Mehdi Atmani
Enquête. En Suisse, trois universités et l’EPFL coopèrent avec la société américaine Coursera pour fournir des cours en ligne gratuits, les MOOC. Un partenariat délicat, qui pose des questions sur la protection de la sphère privée et la propriété intellectuelle des contenus.
La municipalité californienne de Mountain View, au sud de la baie de San Francisco, est réputée pour ses larges avenues, la clémence de son climat et ses prestigieux résidents: AOL, Google, LinkedIn, Nokia, Adobe Systems. Tous les grands acteurs du numérique ont élu domicile sur cette petite parcelle de 31 kilomètres carrés, au cœur de la Silicon Valley. Depuis 2012, ils sont tout heureux de compter parmi leurs voisins Coursera, la plus grande université du monde: 17,1 millions d’étudiants issus de 196 pays.
C’est au numéro 381E, sur l’Evelyn Avenue, que la start-up révolutionne l’enseignement académique avec son produit phare: les Massive Open Online Courses, plus connus sous l’acronyme MOOC. En à peine quatre ans, l’entreprise fondée par Daphne Koller et Andrew Ng – deux professeurs de l’Université Stanford – est devenue leader mondial sur ce marché. Elle propose l’accès gratuit aux vidéos pédagogiques, tutoriels, forums de discussion, examens et contenus de 1576 cours en ligne donnés par 140 universités de par le monde, dont Princeton et Yale aux Etats-Unis ou Normale Sup en France.
Coursera ne délivre pas de diplômes, mais des certifications qui, elles, sont payantes. Les étudiants inscrits accumulent des points en répondant à des tests en ligne sur la matière de leur MOOC. La start-up promet des exigences en termes de suivi et d’évaluation aussi élevées que pour les étudiants réguliers. Pour ceux qui le désirent, ces points donnent lieu à une certification, c’est-à-dire à l’achat (50 dollars) d’une attestation de participation. C’est d’ailleurs par la magie des MOOC que l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) revendique 1 million d’étudiants, au lieu des 10 000 que compte le campus.
En Suisse, l’EPFL, ainsi que les universités de Genève, Lausanne et Zurich, ont toutes signé un partenariat, notamment, avec Coursera. Il s’agit plus précisément d’un accord de diffusion. Les hautes écoles s’engagent, à leur charge, à proposer des enseignements en ligne. Chaque MOOC s’échelonne en moyenne sur sept semaines, à raison de deux heures hebdomadaires. Ce sont elles qui sélectionnent les contenus dont elles ont l’entière propriété. En revanche, elles autorisent la start-up californienne à publier ces cours sur sa plateforme. Les coûts de diffusion sont à ses dépens.
Une mine d’or d’informations
Si Coursera se targue sur son site web de démocratiser l’enseignement supérieur en permettant, par exemple, à des étudiants du Mozambique de suivre des cours à Princeton, elle est d’abord un coffre-fort de données sur lequel elle veille jalousement. Outre le contenu des enseignements, la start-up consigne les informations personnelles des étudiants: âge, sexe, origine, plan de cours, résultats d’examens, compétences, horaires de travail. Que fait-elle de ces informations?
Le professeur de mathématiques à l’Université de Zurich Paul-Olivier Dehaye a voulu le savoir. En 2014, ce Romand titulaire d’un doctorat de l’Université Stanford s’est penché sur les conditions générales de Coursera. Dans son MOOC, il entend démontrer l’étendue de la collecte de données faite par la start-up. Pour mener ses travaux, le chercheur demande donc formellement à Coursera l’ensemble des informations liées à son cours et à ses 8000 participants inscrits, mais Coursera ne lui fournit pas les informations demandées.
«J’ai découvert que la start-up stockait toutes les données relatives aux cours et aux étudiants inscrits, explique le professeur. Ce qui pose plusieurs problèmes, concernant tant la propriété intellectuelle des contenus mis en ligne que la protection des données des étudiants et de leur sphère privée.» Transmises à tiers, ces informations constituent une manne intéressante pour des employeurs ou des recruteurs. En 2012 déjà, Coursera étudiait la possibilité de mettre en relation des étudiants avec des entreprises.
Pressions sur l’Université de Zurich
Fort de ce constat, le professeur de mathématiques décide de ne plus enseigner sur Coursera et exhorte ses étudiants à en faire de même. La start-up californienne sort alors de son silence. A la fin du mois de juin 2014, elle appelle l’Université de Zurich pour lui signaler que les manœuvres de son professeur sont contraires aux dispositions contractuelles. Elle menace de suspendre sa coopération. Dans un e-mail, Coursera fixe un ultimatum de vingt-quatre heures à Paul-Olivier Dehaye pour qu’il restaure ses supports de cours sur la plateforme. Il refuse tant que Coursera n’accède pas à sa demande.
Quelques jours plus tard, «je découvre la perte de mes droits d’administration du cours. Son contenu a été réintroduit à mon insu. Quant à mes commentaires sur le forum, ils ont été masqués. Je ne sais pas très bien qui a pris la décision.» Coursera ou l’université? Cette dernière se retourne également contre son professeur, qui n’a pas le droit d’interrompre un cours. Elle entame alors une enquête interne sur son employé. Elle durera jusqu’à la fin du mois de septembre 2014. Les deux parties finissent par signer un accord de conciliation pour mettre un terme à leur différend. Paul-Olivier Dehaye a pris la décision de quitter le monde académique à l’automne prochain.
Procédure «Safe Harbor» à New York
Dans l’intervalle, il n’abandonne pas son combat. Au mois de mars 2015, l’ex-professeur poursuit la start-up californienne en justice aux Etats-Unis pour obtenir d’elle toutes les données le concernant. La procédure dite «Safe Harbor» est toujours pendante devant un tribunal d’arbitrage de New York. Dans un courrier, Coursera affirme «agir en vertu de l’accord Safe Harbor» conclu entre les Etats-Unis, l’Union européenne et la Suisse. En vigueur depuis quinze ans, il permet aux entreprises américaines de faciliter le transfert des données personnelles de leurs utilisateurs vers les Etats-Unis. Mais Coursera ajoute que les informations demandées par Paul-Olivier Dehaye «ne relèvent pas du champ d’application de [sa] politique Safe Harbor». La renégociation en cours de cet accord va-t-elle changer la donne?
Pour Jean-Philippe Walter, préposé fédéral ad interim à la protection des données et à la transparence, il est clair que «les professeurs jouissent de l’entière propriété intellectuelle de leurs supports de cours. De même que les étudiants doivent avoir le contrôle de leurs données personnelles.» Il reconnaît malgré tout qu’«une entreprise ou une institution suisse utilisant un service aux Etats-Unis n’a aucun moyen de faire pression sur la législation américaine, qui se doit de respecter les exigences du droit suisse en matière de protection des données».
Garantir son indépendance
A Lausanne, l’EPFL veille de très près au respect de la confidentialité des informations fournies par les utilisateurs de ses MOOC. «Nous travaillons en continu avec plusieurs juristes pour nous assurer que les conditions de stockage des données par les éditeurs de cours en ligne sont compatibles avec le droit suisse, souligne Pierre Dillenbourg, directeur académique et responsable stratégique de la plateforme moocs.epfl.ch. C’est un travail permanent, ainsi qu’un vrai souci pour nous et nos étudiants de garantir qu’il n’y a pas d’abus.» L’école polytechnique, qui est «propriétaire de ses contenus», a développé plusieurs solutions pour «anonymiser les données des utilisateurs de MOOC «epflien». Quant aux autres…
D’autre part, l’EPFL a noué plusieurs partenariats avec l’éditeur de MOOC Coursera, mais aussi avec son concurrent edX. «C’est une stratégie pour nous donner une certaine indépendance, ajoute Pierre Dillenbourg. Mais l’idéal serait que les éditeurs américains hébergent les informations en Europe. La protection des données est un domaine qui bouge très vite et qui nous pose beaucoup de questions. Avec l’invalidation du Safe Harbor, il va nous falloir renégocier notre contrat avec Coursera et edX. Cette problématique ne touche pas que les MOOC, mais d’autres services informatiques, par exemple le cloud.»
En Californie, les polémiques européennes en matière de protection des données ne semblent pas freiner la croissance boulimique de Coursera. Quatre ans après sa naissance, la start-up américaine diversifie ses activités. En plus des universités, elle a noué des partenariats commerciaux avec les mastodontes d’internet Google, Instagram et Cisco. Coursera espère ainsi tester de nouveaux modèles de monétisation en développant des programmes de formation continue payants destinés aux entreprises.