quand Trump leur promet «Nous rebâtirons la grandeur de l’Amérique», cela a pour eux une signification sociale concrète: le retour aux années 1950 et 1960, à une croissance continue, aux revenus élevés, à l’emploi pour tous et, surtout, à une richesse plutôt bien répartie. Mais il n’y a pas de retour à l’âge d’or possible.
Le numérique dévore à son tour des emplois.
Il rend superflus non seulement les emplois peu qualifiés mais aussi, dans une certaine mesure, les emplois de la classe moyenne. Jusqu’ici, les emplois perdus étaient remplacés par des nouveaux. Mais nous ne pouvons plus tabler sur cette corrélation. Du coup, la technologie devient un fardeau pour la démocratie, au même titre que le réchauffement climatique et d’autres limites à la croissance. La stabilité de la démocratie et du capitalisme dépend étroitement d’une croissance continue. Sans croissance, il n’y a rien à répartir. Il en résulte de fortes disparités qui constituent un défi pour la légitimité du système. Ça, c’est une opportunité pour les populistes.
Que peut-on y faire?
Les démocraties doivent entendre ces gens. Un des grands problèmes de l’Union européenne a été sa manière incroyablement technocratique d’aborder les choses: elle n’a parlé que d’intégration économique et a oublié de veiller à ce que se forme une identité européenne profonde. C’est pourquoi il est aisé pour les populistes de droite de mobiliser le ressentiment en temps de crise.
Mais une identité, cela ne se fabrique pas.
Bien sûr que si. Les Etats-Unis en sont le meilleur exemple. L’identité n’y repose pas sur des catégories ethniques ou religieuses. Elle se fonde sur la loyauté aux principes de la Constitution et à ceux de la démocratie.
L’absence d’identité est-elle le créneau d’un Orbán ou d’un Poutine?
Ils ne constituent pas des phénomènes durables. Avec la globalisation, les sociétés deviennent toujours plus multiculturelles et c’est ce que l’Europe de l’Est est en train de vivre. Le libéralisme est né à la fin des guerres de religion, quand l’Europe a dû apprendre à vivre avec une diversité religieuse. La solution rationnelle a été la tolérance religieuse, qui a permis aux catholiques et aux protestants de vivre côte à côte. Au Moyen-Orient, la seule solution à la guerre civile entre sunnites et chiites serait de déclarer que la religion est chose privée. Le pouvoir ne devrait pas se ranger derrière l’une ou l’autre confession. Le libéralisme est une solution rationnelle pour gouverner dans la diversité. Mais Orbán et Poutine rejettent la diversité.
Les sociétés libérales sont en recul dans le monde entier. L’ère libérale est-elle en déclin?
Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu une ère libérale. Le libéralisme ne s’est jamais suffi à lui-même, il s’est toujours apparié à certains types de démocratie ou à une certaine façon de voir l’économie. Il a aussi besoin de certaines conditions-cadres culturelles, dont certaines sont devenues problématiques. Il y a par ailleurs un lien entre production d’énergie et absence de démocratie. Les Etats riches en matières premières ne taxent pas trop leurs citoyens mais, dès que leurs recettes issues de la vente d’énergie diminuent, ils sont en crise. On le voit en Russie. C’est un atout pour les démocraties, car les Etats autoritaires perdent en attractivité et ne ressemblent plus à des alternatives au libéralisme.
Mais Vladimir Poutine se sent grand et fort. Il a beaucoup de partisans.
Ce qui me déconcerte le plus en Russie, c’est la perfection avec laquelle le Kremlin réussit à manipuler l’opinion par le biais des médias. A l’époque, j’avais écrit mon travail de doctorat sur l’Union soviétique: nul ne croyait un traître mot de ce que disait le gouvernement, on croyait toujours le contraire de ce qui était écrit dans la Pravda. Mais aujourd’hui, la plupart des gens semblent se fier aveuglément au système et à ses médias.
Poutine a aussi des amis au Front national et au sein de l’AfD. D’où vient cette attirance pour l’antilibéralisme?
Que dire? Sur le long terme, les êtres humains sont parfaitement rationnels, mais pas forcément à court terme. Ce qui est décisif en Russie, c’est la performance économique. Or, en la matière, le pays va au-devant d’une décennie de grosses difficultés, et les gens comprendront alors dans quel système ils vivent. Mais ce qui sera vraiment dangereux, c’est les répercussions sur les relations internationales: Poutine ne dispose que du nationalisme comme solution de repli. C’est le nationalisme qui légitime son rôle et cela me fait peur.
Que propose l’Occident, pour sa part?
Le fait est qu’en Europe aussi bien qu’aux Etats-Unis les élites ont failli ces deux dernières décennies. La crise financière a été fatale et sa gestion fut misérable. Elle a profondément angoissé les gens, nombre d’entre eux ont perdu leur emploi et l’on vit dans un sentiment d’insécurité et d’instabilité. On a commencé à comprendre que la démocratie ne suffisait pas. Il faut sans cesse renouveler les institutions – et là je pense en particulier aux Etats-Unis: tant qu’ils ne seront pas capables de mettre de l’ordre dans leur système, il faut qu’ils renoncent à prêcher les valeurs démocratiques à toute la planète.
Et quel est le problème de l’Europe?
L’Europe est empêtrée dans deux crises: l’une est celle de l’euro, l’autre celle des réfugiés. En cas de crise, tout le monde s’abrite dans sa propre solidarité nationale aux dépens des autres. Je ne suis pas sûr que l’Europe ira plus loin qu’aujourd’hui en termes d’intégration. Mais comme, en même temps, il est très difficile de démanteler les institutions européennes, l’UE va continuer de louvoyer, de crise en crise.
Dans la crise des réfugiés, la chancelière Angela Merkel a-t-elle fait tout juste?
Elle devrait parler ouvertement des problèmes. Si les gens redoutent un surcroît de criminalité, elle doit aborder ouvertement la question. Schengen ne fonctionne pas si les frontières extérieures de l’UE ne sont pas sécurisées. La chancelière a manifestement un plan, mais il faut qu’elle le mette en œuvre. Il faut définir clairement quelles personnes peuvent entrer dans l’UE et l’Europe doit mieux circonscrire ce qu’est vraiment un réfugié politique.
Dans votre livre «La fin de l’histoire», vous pronostiquiez qu’après le naufrage du communisme il n’y aurait pas d’alternative au libéralisme. Qu’est-ce qui n’a pas marché?
Vous devez comprendre ma thèse dans l’esprit de Marx et Hegel. Je parlais du processus de modernisation, par exemple lorsque les pays passent d’une société agraire à une société industrielle. La question était: que reste-t-il à la fin de la modernisation? Les intellectuels progressistes ont longtemps prétendu qu’à la fin de l’histoire il y avait le communisme. Pour eux, c’était le degré suprême du développement humain. Je pensais que c’était faux: pour moi, le développement historique débouche sur une sorte de démocratie capitaliste, libérale. Et je persiste à le croire.
Que dire de la Chine?
C’est bel et bien le seul pays qui constitue un sérieux défi à ma thèse. La Chine est un véritable test. Elle est la seule alternative à une démocratie capitaliste et libérale: le pays est économiquement et techniquement avancé mais il pratique une modernisation sans démocratie. Pourquoi la Chine? Existe-t-il des raisons culturelles à cela? Et la Chine est-elle un modèle stable et durable? Je ne le crois pas.
L’histoire a-t-elle un objectif?
Oui, bien sûr. Mais ce n’est pas un processus automatique. Ce sont souvent des avancées et des reculs. Mais la société ne peut pas sans cesse retomber dans un stade de développement antérieur.
Le progrès vu comme processus dialectique, c’est cela que vous imaginez?
Les marxistes croient que le développement économique et technique stimule dans tous les cas la modernisation, indépendamment des agents historiques. Je ne le pense pas. En l’absence de volonté humaine, en l’absence de combat pour la démocratie et en l’absence des bonnes personnes au bon endroit, ça ne marche pas. Pour moi, les acteurs continuent de jouer un rôle décisif.
Etait-ce une illusion de croire que la modernité allait se répandre dans le monde entier?
Ce n’est pas la modernisation en soi qui est en danger. Il n’y a pas de fondamentalistes en Chine, en Corée, etc. Ces pays ont mis les gens au travail et leur ont permis de savourer les avantages du progrès technologique. Les mouvements fondamentalistes sont puissants là où l’on a voulu moderniser mais sans y parvenir. Au Moyen-Orient, les gens ont la télévision et l’internet, ils voient que le reste du monde vit mieux qu’eux. Dans le monde développé, ce sont ceux qui ne bénéficient pas de la globalisation qui deviennent un problème. Là où la modernisation fonctionne, sa propre légitimité se développe.
Où, par exemple?
Il y a des évolutions positives en Amérique latine, où des mouvements de gauche ont expérimenté une politique populiste, en Equateur, au Venezuela et en Argentine – la plupart ont lamentablement échoué. Maintenant, nous avons eu des élections au Venezuela et en Argentine et la population a élu des gouvernements du centre démocratique.
Hégélien comme vous l’êtes, diriez-vous que le monde va quand même dans la bonne direction?
La modernisation crée de la croissance et c’est au sein de la croissance que naît la classe moyenne. Elle exige plus de participation politique. C’est pourquoi les pays plus riches sont en général plus démocratiques. Il y a une évolution en ce sens, mais elle n’est pas inéluctable. Cela dépend aussi des politiciens et de leurs décisions.
Les politiciens asiatiques décident-ils bien?
Dans l’ensemble, l’Asie ne va pas dans la bonne direction. La Chine, le Japon et la Corée sont devenus beaucoup plus nationalistes. Et l’Inde le devient également. Je crains que l’Asie n’engendre des conflits majeurs. Elle n’a jamais tiré de leçons de la Deuxième Guerre mondiale.
Depuis votre livre «La fin de l’histoire», on a vu une recrudescence des conflits ethniques et religieux. Aviez-vous sous-estimé ce phénomène?
Dans mon livre, je me référais au mot de Nietzsche sur «le dernier homme»…
… Celui qui, dans une vie exempte de conflits, vit sans inspiration…
… Et qui écrivait que la démocratie moderne, libérale a un problème de fond: elle offre le succès et la sécurité, mais ni orgueil, ni communauté, ni identité. C’est là que se situe le défi fondamental de la démocratie libérale. Qui sont les jeunes gens qui combattent pour l’Etat islamique? Ils ne sont pas intégrés et se sentent solidaires de leur communauté. Pour eux, c’est très attrayant.
Faut-il donc se résoudre à ajourner la fin de l’histoire?
En parlant de la fin de l’histoire, je voulais dire que je ne voyais pas de meilleure option que la démocratie libérale. Cette fin-là de l’histoire n’est pas reportée. Mais c’est sûr qu’elle n’est pas une réalité pour beaucoup de gens. Ces temps-ci, nous allons dans la mauvaise direction.
© Die Zeit
Traduction et adaptation Gian Pozzy