Récit. En cette année 1898, de retour à Londres après trente ans passés chez les «sauvages» d’Australie, l’explorateur Louis de Rougemont fascine le public et le monde scientifique avec ses «aventures extraordinaires». Personne ne le sait alors mais l’aventurier le plus célèbre du moment est un Suisse. Un Vaudois né Grin, un coquin à l’imagination débordante…
Méconnus en Suisse, les récits fabuleux d’Henri-Louis Grin, jeune paysan du Nord vaudois, ont eu un écho phénoménal outre-Manche et outre-mer. L’aventurier a même eu droit à sa statue de cire chez Madame Tussauds. C’est l’histoire de cet enfant de Gressy, retracée grâce à une consultation systématique des archives de journaux anglophones dès le milieu du XIXe siècle, que raconte un livre en deux parties *: La véritable histoire du Vaudois Henri-Louis Grin suivie de son autobiographie fantasque, les Incroyables aventures de Louis de Rougemont telles que dictées par l’aventurier à son retour des terres inexplorées d’Australie. Alors, Louis de Rougemont, explorateur ou affabulateur? L’Hebdo vous livre des indices en primeur.
Sa Jeunesse
Vendredi 12 novembre 1847, hameau de Gressy. La guerre du Sonderbund bat son plein lorsque Jeanne Grin, 26 ans, met au monde «par une nuit un peu fraîche» Henri-Louis, son cinquième enfant. […] Les temps à la campagne ne sont pas à la fête. Henri-Louis a 10 ans à peine quand la décision est prise: la famille quitte Gressy pour rejoindre «la ville», 5 kilomètres plus au nord. Adieu bétail, terres, misère! Le père, Samuel – 28 ans et déjà soiffard – sera désormais charretier de ville à Yverdon et Henri-Louis travaillera à ses côtés.
Louis de Rougemont: Je suis né à Paris en 1844. Mon père était un prospère marchand de chaussures en gros mais sa mort laissa ma mère dans de grands embarras. J’avais environ dix ans lorsqu’elle prit le parti de retourner en Suisse dont elle était originaire. Nous nous rendîmes d’abord à Montreux où je reçus ce que je possède d’instruction. Puis dans d’autres régions. J’ai visité de nombreuses villes, parmi lesquelles Lausanne, Genève et Neufchatel. […]
Premiers voyages
Après quelques expériences comme domestique dans la région, le jeune Grin, 16 ans, va trouver la place qui lui permettra de quitter le Nord vaudois et d’enfin découvrir le monde. En veine, le gamin! Une célèbre actrice anglaise, spécialisée dans le répertoire shakespearien, vient justement d’arriver en Suisse. Elle engage le jeune paysan comme «footman». Henri-Louis la suivra dès lors dans toutes ses tournées et déplacements: Angleterre, France, Italie…
J’avais dix-neuf ans quand la passion des voyages s’empara de moi. Je persuadai ma mère que je trouverais, dans les colonies françaises de l’Extrême-Orient, un emploi à mon activité; elle me donna sept mille francs, comme base d’une carrière quelconque. J’allai d’abord au Caire. De là, je me dirigeai vers Singapour. C’est dans cette dernière ville que le hasard me mit en rapport avec un pêcheur de perles hollandais. Nous devînmes très vite camarades. Il me dit qu’il avait un petit schooner de quarante tonneaux, le Vieilland, qui allait nous emmener en Nouvelle-Guinée. […]
Arrivée en Australie
Fin 1874, Louis, qui réside à Londres, entend parler d’une famille qui part dans les colonies, les… Robinson. Y voit-il un signe du destin? Grin saute sur l’occasion et prend l’océan avec ses nouveaux maîtres, Sir William Cleaver Francis Robinson, gouverneur de l’Australie-Occidentale et Méridionale, Lady Robinson, leurs deux enfants, une femme de chambre et quelques autres passagers, parmi lesquels un certain Coulson… Henri-Louis vit désormais à Perth, à 14 000 km de son village natal, aux antipodes de la Terre.
Le courant m’entraîne toujours; en quelques minutes le bateau est pris dans un tourbillon dangereux dont il fait plusieurs fois le tour avant que je réussisse à me dégager. Ensuite, je suis poussé si près des rochers que je ne les tiens pas sans peine à longueur d’aviron.
Une horde de géants noirs entièrement nus hérisse la falaise, court parmi les rochers. Je puis voir leurs gesticulations menaçantes. Ils m’envoient des flèches. Ensuite c’est une volée de boomerangs; j’ai conservé plusieurs spécimens de cette arme curieuse taillée en forme de faucille dans un bois très dur. Bien lancée, elle peut faire beaucoup de mal. La vue du boomerang me révèle que je dois approcher du continent australien.
En mer
Grin est désormais le propriétaire d’un drôle de cotre de 12 mètres de long grâce auquel Louis compte faire fortune en amassant des huîtres perlières… Après plusieurs mois d’allers et venues, le capitaine est prêt à partir à l’aventure. Lorsque le bateau quitte le port le 29 novembre 1876, quatre hommes sont à son bord parmi lesquels John Riley, alias Black Country Jack, alias Collier Jack […] Grin est retrouvé dans son bateau quelque temps plus tard alors qu’il mouille près de Cooktown, au nord-est du continent. Le Vaudois vient de vivre des heures atroces […]
L’île sur laquelle le destin m’avait jeté était un banc de sable de cent mètres de long sur vingt de large. Aucune apparence de vie animale, sauf des oiseaux; beaucoup de pélicans surtout. Aucun vestige d’eau douce.
Comme je cherchais l’endroit le plus favorable pour camper, mes yeux tombèrent sur des débris que je reconnus avec horreur. Auprès d’un trou circulaire creusé dans le sable, gisait un fragment de crâne humain. Çà et là, des ossements étaient épars. En les suivant à la trace poussiéreuse qu’ils faisaient sur le sol, je découvris seize squelettes couchés côte à côte. Quel présage lugubre me mettait d’abord en présence de cette vision de mort? Cette île où le hasard m’avait jeté, était-ce quelque cimetière préparé pour moi dans sa ceinture de flots?
Mariage
Un jour, alors qu’il entre dans un magasin pour acheter des bricoles, Grin tombe sous le charme d’une jeune beauté. Elle s’appelle Elizabeth Jane, fille d’Albert George Ravenscroft, le propriétaire du magasin. Elle a 15 ans. Lui 34. Louis veut la faire sienne, quitte à lui donner son nom. Alors il multiplie ses visites à la donzelle. Elizabeth est à son tour charmée par ce bel homme. Et, le 3 avril 1982, après lui avoir conté fleurette durant une année, «Henry Louis Grien» épouse Elizabeth Jane Ravenscroft à Newtown. Le couple s’installe à Petersham, près de Sydney. Enfin, s’installer n’est pas le mot. Le mariage est une chose, les aventures en sont une autre. Et Louis n’a pas l’intention de laisser filer ses rêves […].
Par une belle après-midi, je sortais de ma hutte quand je vis deux chefs, en peinture d’apparat, magnifiquement coiffés de plumes, s’avancer, conduisant entre eux une jeune Noire d’agréable apparence. La foule les suivait fort émue. L’un des chefs m’offrit une de ces terribles massues de bois avec un gros nœud à chaque bout que l’on appelle waddy. En même temps il me faisait signe d’asséner un coup sur la tête de la jeune fille. Pas de doute. Un festin de chair humaine se préparait. On m’amenait la victime, je devais l’abattre de mes mains. C’est un honneur que l’on accorde volontiers à l’étranger de distinction. Ainsi les monstres m’associaient à leurs mœurs barbares! Ils allaient faire de moi un bourreau. J’étais muet d’horreur. A ce moment critique je résolus de résister, dût-il m’en coûter la vie. […]. Ma nouvelle épouse tomba prosternée à mes pieds.
Scaphandre et festin
Après avoir travaillé sur un extracteur automatique de pommes de terre qui ne fonctionne pas, Grin est toujours à la recherche de l’invention qui fera sa fortune. Cela tombe bien: il vient de rencontrer un ingénieur de renom qui a développé et patenté une machine de plongée pour l’industrie perlière, une sorte de grande chaudière dotée de deux roues. Grin se passionne évidemment pour cet univers et les deux hommes deviennent proches au point que le Vaudois […] va se réfugier dans sa maison. Il y rencontre l’inventeur d’un nouveau scaphandre. Ce sera sa nouvelle obsession.
J’avais été convié au festin triomphal. Cette fois, je ne me trompais pas. Ce qui allait faire les frais du repas, c’étaient ces cadavres […] Jamais l’imagination ne pourra concevoir de spectacle plus révoltant, plus ignoble. Je n’en pouvais plus et me réfugiai dans ma hutte, tâchant en vain d’y oublier l’enfer dont je sortais […].
Feu!
En mer, les choses se gâtent. Furieusement. Non que l’océan soit démonté mais bien les hommes. Des bagarres éclatent sur le bateau. Tous sont armés et sortent leur revolver à la moindre contrariété. Grin et son second n’osent plus sortir sur le deck de peur d’être tués. […]
Dès que nous fûmes en vue, je me dressai sur l’avant, et, agitant ma pagaie, je hélai l’équipage de la goélette. Les femmes, mêlant leurs voix à la mienne, appelaient de toutes leurs forces. Nos cris où se confondaient l’angoisse, la joie, la crainte n’avaient plus rien d’humain. Pas une voix ne répondit à nos cris, pas un signe, pas un geste. Rien!
Ce silence, ce mystère devenaient alarmants. Des hommes étaient là pourtant, cachés derrière les bordages. Je sentais leur présence, je les devinais occupés à une manœuvre dont le but m’échappait. Mais pourquoi évitaient-ils de se montrer? Des regards humains nous guettaient derrière les écoutilles. Quelque chose se préparait? Qu’allait-il se passer? D’où venait cette irritante sensation d’inconnu? D’où venait que peu à peu la goélette prenait un air de bête méchante qui se replie sur elle-même, rassemble ses forces, prête à l’attaque?
Tout à coup, j’éprouvai une douleur cuisante […].
Retour à la civilisation
Chaque jour, en s’ajoutant aux jours précédents, ne faisait qu’augmenter ma fièvre de retour. Mon bateau avait été brisé par la baleine; je ne pouvais, faute d’outils, essayer d’en construire un autre. La voie de mer m’était fermée; je résolus de fuir par terre et de gagner la pointe extrême du continent australien, le cap York où passent fréquemment des bateaux. Mes préparatifs terminés, restait à savoir si mes amis cannibales me laisseraient partir.
Le jour du Nouvel An, le Suisse embarque pour Londres sur le vapeur S. S. Waikato. Il y a trouvé une place d’assistant steward. Un travail dont il n’est pas peu fier et qui lui fera dire: «Je crois avoir donné entière satisfaction au Captain Croucher.» Sur le Waikato, le Vaudois fait aussi des expériences paranormales […]
Et voici le comte de Rougemont
Maigre et marqué, Grin débarque à Londres en mars 1898, sans bagage aucun. De son modeste logement de Soho, le Vaudois écrit à son frère resté au pays pour lui annoncer le projet qui fera de lui un homme riche et célèbre: le livre de ses aventures en Australie […]
Par un bel après-midi d’avril 1898, un noble français, nommé Louis de Rougemont, un Parisien né au boulevard Haussmann, se rend au tout aussi exclusif Carlton Club à Piccadilly et présente sa carte à John Henniker Heaton, député de Canterbury, Kent. John Henniker Heaton est très impressionné par l’attitude aristocratique de son visiteur. […]
Et de Rougemont d’aller trouver le patron du World Wide Magazine dont la devise – «La vérité est plus étrange que la fiction» – va comme un gant à Grin, Grien, Green et de Rougemont… Ce que va lui apprendre «le comte de Rougemont» dans son bureau de Southampton Street fera oublier à Fitzgerald, le rédacteur en chef, jusqu’aux actualités les plus brûlantes qui agitent alors Londres […]. Le journaliste est hébété. Il fait amener deux whiskys secs puis un sténographe, à qui le «Français» se met à dicter avec enthousiasme ses formidables Mémoires non sans subir des contre-interrogatoires du rédacteur en chef pour s’assurer de leur authenticité […].
La fortune et la gloire, enfin
Le premier volet des Adventures of Louis de Rougemont As Told by Himself paraît en août 1898. Il fait l’effet d’une bombe. Un naufrage, des sauvages, des poulpes géants, des baleines immenses, des alligators inquiétants, des tortues à chevaucher, des repas faits de rats et de serpents et, bien sûr, les cannibales, dont de Rougemont est le chef. Les aventures du «roi des cannibales» s’arrachent en Angleterre, à l’étranger, outre-mer. Le tirage du magazine explose. «Captivés, les lecteurs des cinq continents attendent, impatients, la suite de ces fabuleuses aventures», écrit Frank Clune dans The Greatest Liar on Earth publié en 1945 […].
A Londres, Louis de Rougemont est au zénith de sa gloire. John Tussaud en personne prépare sa statue de cire; le Wide World Magazine s’arrache de plus belle; toute la ville parle du «roi des cannibales». Même chose à l’étranger. Les lettres et les télégrammes affluent des quatre coins du monde. Tous veulent obtenir les droits de son incroyable récit […].
La première conférence de l’aventurier se tient durant le congrès annuel de l’Association britannique pour le progrès de la science à Bristol le 15 septembre 1898. L’attrait est tel que le Princes Theatre ne peut accueillir toute la foule qui se présente. […].
Les premiers doutes
Mais voici qu’arrivent les doutes. Au point que Sir George Newnes, propriétaire du Wide World Magazine, est contraint d’admettre publiquement que Grin et de Rougemont ne font qu’un […].
Le Daily Chronicle s’empare de l’affaire, ses plus fins limiers sont mobilisés […].
Des chansons le moquant sont écrites, des pièces de théâtre jouées. Des livres évoquant les aventures du «plus grand menteur du monde» seront publiés aux quatre coins du monde anglophone […].
Les conférences de l’explorateur continuent pourtant d’être agendées dans toute l’Angleterre […].
Rebondissements en cascade
1906. Et voilà de Rougemont prêt à apporter encore une preuve de sa bonne foi. Il prépare un événement dont tout Londres parle. La foule est venue en nombre voir l’incroyable. L’excitation est immense […].
Tous les journaux parlent d’un «exploit». Non, de Rougemont est tout sauf «un novice» comme tous l’avaient pensé. Peut-être ses aventures sont-elles bien réelles, avancent les journaux, qui concluent avec cette phrase tant espérée du Vaudois: «De Rougemont a retrouvé en partie sa réputation.» Le Suisse savoure sa victoire, sa revanche. Gonflé à bloc, Grin va enfin pouvoir montrer à tous ceux qui se sont moqués de lui de quoi il est capable […].
Il lui reste quinze ans pour le démontrer. Quinze ans au cours desquels les péripéties d’Henri-Louis Grin vont continuer à faire danser la rumeur. Quinze ans surtout pour hurler sa vérité:
«Moi, Louis de Rougemont, déclare solennellement et sincèrement que les récits de mes aventures en Australie, telles que publiées, sont absolument véridiques.»
* «La véritable histoire du Vaudois Henri-Louis Grin» suivie des «Incroyables aventures de Louis de Rougemont». De Florence Perret. 319 pages, Editions C’était hier, Lausanne (29 francs). Commande sur www.cetaithier.ch/boutique ou par mail à info@cetaithier.ch
La journaliste sera présente au Salon du livre et de la presse à Palexpo-Genève sur la place des Voyages, lors d’une rencontre le samedi 30 avril à 10 h suivie, dès 10 h 45, d’une séance de dédicace.