Enquête. Procédures délirantes, explosion des coûts, retards qui s’accumulent… Les récentes réformes n’ont pas rendu la justice plus efficace. Elles ont même eu l’effet inverse.
Yaël Hayat a le blues. La célèbre avocate genevoise considère que la justice de son canton est à bout de souffle: «On a infiniment régressé ces récentes années, soupire-t-elle de sa voix rauque. On a réduit les moyens de parvenir à une bonne justice. Le système s’est asséché. Les juges rendent des verdicts souvent sur dossier et la place pour les débats est de plus en plus infime. On administre la justice, alors qu’autrefois on la consacrait.»
Le constat n’est pas limité à Genève. Ancien bâtonnier de l’ordre des avocats jurassiens, Alain Steullet observe que «la justice pénale est plus lente qu’auparavant». Pis, «elle est devenue lourde». Un avis partagé par son confrère Jean-Cédric Michel, avocat genevois: «Ce système ne satisfait personne. Près de 100% des utilisateurs du système judiciaire en sont mécontents. Et dans 90% des cas cette frustration est fondée. Si la justice était une entreprise privée, personne ne travaillerait avec elle. Mais, vu qu’elle dispose d’un monopole, elle peut se permettre n’importe quoi.»
Une succession de réformes
Pour expliquer ces dysfonctionnements, les acteurs du monde judiciaire citent les multiples réformes mises en place ces dernières années: en 2009, l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur le Tribunal fédéral; deux ans plus tard, la réforme des codes de procédure pénale et de procédure civile, et en 2013 la révision du droit de la protection de l’adulte et de l’enfant. A ces transformations majeures s’ajoutent également de nombreux changements cantonaux: à Fribourg, une profonde réorganisation du pouvoir judiciaire mise en place dès 2007; une refonte complète de l’architecture de la justice neuchâteloise en 2011, et deux ans plus tard, à Genève, l’entrée en vigueur d’une nouvelle Constitution.
Ces modifications législatives n’ont pas seulement changé la pratique du droit dans les différents cantons. Elles ont aussi abouti à la création de nouvelles entités, comme le Conseil de la magistrature à Fribourg ou la Chambre constitutionnelle de la cour de justice à Genève, que les institutions cantonales ont dû se charger de mettre en place. Résultat: les systèmes judiciaires romands se sont retrouvés submergés par le changement. «Ces réformes ont bouleversé le travail du personnel et des magistrats, observe Patrick Becker, le secrétaire général du pouvoir judiciaire genevois. Notre personnel devait, en plus, traiter les affaires du quotidien et préparer l’arrivée de ces changements. C’était trop.»
Des troubles qui auraient aussi une origine… culturelle. «Ces remaniements se sont inspirés en large partie des codes de procédure mis en place dans le canton de Zurich, au fonctionnement germanique, explique le professeur Yvan Jeanneret, spécialisé en procédure à l’Université de Genève. Or, les systèmes judiciaires romands, en particulier la justice genevoise, sont calqués sur le modèle français, au fonctionnement philosophiquement différent.»
Des lourdeurs administratives
Les réformes ont aussi «multiplié les démarches administratives et les actes formels de procédure», selon Patrick Becker. Des remarques partagées de manière unanime dans tous les cantons romands et qui concernent en particulier le domaine pénal. «Auparavant, certaines affaires d’importance mineure pouvaient être classées sans grand formalisme, par exemple lorsqu’elles étaient de nature manifestement civile, comme une querelle entre deux voisins au sujet d’une haie mal taillée, explique le secrétaire général. Aujourd’hui, des actes d’instruction sont inévitables, quelle que soit l’importance du litige.»
Du côté de la justice civile, les juges ont aussi hérité d’un devoir d’intervention accru, qui les force par exemple à interpeller les parties lorsque leurs écritures ne sont pas claires, à aider les parties à compléter leurs allégations, ou encore les oblige à motiver le rejet de mesures provisionnelles urgentes.
Ces révisions législatives ont également abrogé certaines institutions clés qui, pour certains, garantissaient l’exécution d’une bonne justice. Exemple avec la disparition du jury populaire, cher à de nombreux avocats, mais aussi la suppression du juge d’instruction, qui s’occupait de la collecte des preuves.
«C’est désormais le procureur qui assume cette charge et qui soumet ensuite l’affaire devant le tribunal, indique Yaël Hayat. Le procureur a ainsi une double fonction: investiguer puis soutenir l’accusation à l’appui de sa propre enquête. L’instruction porte déjà les prémices de l’accusation, puisqu’elle est menée par le même homme. Comment peut-on attendre d’un magistrat qu’il instruise également à décharge dans son rôle d’enquêteur puis exclusivement à charge dans son rôle d’accusateur? Un regard qui envisage puis qui dévisage, c’est un regard totalement schizophrène.»
Enfin, les avocats déplorent des procès devenus trop techniques. «La justice a énormément perdu de sa transparence, explique Jean-Marc Carnicé, le bâtonnier de l’ordre des avocats genevois. Certains procès se font sans entendre de témoin ou d’expert.»
Pour Yaël Hayat, le changement empêche le déroulement d’une justice de qualité. «Il y avait de véritables garde-fous qui ont disparu, dit-elle. Le contrôle de la détention s’exerce désormais à huis clos. Surtout, avec la suppression du jury populaire, on a sacrifié l’oralité des débats en n’auditionnant presque plus de témoins. Le procès était l’étape ultime et décisive où tout était remis en cause, tout pouvait encore se produire, parfois même basculer. Aujourd’hui, cela me consterne que par exemple une affaire d’assassinat puisse être jugée en un ou deux jours, que des peines de prison infiniment lourdes puissent être prononcées après quelques heures seulement d’audience, que l’on soit rétif au doute, au questionnement. Si demain le procès devait se limiter à entériner des convictions qui le précèdent, ce serait un procès alibi, c’est ce que nous devons craindre et, évidemment, combattre.»
L’accumulation des retards
Le travail à abattre par la justice romande a aussi augmenté. A Genève, le nombre de procédures pénales traitées chaque année par le Ministère public s’est accru de près de 50% entre 2011 et 2014. Autre exemple, la hausse des procédures administratives, qui ont progressé de 34% depuis 2012 en première instance. Et le canton a constaté une croissance encore plus marquée dans les procédures en matière de droit des étrangers, en particulier dans le contrôle des mesures de détention administrative (+ 179% depuis 2013).
A Fribourg, un juge de paix à 100% «traite plus de 1000 dossiers en cours», une «masse de travail qui dépasse largement le quota admissible», estime le rapport annuel présenté par le Conseil de la magistrature du canton, et de nombreuses cours accusent des retards «significatifs» et «permanents», comme la cour des assurances sociales. «Les nouveaux codes ont été instaurés pour simplifier le travail et rendre la justice plus rapide, dit Jean-Marc Carnicé. Mais le résultat est que la justice en 2016 est plus compliquée, coûte plus cher et n’est en tous les cas pas administrée plus vite.»
Dans le canton de Genève, le taux de procédures pénales réglées en moins de douze mois est passé de 70,73% en 2009 à 60% en 2014; le taux de procédures civiles réglées en moins de douze mois est quant à lui resté identique, passant de 73,2 à 73,1%. Certaines cours accusent aussi des retards massifs, à l’instar des tribunaux d’arrondissement en matière de poursuites et faillites du canton de Vaud (15,5% des affaires liquidées en un à deux ans et 7,2% liquidées en plus de deux ans); tout comme les délais des tribunaux d’arrondissement en matière de droit de la famille (22,7% d’un à deux ans, 14,1% de deux à quatre ans, 2,3% plus de quatre ans), ou encore la cour des assurances sociales (26% des cas liquidés en plus de deux ans).
La lenteur de la justice exaspère ses usagers depuis longtemps. Le Zurichois Hans Rutschmann, conseiller national UDC entre 2004 et 2011, avait notamment déposé une motion sur la question en 2008. «Il y a énormément de procédures judiciaires et des procédures de recours qui traînent, lance-t-il. La justice peut prendre des années avant de rendre une décision.»
Selon lui, ce retard aboutit à de graves inégalités. «C’est une source claire d’injustice. Qui peut se permettre un procès qui dure des années? Cette lenteur engendre des coûts importants, dit-il. En plus de cela, puisqu’il faut attendre des mois avant que les instances juridiques tranchent une question, de nombreuses personnes ne peuvent plus prendre de décision, que ce soit dans leur vie privée ou professionnelle. C’est un véritable cauchemar pour ces personnes.» A l’époque, le politicien avait proposé d’introduire des délais précis aux instances judiciaires, «avec des possibilités d’exception pour les cas délicats ou compliqués», afin de régler les affaires plus rapidement. Aucune suite n’avait été donnée à sa proposition.
Bien que Hans Rutschmann accuse les institutions de ne pas respecter des délais, une partie de la faute revient aussi aux professionnels de la justice, explique Philippe Nantermod, conseiller national PLR et avocat valaisan. «Je suis actuellement emmêlé dans une affaire où la partie adverse a demandé douze prolongations. Demander des prolongations de délais fait partie de leur stratégie. C’est infernal.»
Comment éviter ces enlisements? «Il faudrait rendre les conditions d’octroi de prolongations de délais plus strictes; celles-ci sont notamment trop facilement données dans le canton de Vaud», estime Christian Bettex, ancien bâtonnier des avocats vaudois. Son confrère vaudois Rémy Wyler a lui aussi longuement réfléchi aux solutions à apporter pour accélérer le rythme de la justice. Il propose d’être plus souple avec les cas de moindre importance pécuniaire. «Une procédure simplifiée existe actuellement pour régler rapidement les cas d’une valeur litigieuse de moins de 30 000 francs, il faudrait augmenter ce seuil à 100 000 francs, estime-t-il. Cela permettrait de désengorger les autorités judiciaires.»
Une autre solution consisterait à forcer les juges à être mieux spécialisés. «Les avocats suivent tous des formations de spécialisation; en revanche, les juges, eux, ne sont que des généralistes, précise Rémy Wyler. D’abord, cela peut créer des problèmes d’interprétation du droit de la part des juges, qui connaissent moins bien la matière qu’un spécialiste. Ensuite, cela ralentit la justice, car un juge doit se plonger longtemps dans un cas avant de pouvoir rendre une décision.»
Pour les avocats et autres magistrats, il est désormais temps de revisiter le fonctionnement de la justice. «Un travail de réflexion doit être entrepris, dit Yaël Hayat. Il doit être intense puis être relayé auprès du pouvoir politique.» Une révision est déjà en train de se préparer. En 2017, une commission fédérale se penchera sur l’impact des réformes de procédure civile et pénale. «Nous avons l’espoir de faire changer les choses», dit Jean-Marc Carnicé.
L’explosion des coûts
Comment réformer les procédures sans augmenter, une fois de plus, les coûts de la justice? Les changements législatifs de ces dernières années ont considérablement gonflé son poids et son envergure. Les effectifs se sont renforcés partout, en particulier à Genève, où le pouvoir judiciaire disposait en 2014 de 579 emplois à temps plein, contre 396 en 2009 (l’année de l’entrée en vigueur la nouvelle loi sur le Tribunal fédéral). En Valais, le nombre de collaborateurs de l’appareil judiciaire est passé de 131,9 en 2007 à 170,5 en 2014. A Neuchâtel, de 105,7 en 2009 à 130 en 2014.
Un accroissement du personnel qui a naturellement participé à faire grimper les dépenses des instances judiciaires des différents cantons. Celles de la justice romande sont passées de 350 millions de francs en 2009 à 465 millions en 2014, soit une hausse de 33%. A Genève, elles ont évolué de 102 millions en 2009 à 160 millions en 2014 (+ 57%). A Fribourg, sur la même période, elles ont grossi de 16 millions (+ 30%). Dans le canton de Vaud, elles ont augmenté de 133 à 157 millions (+ 18%), toujours de 2009 à 2014.
Le prix des prestations est lui aussi parti à la hausse, passant par exemple de 4805 francs pour un divorce en 2011 à 16 900 francs en 2013 dans le canton de Genève, selon un calcul réalisé pour L’Hebdo par Anne Reiser, avocate spécialisée en droit de la famille.
Des renchérissements inévitables? «De nouvelles juridictions ont été créées, rappelle Patrick Becker. De plus, les nouveaux codes de procédure civile et pénale exigent davantage de travail. Il a fallu adapter les effectifs des autorités judiciaires, ce qui explique en majeure partie cette hausse des coûts.» A ces chiffres s’ajoutent également le déplacement de compétences au sein même des instances judiciaires. «Il s’agit de transferts de charges, le pouvoir judiciaire ayant repris dans son budget des charges figurant par le passé dans le budget des départements de l’administration cantonale», expose le secrétaire général. Un phénomène similaire s’est déroulé dans les autres cantons.
Une comparaison intercantonale est délicate, les différents ordres judiciaires comprenant différents organes en leur sein. Le canton de Genève incluant par exemple le Ministère public dans son budget, au contraire du canton de Vaud, où cette institution n’est pas rattachée à l’ordre judiciaire. L’Hebdo s’est néanmoins procuré les chiffres retenus par la Confédération, qui «se fondent sur le modèle comptable harmonisé (MCH2)» et qui – même s’ils sont imparfaits – permettent de réaliser la comparaison la plus réaliste possible aujourd’hui.
Cette hausse va-t-elle un jour s’arrêter? Difficile à dire, alors que les instances judiciaires des cantons romands présentent ces jours leur rapport d’activité 2015. D’un côté, les politiciens ont tendance à refuser d’accorder plus de deniers publics à une justice au budget déjà gonflé aux stéroïdes. «Le Conseil d’Etat refuse que nous engagions qui que ce soit», explique Jérôme Darbellay, président du tribunal fribourgeois. D’un autre, les autorités judiciaires croulent sous le travail. «Les réformes fédérales et autres modifications confient de nouvelles activités aux pouvoirs judiciaires et les cantons peinent à financer ces nouvelles activités, dit Patrick Becker. Sans une manne financière supplémentaire, la justice ne pourra pas être correctement exécutée.»
Quelques chiffres
343 millions de francs
Le coût net de la justice en suisse romande en 2014, soit la différence entre les dépenses et les revenus.
16 900
Le coût du divorce en 2013 dans le canton de Genève. il était de 4805 francs en 2011.
41%
L’augmentation du coût net de la justice dans le canton de vaud.
13 millions
La hausse budgétaire de la justice dans le canton de fribourg en cinq ans.