Analyse. Le terrorisme, le salafisme, les revendications religieuses bousculent les idées progressistes. Pris dans un dilemme sur les valeurs, les socialistes sont parfois au supplice, en France comme en Suisse.
Avoir les mains sales: tout ce que la gauche déteste. Or, la voilà sommée de se les salir, bien obligée qu’elle est d’empoigner la réalité, de la mettre en mots après les attentats djihadistes de Paris et de Bruxelles. Et c’est pour elle un calvaire, au sens pour ainsi dire christique du terme. Il ne s’agit pas seulement de voir, mais de dire ce que l’on voit. Et que voit-on? Des actes terroristes, bien sûr, mais, en deçà, une idéologie religieuse, de type salafiste, puisant dans l’islam, qui conteste la loi commune avec plus ou moins d’aplomb.
Le problème, pour la gauche en l’occurrence, est que cette idéologie s’incarne dans des origines et une religion constitutives de la figure de l’opprimé. Que cette figure soit turque, albanaise ou maghrébine. L’Occident prospère, se sentant coupable de sa prospérité, lui est à jamais redevable. Doit-il pour autant tout lui passer, au nom des droits des minorités?
En France, la réponse, à gauche, n’aura pas trop tardé. C’est non. Il lui fallait un courant, une famille, une base pour sonner la reconquête idéologique: soutenu par de grands noms de l’intelligentsia, Elisabeth Badinter, Marcel Gauchet, le Printemps républicain est né deux jours avant les attentats de Bruxelles, le 20 mars à Paris, dans un quartier multiethnique et une salle mythique, La Bellevilloise, devenue ces dernières années le rendez-vous des altermondialistes et des «frondeurs» du Parti socialiste (PS). Ce mouvement, en décalage par rapport aux hôtes habituels des lieux, réaffirme le primat de la «laïcité» en tant que norme commune d’appartenance à la «nation».
C’est comme si l’on renouait là avec la IIIe République, areligieuse dans l’âme et solidement franc-maçonne. Avec sa barbe à la Jaurès, l’universitaire et politologue Laurent Bouvet, le chef d’orchestre du Printemps républicain, qui fut membre du PS pendant vingt ans, fait immanquablement penser à cette période. Dans la foulée du géographe Christophe Guilluy, il a popularisé le concept d’«insécurité culturelle», jugé «réac» par une partie de la gauche, car introduisant la notion «explosive» de culture dans les rapports socioéconomiques. Le quotidien Libération n’a d’abord pas du tout aimé ce flirt avec l’extrême droite. Mais Libé, même lui, est en train de revoir sa doctrine sur toutes ces questions-là.
Oui, reconnaît Laurent Bouvet, les attentats de 2015 en France ont libéré la parole. «Ils ont eu un double effet, note-t-il. On a pu parler de l’islamisme comme d’un problème, en tout cas dans les médias. On peut dire aujourd’hui qu’il y a une continuité idéologique entre l’islamisme et le terrorisme, sans que cela fasse de tous les islamistes des terroristes en puissance. Surtout, il est possible désormais de débattre de cela. Les islamo-gauchistes ont été tellement insupportables, avec leur culture de l’excuse, toujours à trouver une bonne raison de ne pas pousser l’analyse jusqu’au fait religieux. C’est la fin du magistère moral de toute cette gauche complaisante ou indifférente vis-à-vis de l’islamisme.»
Sans doute Laurent Bouvet pense-t-il à présent avoir le vent en poupe. La vocation du Printemps républicain, explique-t-il, est de «réunir les gens sur un discours commun, sur des sujets liés à la nation, à la laïcité et à la souveraineté. Il est vital pour la démocratie de pouvoir reconstituer un clivage droite-gauche.» L’architecte du Printemps républicain travaillerait-il pour Manuel Valls, lequel pourrait être le candidat socialiste à la prochaine présidentielle, si François Hollande renonçait à se présenter? Il s’en défend. On n’est pas forcé de le croire. Le discours de l’actuel premier ministre, pour qui le salafisme «est en train de gagner la bataille» de l’islam en France, ainsi qu’il l’a déclaré lundi 4 avril, recoupe parfaitement les vues du «Printemps».
Dérapage et soutien
La séquence «libre parole» du 20 mars à La Bellevilloise en a ouvert d’autres, au PS. Dimanche de Pâques, le ministre de la Ville, Patrick Kanner, dont les banlieues sont l’horizon de travail, affirmait à la radio qu’«une centaine de quartiers en France présentaient des similitudes avec Molenbeek», la commune bruxelloise par où sont passés beaucoup des terroristes du Bataclan et du Stade de France.
Trois jours plus tard, sa collègue Laurence Rossignol, ministre des Droits des femmes, s’élevant à la télévision contre la «mode islamique», nouveau filon commercial de certaines marques de vêtements comme H&M, Uniqlo ou Dolce & Gabbana, dressait un parallèle entre les femmes qui choisissent de porter le voile, «des militantes de l’islam politique», selon elle, et des esclaves noirs américains. Sauf qu’elle ne disait pas «noirs» mais «nègres», usant d’un vocabulaire sur la négritude et faisant probablement allusion à la servitude volontaire.
Si la ministre a eu «un mot malheureux en parlant de nègres», elle a «parfaitement raison sur le fond», réagissait dans Le Monde du 3 avril Elisabeth Badinter, la cheffe de file des féministes laïques. «Je pense même que les femmes doivent appeler au boycott de ces enseignes», ajoutait-elle, comme pour enfoncer le clou.
«La France qui n’a pas la parole», comme elle se définit parfois elle-même, l’a prise sur les réseaux sociaux pour s’indigner des propos «racistes» et «islamophobes» de Laurence Rossignol, une «féministe blanche». Une pétition lancée sur le site change.org appelant à sa démission avait recueilli mardi 5 avril «près de 35 000 signatures», sans que les médias en fassent grand cas. «Il faut qu’on vire cette négrophobe fissa», exigeait un internaute, avec le soutien du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), une instance qui passe pour «islamiste» aux yeux de ses détracteurs, parmi eux le Printemps républicain.
Auparavant, on comptait, en les cherchant, les «courageux» à gauche qui osaient décrire des situations d’endoctrinement salafiste, sexiste, antisémite. Aujourd’hui, ils parlent apparemment sans crainte d’être placardisés. Et c’est plutôt le camp adverse, «islamo-friendly», qui désormais se fait petit quand, il y a peu encore, notamment lors de la polémique post-Nouvel An de Cologne provoquée par l’écrivain et journaliste algérien Kamel Daoud, il semblait tenir le haut du pavé. Assisterait-on, à gauche, à un basculement de doctrine? En France, la bascule est en cours.
Âpre débat en Suisse romande
Qu’en est-il en Suisse romande? L’affaire, toute fraîche, des deux élèves musulmans d’une école secondaire de Therwil (BL), dispensés de devoir serrer la main de leurs professeures, parce que femmes, ne peut sûrement que contribuer à ouvrir un débat au sein du Parti socialiste. Il s’annonce âpre. Il l’est déjà, comme on peut le constater à propos de l’initiative de l’UDC contre le voile intégral, pour laquelle la récolte de signatures a commencé. L’écrivaine vaudoise Nadine Richon, anciennement journaliste et proche du PS, qui a dit qu’elle voterait oui à cette initiative, est un peu la figure de proue du camp laïque sur les réseaux sociaux.
Affirmant, comme en préambule, qu’«il n’y a pas de communautarisme en Suisse, autrement dit, pas de population étrangère vivant repliée sur elle-même dans des quartiers ethniquement ou religieusement homogènes», la conseillère aux Etats vaudoise et vice-présidente du Parti socialiste suisse, Géraldine Savary, n’en fixe pas moins des limites. La «dispense» accordée par l’école bâloise est selon elle «inadmissible». «L’école doit garder son caractère laïque, ne pas accepter les demandes de dérogations pour motifs religieux, que ce soit pour le port du voile ou la participation aux heures de piscine, affirme-t-elle. Il faut bien comprendre qu’en Suisse, où prévalent des valeurs universalistes, l’école est un lieu qui intègre.»
Opposée à l’initiative déjà renommée «anti-burqa» de l’UDC, «cheval de Troie de la xénophobie», Géraldine Savary estime que le voile n’a pas sa place dans la fonction publique, ni dans un parti politique, d’ailleurs. «Une femme voilée et gantée avait voulu entrer au Parti socialiste lausannois, nous nous y étions opposés», se souvient-elle.
Il avait été question de proposer une norme pénale au niveau fédéral, «non stigmatisante», contre la contrainte religieuse, qu’elle soit musulmane ou évangélique, se rappelle la conseillère nationale vaudoise Cesla Amarelle, également socialiste. «Mais nous y avons finalement renoncé», dit-elle, traduisant l’embarras et la division qui règnent au sein du parti sur la question de l’islam. «Il y a une espèce de bigoterie à gauche, qui ne supporte pas qu’on remette en cause des pans, même minimes, des droits de l’homme, constate-t-elle. Pour autant, je n’ai pas envie de voir la gauche suisse se déchirer comme la gauche française.» Elle semble pourtant en prendre le chemin. (Lire aussi Tartuffe à la plage.)